Les associations comme un « tiers-secteur »
Il est possible de distinguer une première approche, celle des tenants du « tiers-secteur », qui mettent en avant « l’originalité de l’association en tant qu’organisation productive » (Laville & Sainsaulieu, 1997, p. 269), créatrice d’emploi (Roustang, Laville, Eme, Mothé & Perret, 1996). Les « entreprises associatives » (Marchal, 1992 ; Laville & Sainsaulieu, 1997) ne sont pas de simples « entreprises » : à côté de la dimension économique coexiste une dimension politique et démocratique (Caillé & Laville, 1998). Les tenants de cette approche soulignent la présence de travail bénévole et salarié – « fait saillant de la vie associative », « spécificité » (Cary & Laville, 2015) du monde associatif – et nous invitent à l’étudier non seulement comme espace de production mais aussi de délibération.
L’objectif de ces auteurs est alors « d’élaborer une philosophie politique qui ne raisonnerait pas d’abord depuis le point de vue du marché et de l’État, mais de celui des citoyens « associés » » (Caillé & Laville, 1998). Alain Caillé et Jean-Louis Laville ajoutent : « N’estil pas temps, grand temps, d’amorcer un cheminement inverse en partant de la thèse que l’association est et doit être au cœur du rapport social, lorsque celui-ci ne se réduit pas à la contrainte ? Et que, dès lors, elle n’est rien d’autre que la démocratie en acte ? Et réciproquement. La question se pose d’autant plus en cette fin de millénaire qu’il apparaît chaque jour plus clairement qu’on ne peut plus tout miser uniquement sur les deux grands systèmes spécifiques de la modernité, le marché et l’État ; ni sur les deux grandes idéologies politiques qui s’en sont faites les hérauts, le libéralisme et l’étatisme économiques.
Marché et État ne sont plus en mesure, à eux seuls, de procurer emploi, activité, dignité et estime de soi à tous. D’où la nécessité de faire émerger, à côté d’eux et en interaction avec eux, un troisième pilier, à la fois économique, éthique et politique, la société elle-même en somme, dont le fer de lance serait constitué par les associations. » (Caillé & Laville, 1998) Ces auteurs, dans une posture très tocquevillienne, se font ainsi autant les théoriciens que les promoteurs « partisans » (Bachet, 2000) de l’esprit associationniste. Aussi, pour les auteurs qui s’inscrivent dans cette perspective, il s’agit de ne pas oublier la fonction « d’avant-garde » (Bloch-Lainé, 1994) que peuvent remplir les associations. Pour Laville & Nyssens (2001) les activités des associations ne sont pas juste le produit du « public » mais résultent d’interactions entre les initiatives associatives et les politiques publiques.
Ces auteurs soulignent même que les associations participent activement à l’élaboration de la régulation publique, détectent de nombreux besoins sociaux et participent à l’élaboration des politiques publiques. Prenant l’exemple du secteur de la solidarité, Céline Marival (2011) nous explique que les associations et les pouvoirs publics peuvent difficilement être pensés de manière séparée. Les missions poursuivies par ces associations et la nature des services qu’elles délivrent sont articulées avec l’action des pouvoirs publics et dépendent de ressources publiques.
Les associations ont une place centrale dans la mise en œuvre des politiques publiques sociales et médicosociales, à tel point que l’on assiste à un « brouillage des frontières » entre ces organisations. Céline Marival s’interroge : sont-elles de « purs opérateurs fonctionnels » (Lafore, 2010) aux dépens de leur fonction « politique » ? Céline Marival (2011) propose de regarder le rôle politique des associations au-delà de leur fonction économique, d’étudier leur rôle dans la coconstruction des politiques publiques. Dans le secteur médico social, elle montre que les associations ont participé activement à la détection de besoins sociaux, que ce n’est qu’ensuite que la réglementation a reconnu ces nouveaux besoins à satisfaire et a pris en charge ces nouvelles prestations. Si ces auteurs insistent sur le rôle actif des associations dans l’élaboration des politiques publiques, d’autres insistent à l’inverse, comme nous allons maintenant le voir, sur la prégnance des pouvoirs publics sur les structures loi 1901.
L’impact de la contractualisation sur la gestion des structures
Étudiant le développement de la contractualisation entre pouvoirs publics et associations, certains auteurs montrent que cette logique « marchande » est productrice de normes et de standardisation de l’offre associative (Lipsky & Smith, 1989-1990). Ainsi, pour Tonkiss et Passey, le développement progressif depuis les années 1980 de la « culture du contrat » au RoyaumeUni va participer au développement des normes. « The result of this change has been that public bodies regulate the voluntary sector by establishing precise, measurable and binding performance criteria and output controls in exchange for funding »7 (Tonkiss & Passey, 1999, p. 268). Ces auteurs rejoignent les travaux de Lipsky & Smith (1989-1990) aux États-Unis pour qui les associations tendent à standardiser leur offre et à adopter les normes du secteur public.
Pour ces auteurs, la privatisation de l’action des pouvoirs publics, ainsi confiée aux associations par le biais de contrats, va transformer le travail des associations et mettre en péril ce qui fondait leurs valeurs et leur légitimité vis-à-vis de leurs publics. Parallèlement à cet alignement des associations sur les normes publiques, Russell, Scott et Wilding (1996) ajoutent que les organisations du voluntary sector du Royaume-Uni sont davantage mises en concurrence, confrontées à l’incertitude des pouvoirs publics en ce qui concerne aussi bien leurs stratégies que leurs financements, incertitude qui se traduit par une action publique court-termiste.
Qui plus est, la fragmentation du contrôle de l’État (Oliver, 1991) – en raison de la dévolution en ce qui concerne le RoyaumeUni – entraîne la naissance de pressions institutionnelles qui lui seraient concurrentes et engendre ainsi des pressions contradictoires. Cela pourrait paraître paradoxal : la culture de contrat met continuellement l’accent sur l’efficacité, « asking « more for less » from providers » (Davies, 2011), selon une approche qualifiée par Cunningham (2008) et Hemmings (2011) de « business-like approach to management ». Pour Cunningham, les associations sont poussées à adopter de nouvelles normes de qualité, de prestation de services plus business-like. Cela se décline notamment dans la gestion des ressources humaines en termes de discipline, d’uniformisation des pratiques de recrutement, d’organisation, etc.
En France, Michel Chauvière (2010) illustre les transformations entraînées par la contractualisation en ayant recours au néologisme de « chalandisation » pour décrire les transformations entraînées par la culture du résultat : « le social c’est du business ! » et les associations reprennent à leur compte les logiques des entreprises lucratives, appelées à être « génératrices de résultats ». Si selon ces auteurs les associations se comportent davantage comme des entreprises lucratives, Viviane Tchernonog montre pour sa part que, pour répondre à la demande sociale grandissante, le secteur associatif a vu le poids des financements privés augmenter, et plus particulièrement de la participation des usagers au service rendu. Le développement de la vente aux usagers est un phénomène « qui n’est pas neutre ».
En effet, « il conduit les associations à orienter davantage leur projet et leurs actions vers des publics solvables ». Viviane Tchernonog (2013) observe que la participation des usagers est alors une variable d’ajustement. Face à la relative contraction de nombreux financements publics, les associations se tournent vers les usagers. Dans le même sens, Baines, Charlesworth et Cunningham (2013) remarquent pour leur part que le retrait, relatif ou non, des pouvoirs publics pousse les associations à faire appel à la générosité du public. Mais cela fonctionne de manière limitée. Faisant face à un sous-financement chronique, à l’insécurité financière des contrats publics, les associations redéfinissent leurs missions vers celles qui sont les plus rentables, efficaces ou avec le plus grand impact (Weerawardena, McDonald & Mort, 2010). Elles vont aussi mettre moins l’accent sur l’innovation que sur la collecte et la recherche de fonds (Lefèvre, 2007 ; 2011).
Les dispositifs nationaux aux marges limitées à destination des associations
Depuis les années 1970 et le « choc culturel » de mai 68 (Chevallier, 1981 ; 1986) le nombre d’associations, stable jusqu’alors, va exploser. Aujourd’hui encore ce phénomène continue : plus de 60 000 associations se créent chaque année (Tchernonog, 2013). Et alors qu’avant la seconde guerre mondiale, les terrains privilégiés des associations étaient l’éducation populaire, l’animation socio-culturelle, l’action socio-économique ; désormais les associations s’intéressent aussi aux loisirs, aux sports, aux activités artistiques et culturelles, à la santé, etc. « Elles investissent littéralement la vie quotidienne, l’aménagement, le logement, l’environnement et assument des responsabilités de gestion de plus en plus étendues. » (Chevallier, 1986) Ce développement du monde associatif a participé à sa structuration en réseaux et en fédérations. En 2011 (Tchernonog, 2013), 53 % des associations adhèrent à un réseau, ce chiffre monte à 67 % pour les associations employeuses.
Les réseaux, fédérations ou confédérations associatives13 font bénéficier à leurs membres des services pour consolider leurs organisations, que ce soit de l’information, de l’orientation, des outils de gestion, etc. Parallèlement, l’État a développé plusieurs dispositifs de soutien aux associations pour répondre à leurs différents besoins. Cette mission est historiquement portée par le Ministère en charge de la Vie Associative – en 2015 sous la tutelle du Ministère de la Ville, de la Jeunesse et des Sports. Il est possible de distinguer plusieurs dispositifs d’appui aux associations : des politiques publiques nationales et transversales à l’ensemble du monde associatif.
En nous appuyant sur un rapport de la CPCA14 et un second rapport15 de l’IGJS (Inspection Générale de la Jeunesse et des Sports), nous pouvons dénombrer trois dispositifs nationaux en plus du DLA : les RIG, les MAIA et les CRIB, mais aussi un corps d’État, celui des conseillers d’éducation populaire et de jeunesse (CEPJ). Au début des années 1990, à l’initiative du Fonds d’Action et de Soutien pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations (FASILD), de la Délégation Interministérielle à la Ville (DIV), du Ministère de la Jeunesse et Sports et de la Fondation de France se crée le réseau RIG (Réseau Information Gestion). Plus de 120 structures, Points d’Appui à la Vie Associative, sont labellisées par un groupement d’intérêt public (GIP) créé en 1993.
Ces structures ont pour mission de proposer des conseils généralistes et de servir de lieux de ressources proposant un soutien technique aux petites associations. Le RIG sera dissous en 2002 par le Gouvernement. En 1995 une circulaire16 prévoit la désignation de délégués départementaux à la vie associative (DDVA) au sein des services déconcentrés de l’État. Leur rôle est renforcé par la création des Missions d’Accueil et d’Information des Associations (MAIA) créées par circulaire17. L’objectif est de clarifier les relations entre l’État et les associations dans les départements. Les missions d’information et de conseil sont financièrement peu dotées par le Ministère en charge de la vie associative, 708 000 euros en 200818, et leurs effets sont limités. Les Centres de Ressources et d’Informations pour les Bénévoles (CRIB) sont quant à eux créés en 2003, suite aux États Généraux du Sport19.
Ils ont pour mission d’aider les responsables associatifs dans leurs tâches administratives (accueil, information, formation, orientation, conseil). Leurs missions d’abord centrées sur le secteur sportif sont élargies à l’ensemble des associations suite à la Conférence nationale de la vie associative de 2006. Ils sont essentiellement financés par des postes FONJEP (dépendant en grande partie du Ministère s’occupant de la Vie associative.), mais selon le rapport de l’IGJS, ceux-ci ont diminué à partir de 2009, affaiblissant ainsi l’impact du dispositif.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
I. LE DISPOSITIF LOCAL D’ACCOMPAGNEMENT, INTERFACE SIGNIFIANTE DES RELATIONS ENTRE ÉTAT ET ASSOCIATIONS
II. REGARDS SOCIOLOGIQUES SUR LES RELATIONS ENTRE ASSOCIATIONS ET POUVOIRS PUBLICS
1. Les relations avec les pouvoirs publics : l’autonomie associative regardée par la sociologie
2. L’État, les associations et le marché
III. PLAN & METHODE
PARTIE 1. UNE POLITIQUE PUBLIQUE POUR L’EMPLOI, POUR LES ASSOCIATIONS, AVEC LES ASSOCIATIONS
CHAPITRE 1. LA CREATION DU DLA ET LES POLITIQUES DE L’EMPLOI
I. DU SOUTIEN A LA VIE ASSOCIATIVE AU SOUTIEN A L’EMPLOI
1. Le déclin des formes traditionnelles de soutien aux associations
2. Les contrats aidés et les prémisses d’un accompagnement lié à l’emploi
II. NAISSANCE DU DLA
1. La création du DLA résultat d’un volontarisme administratif
2. La mise en forme de l’action : le passage de NSEJ au DLA
CONCLUSION DU PREMIER CHAPITRE
CHAPITRE 2. UNE POLITIQUE PUBLIQUE DELEGUEE
I. UNE POLITIQUE PUBLIQUE STRUCTUREE DONT LA MISE EN ŒUVRE EST DELEGUEE AUX ASSOCIATIONS
1. Le « cœur du dispositif » : la délégation à une association porteuse dans chaque département
2. Le pilotage local des structures porteuses
3. La structuration supra-départementale et la coordination du dispositif
II. UN DISPOSITIF STRUCTURE AUTOUR DU METIER DE CHARGE-E DE MISSION DLA
III : LES CONSULTANTS DU DLA : LA POURSUITE D’UN ACCOMPAGNEMENT DE PROXIMITE
1. Les associations, un nouveau marché du conseil
2. Des consultants DLA proches du monde associatif
3. Deux portraits de consultants associatifs
CONCLUSION DU SECOND CHAPITRE
CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE
PARTIE 2. LE TRAVAIL DES CHARGE-E-S DE MISSION DLA, REFLET D’UN GOUVERNEMENT PAR L’ACCOMPAGNEMENT
CHAPITRE 3. LE CADRE DU TRAVAIL DES CHARGE-E-S DE MISSION DLA
I. TRAVAILLER DANS UNE POLITIQUE PUBLIQUE DELEGUEE ET SOUPLE
II. LA PROCEDURE D’INTERVENTION
III. LE COMITE D’APPUI TECHNIQUE
1. Lieu de négociation
2. Acculturation
3. Tendance à la bureaucratisation
CONCLUSION DU TROISIEME CHAPITRE
CHAPITRE 4. LE TRAVAIL DES CHARGE-E-S DE MISSION : ACCOMPAGNER POUR L’EMPLOI
I. DIAGNOSTIC ET DEVOILEMENT
1. Les contraintes économiques poussent vers le DLA
2. Dévoiler et faire des détours par rapport à la demande initiale
II. UN DIAGNOSTIC « PARTAGE »
1. S’adapter c’est d’abord adhérer au diagnostic partagé
2. Nécessaire mobilisation des dirigeants
III. LE SOUCI DE L’EMPLOI
1. Adhérer à l’adaptation à l’environnement
2. Les associations abordées comme acteurs économiques
3. « L’emploi c’est de la balle ! » : le souci de l’« emploi »
CONCLUSION DU QUATRIEME CHAPITRE
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE
PARTIE 3. LES EFFETS DU DLA SUR LES ASSOCIATIONS : LA « PROFESSIONNALISATION CONTEMPORAINE »
CHAPITRE 5. LES FONCTIONS DU DLA : LA « PROFESSIONNALISATION CONTEMPORAINE »
I. STRUCTURER L’ORGANISATION DU TRAVAIL
1. Clarifier et structurer la division du travail
2. Le respect du droit du travail et la loi 1901
II. L’ENTREE EN « ECONOMIE » DES ASSOCIATIONS ET LA DIVERSIFICATION DES RESSOURCES
1. La consolidation économique des entreprises associatives : incitation à l’« hybridation » des ressources
2. La recherche de l’équilibre économique : une approche « marchande »
III. TRAVAILLER SUR LE PROJET, MOBILISER LES BENEVOLES
1. Travailler sur le projet pour mobiliser
2. Le travail bénévole, un travail bon marché : mobiliser les administrateurs et les bénévoles
CONCLUSION DU CINQUIEME CHAPITRE
CHAPITRE 6. L’USAGE DES OUTILS DE GESTION, UNE RESSOURCE DE POUVOIR
I. REGARD SOCIOLOGIQUE SUR LA GESTION
II. LE DLA, UNE RESSOURCE DE POUVOIR POUR DIRIGER LA STRUCTURE
1. Donner une visibilité financière au dirigeant qui a « le nez dans le guidon »
2. « Le DLA a permis à tout le monde de prendre conscience des problèmes en même temps »
3. Faire accepter en interne des décisions difficiles
III. LA FORMALISATION DES ROLES ENTRE DIRIGEANTS-SALARIES ET ADMINISTRATEURS – LA GOUVERNANCE
IV. LES USAGES DU DLA EN EXTERNE
1. Ressource de l’association vis-à-vis de l’externe
2. Le DLA ressource pour les financeurs
V. DES CAS D’ECHECS
CONCLUSION DU SIXIEME CHAPITRE
CHAPITRE 7. RELATIONS ENTRE POUVOIRS PUBLICS ET ASSOCIATIONS BENEFICIAIRES
I. LES MUTATIONS DE L’ENGAGEMENT DES POUVOIRS PUBLICS
1. Les financements publics en augmentation et en mutation
2. Des financements différenciés selon les caractéristiques associatives
3. Les nouvelles modalités de financement : baisse des subventions et hausse des prestations marchandes
II. LES POUVOIRS PUBLICS PRESCRIPTEURS DU DLA
1. Des niveaux différenciés de prescriptions
2. Des financeurs différemment investis, révélateurs d’intérêts différenciés
III. LA PRODUCTION PUBLIQUE DE LA MARCHANDISATION
1. Une association partenaire : instabilité budgétaire et remplacement des financements
2. Deux associations gestionnaires : le pilotage des orientations économiques
3. Une entreprise associative marchande : injonctions différenciées
IV. ENSEIGNEMENTS DES ETUDES DE CAS : LA FABRIQUE PUBLIQUE DE L’ENVIRONNEMENT ASSOCIATIF
1. La puissance publique morcelée
2. Faire autant ou mieux avec moins ou en recourant au privé
3. Unité d’horizon : market bureaucracy
CONCLUSION DU SEPTIEME CHAPITRE
CONCLUSION DE LA TROISIEME PARTIE
CONCLUSION DE LA THESE
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