Produire différemment en arboriculture
Des enjeux sanitaires et phytosanitaires contradictoires
Dans les étals des Grandes et Moyennes Surfaces (GMS) et dans l’esprit des consommateurs, les fruits doivent correspondre à des critères de calibre, couleur, fermeté, conservation, résistance aux chocs, taux de sucre. Les acheteurs établissent des critères standards à atteindre. Toute trace de symptômes d’attaques de maladies ou d’insectes est proscrite et dévalorisée économiquement (Drogué and DeMaria, 2012). Mais les arbres fruitiers sont sensibles à de nombreuses maladies et insectes : tavelure, oïdium, carpocapse, mouches des fruits par exemple, qui impactent la qualité des fruits et les rendements et dévalorisent économiquement la production (Wilson and Tisdell, 2001). Les producteurs sont donc indirectement encouragés à protéger leur verger contre ces attaques. Les pesticides et plus généralement les intrants de synthèse font partie des solutions technologiques privilégiées pour éviter ces pertes, car montrant des résultats probants (Matson et al., 1997). Ils sont composés de molécules actives, et d’adjuvants formulés synthétiquement par l’industrie phytopharmaceutique. Un pesticide est autorisé pour une culture, un ravageur et une dose donnés. En France, une récente étude Agreste sur quatre espèces fruitières a comptabilisé entre 8 et 35 traitements pesticides par campagne (Tableau 1) (Agreste, 2014a). La majorité des volumes de fruits est consommée en frais (FranceAgriMer, 2016). Les débats sur les résidus des pesticides sont donc très vifs, car les éventuels résidus peuvent être directement ingérés par les consommateurs (Ticha et al., 2008). Leurs impacts sur la santé et l’environnement ne sont pas neutres : les pesticides de synthèse ont des liens supposés avec des maladies neurologiques (Baldi et al., 2013), ils impactent les organismes aquatiques et terrestres et leurs milieux naturels (eau, sol, air) déstabilisant les écosystèmes (Damalas, 2015). Par exemple en Bretagne dans les années 1990, les analyses effectuées sur les eaux de rivières ont montré que 90% des échantillons présentaient une teneur en atrazine supérieure à la norme fixée à 0,1 g/l (Schiavon et al., 1995). En réponse à ces inquiétudes, les acheteurs ont mis en place des cahiers des charges cherchant à limiter au maximum les résidus, à des niveaux souvent plus stricts que la réglementation publique. Certaines matières actives sont interdites, les délais entre le dernier pesticide appliqué et la récolte sont rallongés, le nombre maximal d’utilisation d’un produit réduit (Drogué and DeMaria, 2012). L’objectif est de tendre vers du « zéro résidu », et donc de faire évoluer les systèmes. 0000000000000000000 1.2.Des alternatives existent mais semblent difficile à mettre en place En arboriculture, les alternatives aux pesticides sont classées en plusieurs types : (i) le contrôle génétique utilisant des variétés résistantes, (ii) le contrôle cultural jouant sur d’autres pratiques non liées directement à la protection (par exemple la fertilisation, l’irrigation ou la taille), souvent préventives, permettant de diminuer la pression de ravageurs/maladies, (iii) la lutte physique utilisant des barrières physiques contre les agresseurs comme les filets, (iv) la lutte biologique utilisant des organismes vivants comme les auxiliaires, (v) la lutte bio-technique par médiateurs chimiques comme la confusion sexuelle ou comme le piégeage, (vi) la lutte chimique naturelle basée sur des pesticides naturels comme le cuivre et le soufre (Laget et al., 2014). En France, ces alternatives font l’objet de recherches expérimentales, et sont soutenues politiquement et financièrement grâce au plan Ecophyto. Le plan lancé en 2008, vise à ‘réduire progressivement l’utilisation des produits phytosanitaires tout en maintenant une agriculture économiquement performante’ (http://agriculture.gouv.fr/le-plan-ecophyto-pour-reduire-lutilisation-des-produits-phytosanitaires-en-france). Il mobilise agriculteurs, chercheurs, techniciens, chambres d’agriculture et instituts techniques. Un réseau de fermes pilotes, les fermes DEPHY, coordonnées dans le cadre du plan Ecophyto permet de tester et mutualiser les ‘bonnes pratiques’ développées et de créer une base de références. Un premier bilan du plan a fait état de la difficulté à atteindre les objectifs de réduction des pesticides. Les actions entreprises ciblaient uniquement les producteurs et leurs conseillers, et non la filière. Or, ce sont les filières agricoles entières qui sont organisées pour encourager, développer et promouvoir les pesticides de synthèse (Guichard et al., 2017). Les phénomènes de ‘lock-in’ sont ainsi créés, où il devient difficile d’emprunter une autre voie (Cowan and Gunby, 1996). Les approches développées pour faire évoluer les systèmes peinent à se saisir du caractère systémique de ces enjeux. Mais les freins peuvent aussi être dus aux spécificités de la culture elle-même. 0000000000000000000000000 1.3.Des spécificités de l’arboriculture freinent les transitions vers ces alternatives En arboriculture les alternatives aux pesticides impactent le système initial à plusieurs niveaux. Elles peuvent nécessiter du temps lors de leur installation et mise en oeuvre. Or le temps de travail dans les exploitations arboricoles est déjà élevé, freinant la mise en place de nouvelles pratiques chronophages. Une exploitation arboricole nécessite en effet des salariés permanents (ou le chef d’exploitation) et des saisonniers. En France par exemple, 2,4 UTA sont nécessaires en moyenne par exploitation arboricole contre une moyenne nationale de 1,5 UTA (Agreste, 2012). L’itinéraire technique est composé de six chantiers majeurs : taille, éclaircissage, fertilisation, désherbage, protection, récolte. La taille, l’éclaircissage et la récolte sont très chronophages car non mécanisés dans la plupart des cas. En prune par exemple, la récolte et le calibrage peuvent prendre jusqu’à 571 heures/ha (Bigouin et al., 2013). Les alternatives peuvent aussi impliquer un coût supplémentaire, lié à l’achat d’un éventuel produit, matériel ou équipement et du coût de la main d’oeuvre pour le mettre en fonction et l’entretenir. Mais les investissements à la plantation sont déjà conséquents et le retour sur investissement est long, empêchant d’investir régulièrement dans des innovations. Il faut acheter et planter les plants, mettre en place le palissage, fertiliser, protéger contre les maladies et insectes dès les premières feuilles, désherber, parfois arracher la culture précédente. Et la production des premières années est très faible puisqu’il faut en moyenne cinq ans avant d’atteindre une pleine production. Le renouvellement du verger s’effectue ensuite de manière cyclique et régulière pour avoir un verger toujours productif (Simon et al., 2017). 0000000000000000000000 De plus, les coûts de production en arboriculture sont élevés, pouvant aller jusqu’à 1,8€/kg pour les cerises (Tableau 1). Les coûts de main d’oeuvre sont les plus importants, en moyenne de 9250€/ha, suivis par les charges de structure et les charges directes liées à la consommation d’intrants. Dans tous les cas, les prix de vente sont très proches des coûts de production, laissant une très faible marge pour investir. Les pratiques alternatives ont aussi des conditions de mises en place spécifiques, qui peuvent s’avérer incompatibles avec la configuration initiale du verger. Les décisions prises dès l’implantation donnent en effet une configuration spécifique à la parcelle, et conditionnent les pratiques qui seront possibles à mettre en place ou non (Penvern et al., 2010). Ces décisions concernent la densité de plantation, la variété, le type de porte greffe, ainsi que les aménagements comme le type de palissage, et le système d’irrigation. Les filets mono-rang anti-insectes par exemple, sont utilisés pour empêcher les carpocapses d’attaquer les fruits. L’investissement est de 10 000€/ha en moyenne et ils nécessitent 120 heures/ha pour être installés. Un palissage du verger trop haut ou trop bas peut ne pas convenir. Au cours de la saison, ils doivent être ouverts pour la pollinisation et à chaque passage de machine dans les parcelles, nécessitant du temps de travail supplémentaire de 70 à 100 heures/ha. Enfin, ils peuvent empêcher d’autres insectes auxiliaires de passer à travers les mailles du filet et offrir la possibilité à d’autres ravageurs de se développer (Laget et al., 2014). 000000000000000000000 2. Problématique de l’étude Les arboriculteurs doivent donc produire des fruits parfaits, en gérant la forte sensibilité aux maladies et ravageurs des arbres, mais en limitant l’utilisation de produits phytosanitaires. Des alternatives aux pesticides de synthèse existent, mais peuvent ne pas être compatibles avec la configuration du verger et avoir des conséquences sur les performances économiques ou sur l’organisation du travail de l’exploitation. Or les arboriculteurs se trouvent déjà dans des situations économiques tendues du fait du long retour sur investissement, des coûts à la plantation et des coûts de production élevés, et de la faiblesse des prix de vente de leurs fruits. Ils doivent de plus gérer une culture déjà très chronophage. Pourtant, leur manière de produire doit encore évoluer pour limiter toujours plus le recours aux pesticides de synthèse. Nous partons de l’hypothèse que comprendre les processus conduisant aux choix des producteurs et évaluer ex-ante les possibilités d’évolution et les conséquences de changements techniques sur leurs exploitations est une première étape pour encourager les transitions et les pérenniser. La problématique soulevée par ce contexte est donc la suivante : Quelle démarche pour évaluer les marges de manoeuvre et les effets d’une évolution des stratégies de production sur le fonctionnement et les performances des exploitations arboricoles ? Pour tester l’hypothèse avancée et répondre à la problématique posée, notre étude a été construite selon deux phases. La première s’est attachée à comprendre les processus qui régissent la mise en place des stratégies des arboriculteurs et à évaluer leurs effets sur les exploitations agricoles, afin d’identifier les facteurs qui influencent les décisions et donc les transitions vers des changements de pratiques. La deuxième phase vise à concevoir et tester un processus d’accompagnement des producteurs dans leurs réflexions pour faire évoluer leurs stratégies de production. Elle s’appuie sur les connaissances acquises lors de la phase analytique précédente. L’ensemble de la démarche a été conçu de façon à être générique pour être à même de traiter une diversité de situations en termes de types de cultures horticoles, d’exploitations, de pratiques. Elle a aussi été conçue de sorte à favoriser les interactions avec les acteurs de la production, en l’occurrence les techniciens des coopératives et les producteurs, en termes tant de fournitures de données que de questionnements à traiter et d’évaluation des résultats produits.
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Table des matières
Remerciements
Résumé
Abstract
Chapitre I. Introduction générale
1.Produire différemment en arboriculture
1.1. Des enjeux sanitaires et phytosanitaires contradictoires
1.2. Des alternatives existent mais semblent difficile à mettre en place
1.3. Des spécificités de l’arboriculture freinent les transitions vers ces alternatives
2.Problématique de l’étude
3.Cadre théorique et méthodologique
3.1. Les exploitations agricoles, une échelle d’analyse pertinente
3.2. Accompagner les producteurs pour encourager les transitions
3.3. Prendre en compte la diversité des modes de production
4.Contexte de l’étude
4.1. La pomme, consommée et consommatrice de temps et d’intrants
4.2. Les coopératives partenaires dans le cadre du projet Sustain’Apple
5.Démarche de recherche
5.1. Chapitre 2 : Evaluer les impacts des pratiques d’utilisation des pesticides à l’échelle de la parcelle
5.2. Chapitre 3 : Analyser les processus de décision à l’échelle de l’exploitation agricole
5.3. Chapitre 4 : Concevoir un processus d’accompagnement pour aider les producteurs à réfléchir à leur stratégie de gestion et son évolution
5.4. Chapitre 5 : Simuler des scénarios de rupture et discuter leurs impacts
Chapter II. Evaluating the diversity of apple farmers’ pesticide use at the plot level with frequency, toxicity and efficiency indicators.
1.Introduction
2.Materials and Method
2.1. Dataset building
2.2. Selection of indicators
2.3. Plot classification according to the family of pesticide use
3.Results and discussion
3.1. A diversity of pesticide use practices within a common context
3.2. Health and environmental toxicity
3.3. Potential consequences for actions on crop protection
Conclusion
Chapter III. Factors driving growers’ selection and implementation of an apple crop protection strategy at the farm level
1.Introduction
2.Materials and method
2.1. Study context
2.2. Analyzing protection practices at the AGC level
2.3. Analyzing protection strategies at the farm level
3.Results
3.1. A set of common factors driving decisions
3.2. Yet a diversity of pesticide use in the same context
3.3. Three main types of protection strategies
4.Discussion
4.1. Apple protection as viewed by farmers: a range of constraints with few opportunities
4.2. Analyzing and formalizing growers’ decision-making processes
4.3. Towards less pesticide use?
Conclusion
Chapter IV. A simulation tool to support the design of crop management strategies in fruit tree farms. Application to the reduction of pesticide use.
1.Introduction
2.Design process
2.1. Main objectives of the support approach
2.2. A co-designed simulation tool
2.3. Specific objectives and requirements
3.CoHort structure
3.1. Main concepts
3.2. A spreadsheet structure including three types of variables
4.CoHort application
4.1. A support approach based on discussions and simulations
4.2. Illustration of the approach
5.Discussion
5.1. A flexible tool adapted to a diversity of farms and scenarios
5.2. References and accuracy of results
5.3. Transferring support tools from research to technicians
5.4. Towards an evolution of the support approach
Conclusion
Chapitre V. Evaluation ex-ante des effets de scénarios de rupture sur les exploitations arboricoles. Cas de l’introduction d’ovins en verger de pommes en France.
1.Introduction
2.Matériel et Méthode
2.1. Définition : scénario de rupture
2.2. Règles de conception/évaluation et objectif
2.3. Une démarche de conception en sept étapes.
3.Résultats
3.1. Conception des scénarios (Etapes 1 à 5)
3.2. Evaluation et discussion des scénarios (Etapes 6 et 7)
4.Discussion
4.1. L’introduction d’ovins : trois types d’hypothèses formulées
4.2. Les scénarios de rupture : d’autres associations d’espèces
4.3. Discussion des résultats des simulations avec des acteurs locaux : points à aborder
4.4. Comment intéresser les producteurs pour concevoir et mettre en place des systèmes de rupture ?
Conclusion
Chapitre VI. Discussion générale
1.Une démarche combinant plusieurs échelles
1.1. Combiner analyse des pratiques et de l’exploitation agricole, pour unemeilleure compréhension des processus et des freins aux transitions
1.2. L’accompagnement et l’exploration par la simulation : deux processuscomplémentaires pour aider à la réflexion stratégique
2.Produire des pommes sans pesticide, un objectif réaliste ?
2.1. Place de la protection dans les préoccupations des producteurs
2.2. Les systèmes alternatifs, quels effets sur les performances technico-économiques ?
2.3. Les circuits de commercialisation, contrainte ou solution ?
2.4. L’agriculture numérique et les nouvelles technologies : l’exploitation agricole de demain ?
3.Quels acteurs impliqués dans les processus de transition ?
3.1. Le rôle des GMS et des consommateurs : accepter les défauts cosmétiques pour un prix identique et promouvoir les variétés tolérantes/résistantes
3.2. Une meilleure répartition du prix à l’échelle de la filière
3.3. Le rôle des médias : une meilleure communication sur les pratiques des producteurs
3.4. Le rôle des politiques : améliorer la procédure d’homologation des pesticides
4.Perspectives de recherche et développement
4.1. Evolution de la démarche en interaction avec les techniciens
4.2. L’analyse de cycle de vie pour une vision plus globale des impacts environnementaux
4.3. Lier les disciplines pour une vision plus systémique
Conclusion générale
Bibliographie
Annexes
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