Production primaire, pompe biologique et rôle du fer
La production primaire
La production primaire est l’assimilation par les organismes autotrophes de la matière minérale présente dans l’eau de mer, c’est-à-dire la synthèse de carbone organique par le phytoplancton. Cette synthèse est fonction de la disponibilité en lumière et en nutriments et sa variabilité décrit une saisonnalité représentative du couplage des dynamiques océanique et atmosphérique de la région considérée. Ces conditions initient le début des efflorescences alors que les facteurs environnementaux et écologiques déterminent l’amplitude, l’intensité et la durée de celles-ci (Boyd et al., 2012a). L’apport d’énergie, sous forme de lumière, permet à ces organismes de photosynthétiser leur propre matière organique selon la formule suivante :
CO2 + H2O +énergie solaire ⇌ H2O +O2 (I.2.1)
La dynamique physique océanique entraîne, vers la surface, les sels minéraux (N, P, Si, Fe) nécessaires à la production primaire. Cette disponibilité définit le premier des trois termes de limitation de cette production, la limitation en nutriments. Le déplacement des cellules de phytoplancton dans la zone euphotique permet à celles-ci la récolte de la lumière nécessaire à leur activité photosynthétique. La limitation par la lumière est le couplage entre cette dynamique et la variabilité saisonnière de la durée du jour. Le troisième terme de limitation est celui de la température. Le taux de croissance du phytoplancton évolue en fonction de la température de l’eau de mer, chaque espèce de phytoplancton ayant une plage de croissance optimale correspondant à une gamme de température (Figure I.3, Eppley (1972).
Le fonctionnement de la pompe biologique
Le phytoplancton océanique participe à près de 50 % de la totalité de la production primaire nette globale (Field et al., 1998) et constitue le premier maillon de la chaîne trophique des écosystèmes marins. La biomasse de phytoplancton synthétisée dans la zone euphotique représente une étape déterminante de l’un des compartiments de la pompe de carbone océanique, la pompe biologique (Longhurst et Harrison, 1989). Cette pompe décrit le transfert vertical de CO2 de la surface vers les couches profondes des océans (Figure I.4). Les nutriments et le CO2 fixés par le phytoplancton lors de la photosynthèse sont alors transformés en matière organique dissoute consommée par le zooplancton herbivore (broutage). Les pelotes fécales du zooplancton, le phytoplancton sénescent ou mort et les détritus peuvent être soit ingérés à nouveau soit chuter le long de la colonne d’eau en s’agrégeant à d’autres détritus organiques favorisant ainsi leur chute. Dans la couche de mélange, la matière organique dissoute est partiellement recyclée par la respiration et l’activité bactérienne. Une fraction de cette matière organique, des agrégats et des détritus est exportée hors de la couche de mélange vers les couches profondes de l’océan. Au cours de sa chute, cette partie du carbone organique particulaire formé est alors isolée de l’atmosphère puis progressivement reminéralisé par la respiration et les bactéries rejoignant l’important réservoir de DIC océanique où il sera séquestré durablement. Toutefois, cette production exportée représente une faible proportion de la matière organique formée dans la couche de surface. En effet, moins de 10% de la production primaire quitte les eaux de surface et 1% seulement atteint le fond des océans et est séquestrée dans la couche sédimentaire. En surface, l’absorption du carbone inorganique dissous dans l’eau de mer lors de la photosynthèse algale diminue les concentrations de CO2 dissous des eaux de surface (Volk et Hoffert, 1985). Cette diminution de la concentration de CO2 dissous octroie à l’eau de mer la possibilité de soustraire, plus encore, de CO2 à l’atmosphère au travers du déséquilibre de pression partielle de CO2 entre l’océan et ce dernier.
Les observations satellitaires de surface de la couleur de l’eau proposent des visions quasisynoptiques de l’évolution des efflorescences de phytoplancton et servent, au premier ordre, de proxy pour l’évaluation de la production primaire. Ces données permettent d’estimer l’activité biologique de surface et sa distribution spatiale (Figure I.5). Dans l’océan Austral, le cycle saisonnier de la chlorophylle de surface décrit une amplitude très contrastée en temps et en espace avec des régions de fortes productions, principalement au voisinage des îles, et des régions de très faibles productions (Thomalla et al., 2011). Les régions où sont observées d’importantes efflorescences de phytoplancton contribuent fortement à diminuer la concentration de DIC en surface comme dans la région du plateau de Kerguelen (Blain et al., 2007, 2008; Lo Monaco et al., 2014), des îles du Crozet (Pollard et al., 2009; Planquette et al., 2011) et des îles de la Géorgie du sud (Korb et al., 2008; Borrione et Schlitzer, 2013). Ces efflorescences affectent significativement la variabilité des flux air-mer de CO2 (Lo Monaco et al., 2014; Shadwick et al., 2015) et la disparité régionale de l’export de carbone atmosphérique (Blain et al., 2007; Jouandet et al., 2008). Ainsi, la contribution à l’export de carbone de la production primaire peut être deux fois plus importante au-dessus du plateau de Kerguelen que dans les eaux environnantes (Blain et al., 2007; Jouandet et al., 2008; Savoye et al., 2008). L’efficacité de cette fertilisation est définie par le rapport entre l’export de carbone et la quantité de fer apportée (Pollard et al., 2009; Smetacek et al., 2012).
La limitation par le fer
Le fer, quatrième élément le plus abondant de la croûte terrestre (Wedepohl, 1995), est présent à des concentrations extrêmement faibles dans la plupart des océans. Sa distribution verticale décrit un profil typique des nutriments principaux (phosphate, nitrate et silicate) avec de faibles concentrations en surface et de plus fortes concentrations en profondeur illustrant son rôle biologique (Martin et al., 1993; Johnson et al., 1997). Son temps de résidence est de l’ordre de 100 à 200 ans (Bruland et al., 1994), un ordre de grandeur inférieur à celui de la circulation océanique (~1000 ans). Ceci explique les faibles concentrations en fer dissous dans les eaux profondes, liées à l’âge de ces masses d’eau. Les eaux polaires et subpolaires, éloignées des régions arides sont caractérisées par un faible apport extérieur en fer issu des dépôts de poussières (Wagener et al., 2008). Dans l’océan Austral, les concentrations en fer dissous dans la couche de surface varient de 0.07 à 0.34 nmol/l (Measures et Vink, 2001).
La question de la faible production primaire observée dans l’océan Austral a été élucidée par Martin et al. (1990) qui avança le rôle limitant du fer au sein de ces eaux riches en nutriments levant le voile sur ce paradoxe. Ainsi, Martin (1990) avança l’hypothèse du rôle de la disponibilité plus élevée en fer dans l’océan Austral (iron hypothesis) et de la contribution significative de la pompe biologique dans la variation des concentrations de CO2 atmosphérique entre le dernier maximum glaciaire (200 ppm) et la période interglaciaire (280 ppm). Dans la continuité de ces résultats, différentes expériences de fertilisation artificielle par le fer ont été réalisées dans plusieurs provinces de l’océan Austral révélant plus encore le rôle de limitation sur la production primaire de ce dernier telles que : SOFex (Southern Ocean Iron Enrichment Experiment) dans le secteur pacifique (Coale et al., 2004), SOIREE (Southern Ocean Iron-Release Experiment) dans le secteur indien (Boyd et al., 2000) et EisenEx dans le secteur atlantique (Smetacek, 2001; Bozec et al., 2005). Toutefois, ce rôle de limitation n’est que partiellement levé. Les sources de fer y sont multiples avec différentes signatures temporelles (saisonnières, épisodiques) et différents gradients spatiaux (Johnson et al., 1997; Measures et al., 2008). Les études menées depuis 30 ans sur son rôle ont mis en avant des liens intrinsèques entre les différents processus biologiques et sa chimie faisant de l’étude de la biogéochimie océanique du fer un domaine de recherche interdisciplinaire essentiel dans la compréhension du cycle du carbone océanique (Aumont et Bopp, 2006; Boyd et Ellwood, 2010). Des thèmes émergents ont vu le jour comme la demande en fer (Fung et al., 2000), la physiologie algale (Boyd, 2002), les sources de fer (Martin et Gordon, 1988; van der Merwe et al., 2015), le rôle de la circulation océanique (Moore et al., 2002; Parekh et al., 2004), la complexation du fer avec les ligands organiques (Rue et Bruland, 1995; Barbeau et al., 2001), le destin du fer particulaire (Frew et al., 2006), la contribution des cétacés (Ratnarajah et al., 2016) ou des icebergs géants (Duprat et al., 2016) à la disponibilité en fer dans les eaux de surface et la modélisation de la biogéochimie de son cycle océanique (Aumont et Bopp, 2006).
Dans l’océan Austral, lors de la période de forte de production, on estime de 50% à 80% le fer absorbé par le phytoplancton issu du fer régénéré dans la couche de mélange de surface (Bowie et al., 2001; Sarthou et al., 2008). Cette disponibilité est entretenue par une reminéralisation du contenu biogénique du fer sur des durées de la journée à quelques jours contrôlée, entre autres, par la pression de broutage du zooplancton (Sarthou et al., 2008) et l’activité microbienne (Strzepek et al., 2005; Boyd et al., 2012b). Des ligands sont synthétisés par les bactéries autotrophes et hétérotrophes facilitant l’acquisition du fer par le phytoplancton avec, pour effet, le maintien du fer dans la couche de surface. En hiver, une restauration par entrainement du contenu en fer dissous de la couche de surface est réalisée lors de l’approfondissement de la base de cette couche permettant d’atteindre la ferricline (Figure I.6), profondeur du gradient vertical maximum de concentration de fer (Tagliabue et al., 2014). Nous le voyons, pour comprendre et quantifier les mécanismes qui contribuent à la variabilité de la pCO2 dans l’océan Austral, il faut aussi s’intéresser au cycle océanique du fer. Toutefois, son rôle soulève encore de nombreuses questions non résolues sur son cycle, son implication dans le cycle du carbone, son couplage limitant avec d’autres nutriments et les formes de ce dernier pouvant être assimilées par les cellules des différentes espèces de phytoplancton de l’écosystème marin (Bowie et al., 2009; Boyd et Ellwood, 2010; Moore et al., 2013; Boyd et al., 2015b).
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Table des matières
Introduction
I Contexte général : état de l’art
I.1 L’océan Austral
I.1.1 Introduction
I.1.2 Description générale
I.2 Production primaire, pompe biologique et rôle du fer
I.2.1 La production primaire
I.2.2 Le fonctionnement de la pompe biologique
I.2.3 La limitation par le fer
I.3 Dynamique de la couche de mélange de surface
I.4 La pression partielle de surface de CO2 océanique (pCO2)
I.5 La chimie des carbonates
I.6 Description succincte de la variabilité de la pCO2 dans l’océan Austral
I.7 L’océan Austral dans le système climatique
I.8 Les modèles du système Terre
I.9 Le plateau de Kerguelen : une dynamique singulière
II Méthode et observations
II.1 Introduction
II.2 Modèles
II.2.1 Introduction à la modélisation
II.2.2 Le modèle NEMO (Nucleus for European Modelling of the Ocean)
II.2.3 Le modèle PISCES (Pelagic Interaction Scheme for Carbon and Ecosystem Studies)
II.2.4 Formulation du taux de croissance du phytoplancton
II.3 La configuration 1D : modélisation de la colonne d’eau
II.3.1 Mise en place de la configuration 1D
II.3.2 Point d’étude de la configuration 1D
II.3.3 Fichiers de forçage dynamique
II.3.4 Initialisation et rappel aux états initiaux en nutriments
II.4 La configuration 3D : circulation océanique du système Terre
II.4.1 Mise en place de la configuration
II.4.2 Fichiers de forçages dynamique et d’initialisation biogéochimique
II.4.3 Paramétrisations caractéristiques de la physiologie algale dans l’océan Austral
II.5 Les observations
II.5.1 Les données d’observations de pCO2
II.5.2 Les données satellitaires de chlorophylle de surface
III Modèle 1D : Résultats
III.1 Description de l’état moyen des termes de limitation à la station de la version standard de NEMO-PISCES
III.2 Étude de processus
III.2.1 Test de sensibilité à la formulation du taux de croissance du phytoplancton
III.2.2 Tests de sensibilité à la disponibilité en fer
III.2.3 Test de sensibilité à la limitation de l’export de carbone organique particulaire
III.2.4 Test de sensibilité à la pression de broutage du zooplancton
III.2.5 Test de sensibilité à la paramétrisation du taux de croissance maximum du phytoplancton
III.2.6 Conclusions
III.3 Paramétrisation de la physiologie des diatomées dans l’océan Austral
III.3.1 Nouvelle paramétrisation du taux de croissance des diatomées
III.3.2 Contrôle de la biomasse des diatomées
III.3.3 Limitation hivernale de la production primaire
III.3.4 Résultats de la nouvelle paramétrisation
III.4 Conclusions
IV Variabilité saisonnière de la pression partielle de CO2 dans l’océan Austral : le rôle-clé de l’adaptation des diatomées à la faible disponibilité en fer
IV.1 Introduction
IV.2 Méthode
IV.3 Résultats
IV.4 Discussion
IV.5 Conclusion
V conclusion