Prévalence des ruptures de galéniques à domicile

La sécurisation de la prise médicamenteuse est un enjeu majeur de santé publique comme en témoigne les efforts déployés ces quinze dernières années par les autorités publiques. D’après un bilan rédigé par l’Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé datant de juin 2009, plus de 57 % des erreurs médicamenteuses se dérouleraient au moment de l’administration du médicament (1). La voie orale est la voie d’administration la plus habituelle tout particulièrement en ce qui concerne les traitements chroniques pris en ville (2). Les différentes erreurs pouvant survenir lors de l’administration orale d’un médicament sont identifiées (erreurs de médicament, de dosage, de voie d’administration, de patient…) (1). La rupture inappropriée de galénique est l’une d’entre elle. Elle est rarement évoquée et peu explorée. Ce type de manipulation se déroule dans l’intimité des services de soins ou des foyers et n’est pas identifiée comme potentiellement dangereuse (3). La rupture de galénique peut être considérée comme inappropriée quand elle entraîne une modification dans les propriétés pharmacocinétiques ou pharmacodynamiques d’une molécule par rapport à ce qui a été initialement prévu lors de sa fabrication, ou lorsqu’elle entraîne une perte de substance qui modifie les dosages administrés (4). Elle expose le patient à différents risques dont l’impact est difficile à estimer (5, 6) : modification de la vitesse d’absorption, de la durée d’action de la molécule, des processus de dégradation, des effets secondaires, des interactions médicamenteuses, des concentrations plasmatiques… Les risques liés à la rupture de galénique varient en fonction de la molécule concernée, de la galénique initiale, de la technique de rupture utilisée, du véhicule choisi pour administrer le médicament modifié (eau, jus de fruit, yaourt, compote…), du temps entre la rupture et l’administration au patient (7-10)…

Plusieurs études sur cette pratique ont été menées dans des structures pour personnes âgées (établissements d’hébergement ou unité de court séjour de gériatrie). Elles ont permis d’évaluer que la rupture de galénique était un phénomène répandu en établissement avec des prévalences observées très variables allant de 7 % à près de 35 % des patients étudiés concernés (6, 11-15). Dans près de la moitié des cas, la rupture de galénique concernent des médicaments qui ne devraient pas être rompus ce qui permet de la qualifier d’inappropriée (11, 12, 15). Les études mettent également en évidence que les soignants sont fréquemment à l’initiative de la rupture (11) et que les prescripteurs n’en sont pas toujours informés (6). Les motifs évoqués par les soignants pour justifier la rupture de galénique sont la présence de troubles de la déglutition et de troubles psycho-comportementaux (15). La population âgée est consommatrice chronique de médicaments (six molécules par jour ou plus au-delà de 80 ans selon Hajjar et al (16)). Elle serait exposée à la rupture de galénique et donc à la rupture de galénique inappropriée si on se base sur les pratiques observées dans les structures de soins gériatriques. A notre connaissance, il n’existe pas de données dans la littérature concernant la rupture de galénique des médicaments dans la population âgée de 65 ans ou plus vivant à domicile. L’objectif principal de cette étude était d’estimer la prévalence de la rupture galénique d’au moins une molécule dans une population de sujets âgés de 65 ans ou plus vivant à domicile et prenant au moins un médicament par voie orale depuis deux semaines ou plus. L’objectif secondaire était d’identifier les personnes à l’initiative de la rupture de galénique des médicaments.

Méthodes 

Schéma d’étude et population 

Il s’agissait d’une étude épidémiologique observationnelle, transversale, monocentrique à visée descriptive. Etaient inclus dans cette étude les sujets âgés de 65 ans ou plus vivant à domicile et prenant au moins un médicament par voie orale depuis deux semaines ou plus. Les inclusions se sont déroulées de façon consécutive, du 1er septembre 2018 au 1er septembre 2019 parmi les patients ou leurs accompagnants, se présentant dans les lieux suivants :
– Service de court séjour gériatrique du site de Pierre-Zobda Quitman, Centre Hospitalier et Universitaire Martinique ;
– Service de court séjour gériatrique du site de Trinité, Centre Hospitalier et Universitaire Martinique ;
– Consultation spécialisée pour la mémoire, site de Pierre-Zobda Quitman, Centre Hospitalier et Universitaire Martinique ;
– Hôpital de jour gériatrique, site de Mangot Vulcin, Centre Hospitalier et Universitaire Martinique ;
– Réseau gérontologique de Martinique.

Les personnes incapables de répondre aux questionnaires et n’ayant pas d’aidant référent capable de répondre, les personnes ayant changé de domicile depuis deux semaines ou moins, les personnes résidant en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, et les personnes ayant refusé de participer à l’étude étaient non-incluses.

Données recueillies 

Les questionnaires ont été remplis par les médecins du service. Les variables sociodémographiques recueillies concernaient principalement l’âge, le sexe, et l’existence ou non d’un aidant principal (familial et/ou professionnel). Sur le plan clinique, la présence ou non de troubles cognitifs connus était notée. Le risque de dépression a été apprécié par l’adaptation française de la Geriatric Depression Scale en 4 items (17). La présence de troubles psychocomportementaux de type opposition, agressivité, refus a été appréciée de façon anamnestique ou clinique par l’investigateur. Sur le plan fonctionnel, le niveau de dépendance a été évalué par les activités de la vie quotidienne (ADL) de Katz (18) et les activités instrumentales de la vie quotidienne (IADL) de Lawton (19). La personne était considérée comme dépendante aux ADL lorsqu’elle ne réalisait pas toute seule l’une des six activités de l’échelle de Katz (hygiène corporelle, habillage, toilette, déplacements, prise de repas, continence). Elle était considérée comme dépendante aux IADL lorsqu’elle ne réalisait pas toute seule l’une des huit activités instrumentales de l’échelle de l’échelle de Lawton (usage du téléphone, courses, préparation des repas, tâches ménagères, blanchisserie, utilisation des transports, prise de médicament, gestion des finances). La mobilité a été appréciée selon des données anamnestiques. Les personnes faisant moins de 5 m en autonomie avec ou sans aide matériel ont été considérés comme grabataires, de même que les personnes ne faisant pas seuls (aide matériel autorisée) le transfert lit-fauteuil. L’état bucco-dentaire a été apprécié de façon anamnestique et clinique par l’investigateur. La présence de troubles de la déglutition a été appréciée par l’investigateur sur données anamnestiques, et si nécessaire, en réponse à la question « Avez-vous la sensation de vous étrangler à la prise de solide ? De liquide ? Ou de comprimé/gélule ? » (20). Une réponse positive à l’une de ses trois questions a été considérée comme suspecte de trouble de la déglutition. La dysphagie a été appréciée sur données anamnestiques (diagnostic confirmé dans les antécédents, observation de fausse-route par l’entourage). L’évaluation nutritionnelle a été réalisée avec le MNA dans sa version courte (MNA sf) (21), et par l’indice de masse corporelle. Un score MNA-sf inférieur à 12 était considéré comme la présence d’une dénutrition ou d’un risque de dénutrition. Le niveau de comorbidité a été mesuré à l’aide d’une version adaptée à la CIM 10 de l’échelle de Charlson (22).

Concernant les médicaments, le nombre de molécules prises par jour par la personne a été recueilli. Les modalités de prise (personne responsable de l’administration des médicaments, nombre de prise de médicaments per os par jour, l’existence d’une rupture de galénique (et si oui combien et comment)) ont été recueillies. La rupture de galénique a été appréciée à travers les questions suivantes: durant les deux dernières semaines, avez-vous écrasé un comprimé au moins une fois ? Si oui, le faites-vous de façon habituelle ? Durant les deux dernières semaines, avez-vous coupé un comprimé qui ne devrait pas l’être (dragée, comprimé pelliculé…) au moins une fois ? Si oui, le faites-vous de façon habituelle ? Durant les deux dernières semaines, avez-vous ouvert une gélule au moins une fois? Si oui, le faites-vous de façon habituelle ? Durant les deux dernières semaines, avez-vous mâché vos comprimés ou vos gélules au moins une fois ? Le faites-vous de façon habituelle ? Les modalités de rupture seront recueillies de façon spontanée, sans indication de la part de l’investigateur afin de ne pas influencer la réponse, puis classées (utilisation d’un dispositif vendu en pharmacie prévu pour la rupture de galénique, utilisation d’un mortier ou système assimilé, utilisation d’une technique artisanale (par exemple : couteau de cuisine, cuillère…). La rupture de galénique médicament par médicament ou tous les médicaments ensemble a été recueillie de façon spontanée ou par questionnement. Les modalités de prise (mélange avec de la nourriture et/ou de la boisson) ont été recueillies.

Analyses statistiques 

Le critère de jugement de l’étude était la prévalence de la rupture de galénique. Cette prévalence a été calculée en divisant le nombre de personnes chez qui il y a eu au moins une rupture galénique, par le nombre de personnes incluses dans l’étude. En analyse descriptive, les variables qualitatives ont été décrites par leur effectif et leur pourcentage, les variables quantitatives par leur moyenne et leur écarttype. Les comparaisons de pourcentages ont été réalisées par le test du chi² ou le test exact de Fisher, selon les conditions d’application. Les analyses statistiques ont été réalisées avec le logiciel SAS V9.4 (SAS Institute, Inc., Cary, NC). Le seuil de signification des tests statistiques réalisés était fixé à p< 0,05.

Aspects éthiques et règlementaires 

Cette étude s’est déroulée conformément à la déclaration d’Helsinki et les lois françaises concernant la recherche biomédicale. Elle a reçu l’aval du comité d’éthique chargé de veiller à la protection des personnes incluses dans ce genre de recherche (sous le numéro 2018T3-08). N’ont été incluses dans l’étude que les personnes ayant donné leur accord pour participer ; et en cas d’incapacité à donner leur accord, celui-ci a été recueilli auprès de la personne de confiance. Une note d’information a été remise à chaque patient participant à l’étude.

Résultats

Au total, 209 personnes (dont 7 accompagnants) ont été incluses dans l’étude. Elles étaient âgées en moyenne de 83 ± 7 ans. Le score moyen à l’échelle de comorbidité de Charlson était de 4 ± 2. Elles prenaient en moyenne 5 ± 3 médicaments différents, avec un nombre moyen de prise journalière de 3 ± 1. Pour les 37 personnes chez qui une rupture de galénique a été notée, le nombre moyen de ruptures était de 2,4 ± 2.

Sur les 209 personnes incluses dans l’étude, 37 (17,7 %) avaient rompu la galénique d’au moins un médicament, soit de façon habituelle (n= 30), soit de façon occasionnelle (n= 7). La fréquence de la rupture de galénique était significativement associée (p= 0,007) au statut de la personne qui donnait les médicaments (tableau 2). En effet, comparé à la personne elle-même, la rupture de galénique était plus fréquente lors que c’était l’entourage non-soignant (aidant-familial ou aide-ménagère) qui donnait les médicaments (p= 0,004). De même, la rupture était plus fréquente lorsque la famille donnait les médicaments, comparativement à l’infirmière (p= 0,04). En revanche, aucune différence significative n’a été mise en évidence entre l’infirmière et la personne elle-même (p= 0,36) .

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Table des matières

Introduction
Méthodes
Schéma d’étude et population
Données recueillies
Analyses statistiques
Aspects éthiques et règlementaires
Résultats
Discussion
Conclusion
Références

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