Le chaos atmosphérique
L’échéance de validité des prévisions météorologiques communément admise par le grand public est de quelques jours. Prévoir l’état de l’atmosphère au-delà de ces échéances, comme nous proposons de le faire dans cette thèse, semblera dès lors une entreprise audacieuse. En effet, depuis les travaux fondateurs d’Edward Lorenz dans les années 1960, il existe un consensus pour affirmer que l’atmosphère est régie par une dynamique chaotique : même avec des équations décrivant aussi précisément que possible son évolution, leur résolution numérique à partir d’un état initial réaliste mène toujours en temps fini à un état simulé très éloigné de la réalité correspondante. Or il est impossible de disposer de l’état initial « exact » au lancement d’une prévision : aucun réseau d’observation n’est assez dense pour connaître en tous points les valeurs des variables physiques requises, les observations disponibles sont entachées d’incertitudes inhérentes aux appareils de mesure, et même la précision utilisée par les ordinateurs pour le calcul influe sur la solution obtenue. Dès lors, les erreurs entre l’état de l’atmosphère simulé et celui dans lequel elle se trouve réellement vont croissant au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’initialisation, jusqu’à rendre la prévision inutilisable. Lorenz (1963) a tiré cette conclusion avec un système de trois équations représentant de manière simplifiée la convection atmosphérique. Elle fut ensuite confirmée avec un autre système d’équations décrivant plus précisément la dynamique de l’atmosphère, pour lequel la limite de prévisibilité est de 17 jours (Lorenz, 1969). Dans le cadre d’une prévision météorologique opérationnelle, le modèle physique sous-jacent est plus complexe et nécessite plus de données pour son état initial : les échéances de validité des prévisions y sont encore inférieures et ne dépassent pas 10 ou 12 jours. Cette limite correspond à la prévision météorologique à moyen terme, dont l’amélioration est la vocation principale du Centre Européen de Prévisions Météorologiques à Moyen Terme, qui sera désigné dans toute cette thèse par son acronyme anglophone ECMWF (European Centre for Medium-range Weather Forecasts).
De quelles informations pertinentes dispose-t-on dans la fenêtre infra-saisonnière ?
En prévision météorologique à court et moyen terme, les systèmes de prévision parviennent à fournir une information réaliste en raison de leur proximité avec l’initialisation. Les erreurs croissantes de prévision n’atteignent pas encore un niveau rédhibitoire et on considère donc que l’information provient essentiellement des conditions initiales. En prévision saisonnière, des mécanismes liés à d’autres composantes du système climatique contraignent l’évolution de l’atmosphère. L’atmosphère est une enveloppe fluide en contact avec la surface terrestre, avec laquelle elle échange des flux d’énergie et d’humidité. En raison de l’inertie de l’océan et des surfaces continentales, une partie de ces flux présente une variabilité faible aux échéances saisonnières et représente pour l’atmosphère des conditions aux limites variant lentement qui influencent sa dynamique. C’est pourquoi on considère que l’information en prévision saisonnière provient essentiellement des conditions aux limites, ce qui a été désigné par Lorenz (1975) sous le terme de « prévisibilité de second ordre ». Les échéances infra-saisonnières, quant à elles, sont déjà éloignées des conditions initiales, tout en ne couvrant pas des fenêtres temporelles suffisamment longues pour que les conditions aux limites soient complètement prépondérantes (Vitart, 2004). Ceci est illustré par la Figure 1.3 : l’échelle mensuelle est concernée entre autres par les informations de la troposphère (en rouge) qui sont liées aux conditions initiales, par « ENSO » (en jaune) qui est lié aux conditions aux limites, et par « soil moisture » (en bleu) qui relève à la fois des conditions initiales et aux limites. La prévision infra-saisonnière tire donc parti de ces deux catégories d’information à la fois, mais de manière limitée pour chacune d’entre elles. Nous détaillons les mécanismes associés dans les paragraphes qui suivent.
Influence sur le climat global
L’enveloppe convective de la MJO est caractérisée par une augmentation de la nébulosité et de fortes anomalies positives de précipitations à son passage, à des échelles de temps de l’ordre de la semaine. Dans le même temps, une zone voisine présente une réduction des précipitations car la convection est inhibée par subsidence compensatoire. Cette modulation des précipitations dans la bande tropicale, illustrée phase après phase par la Figure 1.8, correspond à l’impact le plus notable de la MJO sur le climat global. Toutefois, ce n’est pas le seul (Woolnough, 2019; Zhang, 2013). La Figure 1.9, tirée de l’étude globale de Donald et al. (2006), montre qu’on observe des anomalies significatives de pluies (dont le signe change avec la phase de la MJO) dans de nombreuses régions du globe, y compris des zones éloignées de la bande équatoriale Indo-Pacifique (par exemple la côte Est de l’Amérique du Nord). Par ailleurs, la MJO agit sur d’autres variables climatiques comme la température. Matsueda et Takaya (2015) montrent ainsi que la fréquence des événements de température extrême à l’échelle globale change entre les périodes actives et inactives de la MJO. Les impacts de la MJO aux latitudes extra-tropicales illustrent ce l’on appelle de manière générale des téléconnexions, c’est-à-dire des relations entre variables climatiques à distance. Les mécanismes de téléconnexions liés à la MJO sont résumés pas la Figure 1.10. Le chauffage diabatique et la divergence à la tropopause, créés par la convection, déclenchent des ondes de Rossby qui se propagent vers les pôles et créent des anomalies de circulation aux moyennes latitudes (Stan et al., 2017). Par exemple, la MJO est capable d’avoir un effet indirect sur les conditions infra-saisonnières en Europe, car elle influe sur la circulation atmosphérique de l’Atlantique Nord grâce à sa téléconnexion avec l’Oscillation Nord-Atlantique (NAO) qui a été démontrée par Cassou (2008).
ENSO et fenêtres d’opportunité
À l’instar de la MJO, certaines phases de l’ENSO favorisent des prévisions de meilleure qualité, y compris aux échéances infra-saisonnières. Il ressort généralement que, durant les événements marqués de l’ENSO (El Niño et/ou La Niña), les capacités de prévision sont améliorées du fait d’un signal plus important. Dans la bande tropicale, Li et Robertson (2015) remarquent de meilleures prévisions de précipitations à 3 semaines d’échéance les années où un événement ENSO est en cours. Le même type de constat est réalisé à plus fine échelle sur l’Australie par Hudson et al. (2011). Toutefois, en distinguant les phases El Niño et La Niña, on observe fréquemment que l’une favorise la prévision des précipitations tandis que l’autre la dégrade. Par exemple, (Vigaud et al., 2017b) montrent que les prévisions dans trois zones de mousson (Afrique de l’Ouest, Amérique du Nord, Asie) sont plus performantes en phase La Niña qu’en phase neutre, et plus encore qu’en phase El Niño, tandis que le comportement contraire est observé en Afrique de l’Est (Vigaud et al., 2018). Moyennant une étude préalable sur la région d’intérêt, les conditions de l’ENSO renseignent donc sur de potentielles fenêtes d’opportunité, pour les précipitations comme pour d’autres variables telles que les températures (par exemple Liang et Lin, 2018, sur l’Asie) et leurs extrêmes (White et al., 2014, sur l’Australie). En outre, la prise en compte simultanée des conditions ENSO et de l’état de la MJO permet de dégager des fenêtres d’opportunité croisées ENSO-MJO, comme le souligne le modèle statistique de prévision des températures en Amérique du Nord de Johnson et al. (2014).
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Table des matières
I Introduction
1 La prévision infra-saisonnière : état de l’art et enjeux
1.1 Qu’est-ce que la prévision infra-saisonnière ?
1.1.1 Le chaos atmosphérique
1.1.2 Météo et climat
1.1.3 La prévision infra-saisonnière, un positionnement intermédiaire
1.1.4 Le projet S2S
1.1.5 Applications potentielles
1.1.6 Limites et enjeux de recherche
1.2 De quelles informations pertinentes dispose-t-on dans la fenêtre infra-saisonnière ?
1.2.1 L’oscillation de Madden-Julian (MJO)
1.2.2 Les conditions aux limites variant lentement
1.2.3 Les fenêtres d’opportunité
1.3 La prévision infra-saisonnière des précipitations dans le Pacifique Sud-Ouest tropical
1.3.1 Contexte climatique
1.3.2 Pourquoi s’intéresser à la prévision infra-saisonnière des précipitations dans cette région ?
1.3.3 Un territoire d’étude : la Nouvelle-Calédonie
1.4 La prévision numérique des précipitations : limitations et enjeux
1.4.1 De la difficulté à représenter correctement les précipitations
1.4.2 Prise en compte des incertitudes de la prévision a priori
1.4.3 Correction des prévisions de précipitations a posteriori
1.4.4 Application aux précipitations du projet S2S
1.5 Problématiques abordées dans cette thèse
2 Outils et modèles
2.1 Les systèmes de prévision infra-saisonnière du projet S2S
2.2 Le système de prévision S2S de Météo-France
2.2.1 Le modèle de climat couplé CNRM-CM
2.2.2 Mise en place du système de prévision S2S
2.3 Le système de prévision S2S de l’ECMWF
2.3.1 Le modèle global couplé
2.3.2 Initialisation et génération des ensembles
2.4 Évaluation des prévisions
2.4.1 Données de référence
2.4.2 La procédure de vérification
2.4.3 Incertitude et significativité
2.5 Synthèse
II La prévision multi-modèle
3 Apport d’une approche multi-modèle à la prévision infra-saisonnière des précipitations
3.1 Introduction
3.2 Construction des multi-modèles
3.2.1 Les re-prévisions S2S utilisées
3.2.2 Multi-modèle équilibré
3.2.3 Multi-modèle pondéré
3.2.4 Multi-modèle tous membres
3.3 Évaluation des prévisions S2S
3.3.1 Prévisions déterministes
3.3.2 Prévisions probabilistes
3.3.3 Bilan
3.4 Taille d’ensemble et scores de prévision
3.4.1 Quel est l’impact de la taille d’ensemble sur les scores des modèles individuels ?
3.4.2 Comment expliquer les améliorations du multi-modèle : taille d’ensemble ou diversité ?
3.5 Quelle est la meilleure approche multi-modèle ?
3.6 Focus sur cinq zones
3.7 Synthèse
III Utilisation de la prévisibilité grande échelle
4 La prévision infra-saisonnière statistico-dynamique
4.1 Introduction
4.2 Influence de la grande échelle sur l’occurrence de fortes précipitations dans le Pacifique Sud-Ouest tropical
4.2.1 Éléments de méthodologie
4.2.2 Résultats
4.3 Quelle est la capacité des systèmes S2S à prévoir l’ENSO et la MJO ?
4.3.1 Prévision des anomalies de TSO dans la boîte Niño 3.4
4.3.2 Prévision de la MJO
4.4 Les impacts de l’ENSO et de la MJO sur les fortes précipitations sont-ils correctement représentés par les modèles numériques ?
4.4.1 Représentation des impacts de l’ENSO
4.4.2 Représentation des impacts de la MJO
4.4.3 Bilan
4.5 Développement et évaluation d’une approche statistico-dynamique bayésienne
4.5.1 Aperçu des approches mathématiques existantes
4.5.2 Résumé de l’article paru dans Climate Dynamics
4.5.3 Article : Improving subseasonal precipitation forecasts through a statisticaldynamical approach : application to the southwest tropical Pacific
4.6 L’approche statistico-dynamique améliore-t-elle la représentation des impacts de l’ENSO et de la MJO dans les modèles ?
4.6.1 Représentation des impacts de l’ENSO
4.6.2 Représentation des impacts de la MJO
4.6.3 Bilan
4.7 Quelle est la prévisibilité théorique apportée par les indices liés à l’ENSO et à la MJO ?
4.8 Synthèse
5 Fenêtres d’opportunité et études de cas sur la Nouvelle Calédonie
5.1 Introduction
5.2 Méthodologie
5.2.1 Paires observation/membre
5.2.2 Phases de l’ENSO et de la MJO
5.2.3 Pourcentage de bonnes prévisions
5.2.4 Significativité et robustesse
5.3 Conditions de grande échelle a posteriori favorables à l’anticipation de fortes pluies
5.3.1 L’influence de l’ENSO
5.3.2 L’influence de la MJO
5.3.3 Bilan
5.4 Les opportunités liées aux conditions de grande échelle en Nouvelle-Calédonie
5.4.1 Les opportunités liées à l’ENSO
5.4.2 Les opportunités liées à la MJO prévue
5.4.3 Les opportunités liées aux conditions MJO initiales
5.4.4 Bilan
5.5 Études de cas
5.5.1 Présentation des cas retenus
5.5.2 Cas n°1 : 6-8 février 2001
5.5.3 Cas n°2 : du 11 au 15 mars 2012
5.5.4 Cas n°3 : 27 février-1er mars 2006
5.5.5 Cas n°4 : 29-30 décembre 2003
5.5.6 Bilan des cas présentés
5.6 Synthèse
Conclusion
6 Conclusions et perspectives
6.1 Synthèse générale et discussions
6.1.1 Quelles sont les capacités actuelles des systèmes S2S pour prévoir les précipitations sur le Pacifique Sud-Ouest tropical ?
6.1.2 Comment les capacités des systèmes de prévision infra-saisonnière peuventelles être améliorées a posteriori ?
6.1.3 Quel rôle les modes de variabilité grande échelle que sont l’ENSO et la MJO jouent-ils sur la prévisibilité ? Les systèmes de prévision en tirentils parti de manière optimale ?
6.1.4 Les prévisions S2S permettent-elles d’anticiper les événements de fortes pluies en Nouvelle-Calédonie à plusieurs semaines d’échéance ?
6.2 Perspectives
6.2.1 Des re-prévisions aux prévisions en temps réel
6.2.2 Quels sont les niveaux d’agrégation spatiale et temporelle optimaux ?
6.2.3 Identification et évaluation des fenêtres d’opportunité
6.2.4 La représentation des impacts de l’ENSO et de la MJO
6.2.5 Vers les applications opérationnelles
Liste des Figures
Liste des Tableaux
Acronymes
Bibliographie
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