Certaines notions ont un statut particulier dans les apprentisages mathématiques du secondaire du fait de leur positionnement à l’intersection de plusieurs cadres (Douady, 1986). C’est le cas des fonctions affines enseignées en fin de collège. Lorsqu’elles sont introduites, elles interviennent comme outil dans le cadre des mesures de grandeurs et le plus souvent comme objet dans le cadre algébrique du fait de leur définition, parfois réduite dans la mémoire des élèves à l’expression «ax+b ». Elles servent ensuite à l’entrée dans l’analyse. Mais, les difficultés que rencontrent les élèves dans la suite de leur scolarité attestent d’un savoir sur l’affinité qui reste peu disponible (Robert & Rogalski, 2002) que ce soit au sein des mathématiques, dans d’autres disciplines scolaires ou à l’extérieur de l’école. Notre recherche a pour objectif d’explorer de manière systémique différentes pistes pour tenter de remédier à ces difficultés. De nombreux travaux se sont intéressés à la construction du concept de fonction, en analysant en particulier la transition entre lycée et supérieur (Chesnais & Munier, 2015; Dubinsky & Mcdonald, 2001; Passaro, 2016; Vandebrouck, 2011; Vinner & Dreyfus, 1989). Ces travaux évoquent le plus souvent la fonction affine en tant qu’objet, considérant que cet apprentissage est une première rencontre avec le concept de fonction. Nous avons choisi de nous intéresser à cette notion en tant qu’outil de modélisation d’une situation où les accroissements des grandeurs sont proportionnels. La fonction affine est en effet une fonction qui a la particularité d’être caractérisée par son taux de variation de manière relativement simple. Nous allons donc nous placer dans une approche dans le cadre des grandeurs et viser la problématisation de l’apprentissage des fonctions affines comme outil de modélisation.
La Théorie des Situations Didactiques de Brousseau (TSD) s’appuie sur des hypothèses d’un apprentissage par adaptation et par acculturation ; elle permet de construire et d’analyser des situations didactiques et d’analyer le savoir construit par l’élève (Brousseau, 1988, 2011). Elle ne procure cependant pas d’outils pour comprendre comment s’effectue cette construction par chaque élève au sein du collectif. Si la Théorie Anthropologique du Didactique développée par Chevallard procure un cadre d’analyse de l’activité mathématique, elle ne renseigne pas non plus sur la manière dont chaque individu organise sa propre activité dans ce collectif (Chevallard, 1999; Bosch & Chevallard, 1999; Bosch & Quilio, 2015). Nous proposons donc de mobiliser un autre cadre, celui de la problématisation (Fabre & Orange, 1997; Orange, 2001, 2005b; Fabre, 2011; Orange, 2012), afin de comprendre ce qui organise l’activité de l’élève. Nous nous appuierons en particulier sur la théorie de Piaget (Legendre, 2006; Piaget & Garcia, 1983) pour analyser à différents niveaux de granularité le tissage entre les trois mondes mathématiques : le monde des objets, le monde de l’action, le monde des propriétés. Nous nous intéresserons en particulier à ce qui se joue à un niveau micro, au cours de l’activité, lors des échanges entre élèves. Ces analyses nous amèneront à penser de nouveaux dispositifs didactiques tenant compte du rôle du langage dans le processus (Jaubert & Rebière, 2001; Jaubert, Rebière, & Pujo, 2010) et donc à nous interroger sur le contrat (Perrin-Glorian & Hersant, 2003; Hersant, 2001 2010, 2014) afin que l’adéquation contrat/milieu permette de limiter les malentendus (Bautier & Rayou, 2013). Dans la continuité des travaux de Tall (Tall, 2006, 2014), nous testerons un dispositif permettant de travailler la relation et les connexions entre les objets et l’action par la mise en place d’une certaine « symbolique naturelle », qui pourra être mise elle-même en connexion avec une « symbolique formelle ».
Repères historiques sur l’évolution de la notion de fonction affine
Nous allons nous intéresser à la genèse et à l’évolution du concept de fonction affine du moyen-âge à nos jours, cette étude n’est pas exhaustive et ne relève pas d’un travail historique en tant que tel. Il s’agit de donner quelques repères pour situer l’approche de cette notion dans l’enseignement à partir des travaux d’histoire des mathématiques (Dhombres, 1983; Dhombres, Dahan-Dalmedico, Bkouche, Houzel, & Guillemot, 1987) et de différentes publications (Dahan-Dalmedico & Peiffer, 1986; Dorier, 1996). La communauté mathématique a utilisé des textes de savoirs très variés suivant les époques pour définir la fonction affine. Le concept et le formalisme semblent apparaître par petites touches au croisement de différents cadres (Douady, 1986) qui ont eux-mêmes évolué dans des directions différentes. Nous allons repérer malgré tout un certain nombre d’éléments qui vont nous permettre d’identifier les obstacles rencontrés par les mathématiciens à travers trois grandes périodes : le moyen âge et la Renaissance, l’époque classique et l’époque moderne.
Le moyen-âge et la Renaissance
Le développement des mathématiques arabes et de l’algèbre a permis la naissance du calcul des polynômes. Le dépassement de l’obstacle lié à la contrainte d’homogénéité des équations permet de ramener le plus d’équations possible à des types canoniques associés à des procédures de résolution dans l’idée de se rapprocher d’équations linéaires. L’apparition de la notion de fonction au XIVième siècle est en quelque sorte une vision numérique des raisons euclidiennes du livre V d’Euclide. Les mesures de longueurs servent de modèle universel pour toutes les mesures de grandeurs. Oresme dans son « Traité sur la configuration des qualités et du mouvement » (Costé, 1996) appelle « qualité » les variations d’une grandeur en fonction d’une autre grandeur. Il a l’idée de représenter cette variation : « Les propriétés de cette qualité en seront examinées plus clairement et plus facilement dès lors que quelque chose qui lui est semblable est dessiné en une figure plane, et que cette chose, rendue claire par exemple visible, est saisie rapidement et parfaitement par imagination …car l’imagination des figures aide grandement à la connaissance des choses même. » cite Costé (1996) .
Il étudie ensuite mathématiquement les représentations obtenues et en fait une classification. En particulier, il compare les espaces parcourus par un mobile sur des temps égaux, ce qui lui permet de dire que la « rapidité » est plus ou moins grande. Il représente graphiquement cette grandeur, en fonction du temps écoulé. La durée est représentée par une droite horizontale. En chaque point de cette droite, Oresme élève une perpendiculaire dont la hauteur est proportionnelle à la rapidité (qui peut être assimilée à notre notion contemporaine de vitesse instantanée du mobile) à l’instant correspondant. Il arrive à la conclusion que l’aire de la partie du plan balayée par les verticales est proportionnelle à la distance parcourue par le mobile sur un intervalle de temps donné.
L’époque classique
Avec François Viète (1540-1603) naît l’Art analytique. Les grandes nouveautés sont la représentation des grandeurs par des lettres et les calculs sur les lettres qui permettent d’écrire pour la première fois des formules. Il s’agit d’une théorie des équations mettant en jeu des grandeurs et des coefficients (terme nouveau). Cependant, c’est Descartes qui, dans sa géométrie des coordonnées, va rendre l’algèbre indépendante de la géométrie et se libérer de la question de l’homogénéité. Il va prouver que la résolution algébrique permet de résoudre des problèmes géométriques qui n’avaient pas encore de solution. Il introduit les équations cartésiennes comme caractérisation de lignes. Avec Descartes, la courbe est un outil qui permet de résoudre des problèmes par la recherche de lieux de points, elle se passe de toute idée de fonction. On peut lire dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert :
Il est visible que l’équation d’une courbe étant résolue, donne une ou plusieurs valeurs de l’ordonnée y pour une même abscisse x, & que par conséquent une courbe tracée n’est autre chose que la solution géométrique d’un problème indéterminé, c’est-àdire qui a une infinité de solutions : c’est ce que les anciens appelloient lieu géométrique. (Diderot & d’Alembert, 1751) .
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Table des matières
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : ANALYSE ÉPISTÉMOLOGIQUE
I.1 : Repères historiques sur l’évolution de la notion de fonction affine
I.1.1 : Le moyen-âge et la Renaissance
I.1.2 : L’époque classique
I.1.3 : L’époque moderne
I.1.4 : Caractérisation des fonctions affines à chaque période
I.2 : La fonction affine dans les programmes scolaires du collège et du lycée
I.2.1 : Première période avant 1902 : l’algèbre au service de la géométrie
I.2.2 : Deuxième période de 1902 à 1960 : la droite comme représentation graphique de fonction
I.2.3 : Troisième période : à partir de 1959, le temps des réformes
I.2.4 : Quatrième période à partir de 1986 : le problème au cœur du processus d’apprentissage
I.2.5 : Conclusion sur l’évolution de la transposition didactique de la notion de fonction affine
I.3 : Étude des organisations mathématiques de la notion de fonction affine
I.3.1 : Étude de l’organisation mathématique dans les programmes de 2008
I.3.2 : Étude de l’organisation mathématique de la notion de fonction affine dans le manuel Sésamaths de la classe de 3e
I.4 : Conclusion
CHAPITRE II : DEUX POINTS DE VUE
II.1 : La covariation
II.2 : L’expression de ces deux points de vue dans les différents registres
II.3 : Cycle de modélisation
II.4 : Conclusion
CHAPITRE III : LE CHOIX DU CADRE THÉORIQUE
III.1 : Mise en évidence des difficultés repérées
III.2 : Les fondements théoriques
III.2.1 : La Théorie des situations didactiques (TSD)
III.2.2 : L’apprentissage par problématisation
III.3 : A propos des définitions
III.4 : Vers une praxéologie de modélisation de la fonction affine
III.5 : Le cadre épistémique pour l’apprentissage par problématisation
III.6 : Le rôle du langage
III.7 : Le contrat didactique
III.8 : Structure générale du cadre épistémique
III.9 : Conclusion
CONCLUSION
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