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Les rôles des stéréotypes chez le jeune enfant
Une des missions de l’apprentissage du français à l’école est culturelle : doter les enfants d’une culture littéraire doit leur permettre de découvrir des univers littéraires, imaginaires ou non, qui lui permettront d’entrer d’abord dans l’écrit, puis d’entrer dans une phase de développement de l’imaginaire.
Le.la jeune élève sera très rapidement confronté.e à de nombreux textes, albums, romans qui lui permettront de grandir en lui proposant des personnages et situations plus ou moins proches de la réalité vécue. Afin de rendre accessible la lecture à un jeune enfant, capable d’une compréhension moins fine qu’un lecteur plus mature, les livres jeunesses sont truffés de personnages tou.te.s plus ressemblant.e.s les un.e.s que les autres. Afin de comprendre les enjeux de l’histoire, l’enfant peut ainsi s’appuyer sur un univers rassurant et stable qui lui permettra facilement d’identifier « la maman », « le papa », « l’enfant » et autres personnages, à partir de traits communs qui, petit à petit, vont se muer en stéréotype : le père qui travaille, la mère qui prend soin de son enfant par exemple.
A l’école, les oeuvres présentées, dans un but de construction d’une culture commune donc, présenteront des situations assez proches les unes des autres pour y voir des stéréotypes, c’est d’ailleurs ce que les programmes pour le cycle 2 indiquent en précisant qu’un des objectifs est de « s’insérer dans la société où ils vivront ». En travaillant sur des lectures en réseaux, qu’ils soient d’auteurs.rices ou de genre, les enseignants favorisent la construction d’une idée stable, fixe d’un phénomène ou d’un personnage. C’est notamment le cas lors du travail sur le conte traditionnel, premier fournisseur de stéréotypes de genre dans l’imaginaire collectif.
Le stéréotype dans le conte traditionnel
Avant de mentionner les stéréotypes retrouvés dans le conte traditionnel, il est important de rappeler à la fois son origine et son intérêt. Car si l’appropriation de stéréotypes de genre dessert l’égalité, le conte traditionnel présente de véritables atouts, outre stylistiques, dans la croissance de l’enfant.
La plupart des contes rencontrés à l’école ou ailleurs nous proviennent du XVIIème siècle (Perrault) et du XIXème siècle (Grimm, Andersen). Ils sont les transcriptions d’histoires populaires de tradition orale, souvent d’origine médiévale, et racontée pendant de longues années de génération en génération. Charles Perrault, en collectant ces premiers récits, leur apporte la forme noble de l’écrit et en profite, au passage, pour leur attribuer une valeur symbolique particulièrement forte et moraliste6. Contemporain de La Fontaine sous Louis XIV, Perrault a cherché à utiliser ces contes à des fins d’apprentissage à l’instar des Fables. Si les versions des contes de Perrault nous parviennent aujourd’hui relativement peu, notamment supplantées par celles de Walt Disney, elles restent une référence incontournable dans l’étude des contes traditionnels en situation scolaire. En mettant en scène des personnages simples et peu originaux, les contes permettent une identification immédiate des enfants à ceux-ci qui, pour la plupart, sont aussi jeunes que les lecteurs qui les découvrent. Ainsi, le Petit Chaperon Rouge n’a pas nom et est nommé par son habillement : il s’agit donc d’une simple description et n’importe qui peut être sous le capuchon, le lecteur en premier. Dans sa célèbre Psychanalyse des contes de fées7, Bruno Bettelheim explique que les histoires racontées, les adversités rencontrées par les personnages, ont vocation à rappeler certaines étapes de la vie d’un enfant.e et d’un.e adolescent.e. On ne citera pas sa bien connue lecture du Petit Chaperon Rouge, mais il évoque pour plusieurs textes mais aussi de manière générale cette correspondance avec les étapes de la vie que chacun traverse : construction sociale, rapport à la famille, puberté, sexualité. Cette identification est par ailleurs facilitée, ou plutôt simplifiée par les univers très contrastés au sein desquels prennent place les personnages : qui est un riche prince ou une superbe princesse, qui une pauvre fermière ou un vaurien.
Ces contes ont donc besoin de repères simples, stables et lisibles pour pouvoir délivrer leur message moraliste : pourquoi dans ce cas rendre complexe le genre des personnages ? Il paraît évident que le XVIIème siècle ne voyait que peu de débats sur le genre et femmes et hommes semblaient devoir tenir une place prédéfinie dans leur groupe social, bien plus encore que de nos jours. Dès lors, les hommes sont plutôt montrés comme des personnages aventureux, cherchant pour beaucoup la gloire et à montrer leur valeur sur l’autel d’exploits tous plus excitants les uns que les autres. L’exemple de La Belle au Bois Dormant est extrêmement parlant en ce sens puisque l’intervention du prince, après avoir vaincu ennemis et nature hostile, contraste fortement avec la passivité d’une belle princesse qui, se blessant en prenant la première décision de sa vie, l’attend en… dormant. Quel meilleur exemple de la passivité des personnages féminins dans les contes traditionnels ? On peut d’ailleurs retrouver cet exemple chez d’autres personnages comme Blanche-Neige. Trois types de personnages féminins majeurs semblent cohabiter dans l’univers des contes :
a. La belle et jeune fille, douce, gracieuse, aimée des hommes et des animaux, qu’elle soit princesse ou paysanne son rôle se cantonne à l’attente de l’intervention d’un homme pour que sa vie puisse prendre un tournant désirable (la maternité).
b. La belle-mère aigrie, la marâtre qui cherche à discréditer, se délester de ses enfants. Parfois reine tyrannique, parfois bûcheronne, elle est souvent décrite avec les attributs d’une féminité passée, vieillissante, fanée.
c. La sorcière, grand classique du personnage féminin moyenâgeux, d’abord décrite comme laide, elle sera aussi cruelle et maléfique, proche du procès fait des femmes dites hystériques.
Comme nous l’avons vu, ces images de la femme correspondent de près ou de loin à l’image passée de celle-ci, mais aussi à certaines conceptions encore très présentes, dans une société qui met plus que jamais en valeur la jeunesse et la beauté, cherchant sinon à contrer à tromper le vieillissement physique, et privilégiant les qualités d’écoute et de discrétion chez les femmes lorsque les hommes se doivent d’être plus visibles, audibles, et sont plutôt mis en valeur lors de leur vieillissement, plutôt qualifié comme « sagesse ». A quoi cette perpétuité est-elle due ? La littérature, de jeunesse notamment, et les stéréotypes qu’elle transporte ont-ils leur part de responsabilité lorsqu’on fait le constat de la place de la femme dans la société actuelle ?
Présentation du contexte d’enseignement
La classe dont j’ai la responsabilité cette année est à l’école Houdon, située dans le quartier des Abbesses à Paris. Il s’agit d’un quartier qui regroupe principalement des familles aisées, diplômées, travaillant dans des secteurs dits « intellectuels » tels que les métiers de l’image et de l’information, ainsi que des cadres administratifs ou techniques exerçant des responsabilités au sein de l’entreprise. Une partie non négligeable des familles de l’école est néanmoins en situation précaire voire très précaire, logeant dans les hôtels du quartier pour la plupart.
Les élèves de ma classe de CE1 présentent ces différents profils. Il s’agit d’une classe de 20 élèves : 8 filles et 12 garçons, tou.te.s scolarisé.e.s auparavant dans la même école élémentaire et dans deux écoles maternelles du quartier. Exception est faite d’une élève arrivée en cours d’année d’un autre arrondissement parisien. Lors des séances de débat à portée philosophique que nous évoquerons plus tard, un élève d’ULIS (Unité Localisée pour l’Inclusion Scolaire) vient travailler au sein de la classe. 13 des 21 élèves ne vivent pas avec leurs deux parents, huit d’entre eux vivent en garde alternée, quatre vivent seulement avec leur mère et une élève vit en MECS (Maison d’Enfants à Caractère Social). Cette image sociologique des élèves me semble importante dès lors que le sujet abordé implique les représentations genrées des individus, une première représentation chez l’enfant étant celle donnée à percevoir par l’environnement familial, premier pourvoyeur de stéréotypes.
Indistinctement de leur situation sociale et familiale, les élèves présentent des très grandes disparités de niveau dans chaque domaine : en lecture et écriture, une élève est à ce jour en phase d’apprentissage de la lecture, cinq élèves montrent de grandes difficultés et cinq autres des difficultés sur certaines notions précises. La classe est à peu près divisée en deux lorsqu’il s’agit de compétences de langage oral, douze élèves ne présentant aucune difficulté particulière tandis que neuf peinent à prendre la parole, structurer leurs idées et phrases, adapter leur niveau de langue et/ou leur volume de voix pour être entendu.e.s clairement.
Enfin, le CE1 est un niveau où les élèves sont encore très jeunes : ainsi, la maturité des élèves varie énormément, certain.e.s ayant encore six ans en décembre quand d’autres ont fêté leur huitième anniversaire dès janvier. A ce stade de leur vie une année représente une proportion importante de leur existence, et cet écart se traduit bien souvent par des difficultés notables chez les plus jeunes (bien que cette observation soit à relativiser, certain.e.s des plus jeunes étant des élèves « performants » tandis que d’autres, plus vieux, le sont moins).
Il est à noter que l’équipe pédagogique avait proposé un travail sur l’occupation des espaces « balle » de la cour de récréation l’année précédente. Tous les élèves avaient été invités à proposer puis voter un fonctionnement permettant à filles et garçons d’occuper les espaces « balle au pied » et « basket-ball » lors des récréations. Le résultat a donné lieu à une alternance non-mixte d’occupation : le jour où seuls les garçons peuvent jouer au football, seules les filles peuvent jouer au basket-ball, et vice-versa le lendemain (le mercredi étant mixte). Inutile d’admettre que les filles n’investissent que rarement et brièvement le terrain de football quand celui-ci leur est pourtant réservé… Cette expérimentation paraît intéressante au regard de ma problématique mais l’inflexion de l’équipe pédagogique face aux propositions de changement
Dispositif mis en place et objectifs
Pour travailler sur cette thématique des stéréotypes de genre dans la littérature jeunesse, j’ai pu m’appuyer sur un travail déjà effectué avec ma binôme PES en période 2, de novembre à décembre, sur les contes classiques. Les élèves avaient déjà pu constater des similitudes dans les profils de princes et de princesses. J’ai choisi lors de la période 3 (du 7 au 28 janvier) de poursuivre ce travail en proposant un travail sur les contes revisités et/ou modernes. Les programmes en lecture et compréhension de l’écrit pour le cycle 2 explicitent les objectifs d’apprentissage liés au travail sur le genre littéraire, sur les lectures en réseau :
« La fréquentation d’œuvres complètes (lectures offertes ou réalisées par les élèves eux-mêmes, en classe ou librement) permet de donner des repères autour de genres, de séries, d’auteurs… De cinq à dix œuvres sont étudiées par année scolaire du CP au CE2. Ces textes sont empruntés à la littérature de jeunesse et à la littérature patrimoniale (albums, romans, contes, fables, poèmes, théâtre). Les textes et ouvrages donnés à lire aux élèves sont adaptés à leur âge, du point de vue de la complexité linguistique, des thèmes traités et des connaissances à mobiliser. » 8
Il s’agissait alors de proposer aux élèves des contes et histoires présentant les personnages habituels sous un nouveau jour, dépassant les stéréotypes communs aux contes classiques et proposant donc une nouvelle vision des rôles habituellement attribués, notamment aux princes et princesses. Ces rôles avaient déjà été mis en avant par les élèves, notamment lors de la lecture du conte du conte des frères Grimm Le Vaillant Petit Tailleur9 à l’issue de laquelle une élève avait soulevé la problématique d’un princesse à qui l’on ne demande pas son avis concernant son propre mariage.
Représentations initiales
Dans la classe, les différences physiologiques sont les premières à avoir été mises en avant s’agissant de comparer filles et garçons. D’ailleurs, en lançant le thème du premier atelier-débat à portée philosophique, c’est tout de suite vers la comparaison, et notamment l’opposition que se sont dirigés les élèves. Le travail de classe a montré que le dimorphisme sexuel est au coeur de leurs réflexions. Ainsi, ils semblent constater que les corps masculins et féminins sont quasi-identiques, si ce n’est lorsqu’il s’agit des parties génitales et de la pilosité.
Si, pour certain.e.s, la principale différence se situe dans la capacité à porter un enfant à naître, les poils semblent être un indicateur fort de virilité chez la plupart des élèves : citée plusieurs fois, la présence de barbe définit parfois ce qu’est un garçon (le constat de leur propre impuberté sur ce point n’ayant pas été soulevé), tandis que la longueur des cheveux semble plus ou moins être un marqueur de féminité. Dans les dessins sur la première fiche « Princes et Princesses », j’ai d’ailleurs pu remarquer que la plupart des princesses étaient fournies de longs cheveux, tandis que peu d’enfants ayant représenté un prince ont pris la peine de lui attribuer de chevelure. Il est à noter cependant qu’un des demi-groupes a nuancé ce propos face aux cheveux longs de plusieurs garçons au sein du cercle. Les différences physiologiques ont aussi été mises à mal lorsqu’un élève a présenté son cas, faisant partie d’une fratrie de triplés dont une fille, il a permis aux élèves de se demander ce qu’ils avaient de tellement différent.
La deuxième observation au regard des premiers travaux analysés est celle concernant le rapport à l’autre que chacun entretient par son habillement. Les représentations imaginables semblent déjà profondément ancrées et le premier concept avancé lors du débat a été celui des habits qui diffèrent. Pour la plupart des élèves, les habits parlent de notre appartenant non seulement à un groupe social mais aussi à un groupe genré, puisque « les filles portent des robes et des chaussures à talons », tandis que les garçons sont en pantalon et en chaussures de sport. Le fait étonnant a été ici de constater que leur conception est plus forte que l’expérience puisqu’une cour de récréation voit peu de petites filles en chaussures à talons, et les chaussures de sport semblent tout autant portées par les femmes que les hommes. Aucun.e élève n’a semblé.e en mesure de dépasser cette conception, alors même qu’une seule d’entre huit filles portait une robe et des souliers vernis. Bien sûr, les dessins récoltés ont bien montré une dominance de couleurs dites « féminines » chez les princesses avec du rose, du jaune, mais le plus étonnant reste que les princes dessinés semblent rarement avoir été coloriés, comme si leur principal trait n’était pas leur aspect physique mais l’action dans laquelle ils étaient dépeints.
Mises en pratique de classe
Le travail de littérature sur le conte traditionnel ayant déjà été fait en deuxième période, les oeuvres de jeunesse présentées aux élèves l’ont été en-dehors des séquences d’apprentissage en français – et ce, bien que des liens aient pu être établis par les élèves avec le travail sur les différents types de textes, notamment lorsqu’il s’agit de l’album et du texte documentaire. Les oeuvres présentées aux élèves l’ont donc d’abord été lors de lectures offertes, de travail sur la compréhension orale et la formulation d’hypothèses quant à la suite de l’histoire.
Chaque jour sauf le mercredi, la récréation se termine dans toute l’école par dix minutes consacrées à une collation. Je profite de ce moment calme pour entamer une lecture à voix haute, parfois d’une histoire complète, souvent d’une partie à suivre lorsque les textes sont trop longs pour être entendus en une seule fois. Cette lecture est suivie d’un petit temps d’échange oral lors duquel les élèves reviennent sur l’histoire, les personnages, la morale.
La première histoire que je leur ai lue s’appelle La Belle éveillée10. Elle est une relecture du conte classique du conte de Perrault La Belle au bois dormant11 connu de tous les élèves, et y présente la même princesse sous un autre jour, celui d’un personnage doté entre autres de qualités d’intelligence, de sagacité et athlétique, mais aussi insomniaque, ce qui lui permet de se réveiller sans attendre la venue d’un prince. Elle sortira par ses propres moyens (comprendre : son épée et sa pugnacité) de la forêt de ronces entourant le château et sauvera au passage un prince piégé par les plantes, au milieu des cadavres d’autres princes morts d’épuisement en voulant la délivrer de son sommeil. Elle prend elle-même son destin en main pour se débarrasser des vils conseillers de son père le roi tout en se séparant « bons amis » du prince après avoir conversé quelque temps. Ce personnage du prince est dépeint avec beaucoup d’humour, montrant un homme peu sûr de lui-même et un peu benêt, attiré par le seul aspect physique de la princesse que le portrait royal lui étant parvenu lui avait laissé entrevoir mais déçu par l’apparence moins gracieuse de la princesse de chair et d’os. Cette histoire a beaucoup fait réagir les élèves, notamment car ils ont directement pu faire le lien avec le conte de Perrault pour pouvoir comparer d’abord le déroulement de l’histoire, puis surtout l’image donnée de la princesse. Le constat a été fait que celle-ci n’était, cette fois-ci, pas dans une posture d’attente mais bien le personnage agissant. Ils ont compris que cette différence venait des bonnes grâces distribuées à la naissance par les bonnes fées et qui diffèrent de celles du conte classique : aussi, sa santé robuste, son courage, son assurance, son agilité « sans égale » et son « pouvoir de réussir tout ce entreprendrait » lui permettent d’être un personnage féminin atypique dans un paysage des contes où les femmes sont souvent décrites comme douce, gracieuses, gentilles, belles , et surtout, surtout, passives.
J’ai pu enchainer avec un autre conte inédit du même auteur, Rouge-Crinière12, qui présente l’intérêt premier d’inverser encore un peu plus les rôles traditionnellement attribués aux hommes et aux femmes dans les contes. En effet, si Rouge-Crinière la Sanguinaire semble d’abord présentée comme une terreur, elle est en réalité un chevalier solitaire, vivant seule dans son grand château, et immortelle car conservant son coeur enfermé dans un coffre. Le personnage masculin, lui, est un jeune soldat perdu qui, ayant soif de richesses et sous-estimant son adversaire, se fait piéger par Rouge-Crinière. Chez elle, elle le soigne en lui interdisant simplement l’accès à une petite chapelle (où repose son coeur meurtri, donc), sous peine de le payer de sa vie. Partant chaque jour en guerre et revenant le soir, elle constatera que le jeune homme, libre de ses mouvements, a outrepassé son interdiction et sera sur le point de l’exécuter lorsqu’il lui montrera son coeur, réparé. Les similitudes relevées par les élèves avec les personnages de Barbe-Bleue ont mis en évidence cette inversion des rôles avec une femme puissante et tyrannique, et un homme affaibli et doux. A l’issue de ces deux lectures, un débat à portée philosophie m’a permis sans l’avoir prévu de savoir où en étaient les élèves sur les relations entretenues entre filles et garçons. Le sujet de celui-ci étant l’amitié, j’ai constaté qu’ils évoquaient beaucoup l’amitié entre filles et garçons, citant en particulier leurs propres expériences comme exemples : d’abord les cas où l’on joue ensemble dans la cour de récréation, sans faire attention au sexe de ses partenaires, et tout de suite après en rappelant la différence de centres d’intérêts, évoquant les jeux de balle, de bagarre… Envisager l’amitié fille-garçon ne semblait être un problème que pour quatre élèves, dont trois filles. L’amitié qui lie des enfants d’une même fratrie semble aussi être un axe privilégié puisque les enfants uniques ont eu plutôt tendance à parler de leurs ami.e.s du même sexe que les enfants issus d’une fratrie mixte. Le passage de l’amitié mixte à l’amour semble aussi être au coeur des préoccupations de certains élèves qui ont pu raconter leur expérience. Ce thème de l’amour sera développé un peu plus tard dans l’expérience car il semble intéressant de connaître leurs conceptions à un âge où l’idée même semble devoir en dégoûter certain.e.s.
Le débat suivant avait pour sujet « Le pouvoir » et, là encore, quelques éléments peuvent servir à lire le point de vue des élèves sur les rôles attribués socialement aux hommes et aux femmes. En effet, lors des deux séances et alors que quasiment tou.te.s les élèves se sont exprimé.e.s, seule une élève a semblé envisager le pouvoir détenu par une femme, en définissant celui-ci comme dépendant de « celui ou celle qui le détient », et en portant un jugement sur ces « rois et reines qui ne pensent qu’à eux ». Le reste des débats a été intégralement porté au masculin par les élèves, ce qui, même si l’on ne peut pas en tirer de conclusion hâtive sur leur rapport genré à l’autorité, a montré que leur image du pouvoir était globalement celle renvoyée par la société actuelle, essentiellement incarnée par des hommes.
Suite aux vacances et, donc aux, cinq semaines sans que ce travail ne soit suivi particulièrement, il a donc fallu reprendre les lectures à la rentrée afin de continuer à proposer des représentations différentes des rôles de chacun dans la littérature. C’est cette fois à travers la lecture d’un roman complet, à raison d’un chapitre par jour pendant trois semaines, que ce travail en lecture offerte a été effectué. Clémentine, l’héroïne de La princesse qui détestait les princes charmants13 est un personnage intéressant en ce qu’il appelle à l’imaginaire enfantin des élèves : c’est une jeune fille qui aime s’amuser, fait des bêtises, et refuse « d’obéir », d’appliquer les conventions adultes qu’elle trouve injustes et inutiles. Petit à petit tout au long de l’histoire, les élèves ont pu s’identifier à Clémentine et les retours sont devenus assez intéressants, notamment lorsqu’il est question, dans le livre, du régime alimentaire imposé aux aspirantes à l’école des princesses. En effet, celles-ci ne mangent que très peu et n’ont pas le droit de se nourrir les mercredis, jour de visite des princes charmants. En fait, les princesses idéalisées par cette école correspondent à celles qui emplissent les rayons de jouets, les dessins animés et les contes : elles sont certes passives et n’ont appris qu’à faire du tricot et servir le thé, mais surtout elles subissent une injonction à la minceur (voire à la maigreur dans le cas de la directrice d’école, Cunégonde), dans l’unique but de plaire aux princes qui, eux, ne semblent pas concernés par cette condition. Si l’héroïne se rebelle grâce à son ami qui lui apporte à manger en secret, les élèves ont fait remarquer qu’il était « injuste » de priver les filles de nourriture, qu’il était pourtant plus important d’être « gentille » que d’être mince, plus important d’être courageuse que « Barbie ». Pour autant, aucun lien n’a été établi par les élèves avec les injonctions sociales faites aux femmes (et au hommes dans une moindre mesure) de beauté, de minceur, de « perfection » physique – le terme de perfection étant ici à associer à une image publicitaire de la femme. Il est fort heureux de constater qu’aucun.e élève ne semble ressentir cette injonction dès ses sept ans.
Le thème de « l’amour », travaillé en philosophie, a permis de faire exprimer plusieurs choses : si, pour la classe, il s’agit de l’acte d’aimer autrui, et que l’amour parental occupe une place importante dans leur définition de l’amour, il est intéressant de constater qu’aucun élève n’a soulevé la question de l’inégalité dans les rapports : pour eux, un homme et une femme sont donc tout autant capables de gestes d’amour. Le mariage n’a pas vocation à être obligatoire et les nombreux exemples de parents séparés dans la classe a permis de parler du droit à l’erreur, de confiance, de chagrin. Quelques élèves ont pu raconter leur expérience personnel et l’homosexualité a été évoquée en parlant uniquement des adultes – un élève vivant l’expérience d’homoparentalité une semaine sur deux.
Pour préparer la fin du travail sur ce thème, j’ai choisi de faire préparer le dernier débat à portée philosophique par les élèves, en leur proposant de nouveau le thème travaillé trois mois plus tôt : « Les filles et les garçons ».
Cette préparation s’est opérée au même moment que l’organisation d’une semaine de la lecture à l’école. Il a donc s’agit de créer de petits ateliers de lecture autour de notre thème : chaque élève a donc pu consulter une grande partie des ouvrages alors présentés, et en a choisi un pour résumer ce qui pouvait l’aider à participer au débat. Voici une liste non-exhaustive des ouvrages proposés spécialement cette semaine-là :
Albums documentaires :
– 10 femmes qui ont changé l’histoire du monde, Editions Auzou Philippe 2018.
– BRAHMI Elisabeth, ill. BILLON-SPAGNOL Estelle, La déclaration des droits des garçons, Talents Hauts 2014.
– BRAHMI Elisabeth, ill. BILLON-SPAGNOL Estelle, La déclaration des droits des filles, Talents Hauts 2014.
– BRAHMI Elisabeth, ill. BILLON-SPAGNOL Estelle, La déclaration des droits des mamans, Talents Hauts 2014.
– BRAHMI Elisabeth, ill. BILLON-SPAGNOL Estelle, La déclaration des droits des papas, Talents Hauts 2014.
Albums illustrés :
– TARIEL Adèle, ill. RIFFARD Céline, La révolte des cocottes, Talents Hauts 2011.
– ESCOFFIER Mickaël, ill. GARRIGUE Roland, Princesse Kevin, Glénat 2018.
– Classe gagnante de « Lire égaux » 2012, ill. KERAVAL Gwen, Drôle de planète !, Talents Hauts 2013.
– RICHARD Stéphanie, ill. DOUMONT Gwenaëlle, J’aime pas le foot, Talents hauts 2015.
– RICHARD Stéphanie, ill. DOUMONT Gwenaëlle, J’aime pas les poupées, Talents hauts 2015.
– RICHARD Stéphanie, ill. DOUMONT Gwenaëlle, J’aime pas la danse, Talents hauts 2015.
– RICHARD Stéphanie, ill. DOUMONT Gwenaëlle, J’aime pas les super-héros, Talents hauts 2015.
Romans jeunesse :
– AYMOND Gaël, Une place dans la cour, Talents Hauts 2011.
– DIEUAIDE Sophie, Des filles dans l’équipe, Talents Hauts 2016.
– LEROY Hélène, Elle a dit NON !, Talents Hauts 2019.
Ces lectures individuelles, suivies de synthèses à préparer individuellement ou en binôme, se sont avérées instructives pour les élèves qui semblent avoir su en tirer des informations, ou en tout cas des idées : « que les garçons ne sont pas obligés d’avoir les cheveux courts », que « les femmes se font embêter pas les hommes » qui ne « disent que ‘non’ » à celles-ci. Sur leurs comptes-rendus de lecture, ils expliquent aussi que filles et garçons ont le droit de se déguiser comme ils l’entendent et font remarquer que dans certains pays hommes et femmes portent du maquillage, ou encore qu’un garçon a le droit d’être une princesse. En outre, « les filles en ont marre d’avoir jamais de place dans la cour parce que les garçons adorent le foot », alors « qu’on peut faire le même sport et le même métier » ou que
« les garçons peuvent jouer à la poupée, et faire des trucs de filles ». Cette dernière remarque est intéressante car elle montre que même en tirant des informations, des points de vue d’une lecture, les élèves ne peuvent s’empêcher de conserver les conceptions solidement construites, comme justement celle qui voudrait que la poupée est un jeu de filles. L’ouverture que leur proposent ces lectures semblent leur avoir permis de voir que l’on pouvait accepter les différences, mais n’a pas su fissurer foncièrement le socle genré du haut duquel ils apprennent déjà à structurer leur pensée.
Retour analytique sur le dispositif
Personne ne sera surpris, me lisant, qu’un travail sur la littérature de jeunesse n’ait pas permis un changement radical dans les conceptions pré-établis chez un enfant de sept ans. Cependant, il est à noter certains changements dans les discours comme dans les actes, qui laissent à penser que, si ce ne sont les quelques semaines de maturité en plus, ce travail aura permis de mettre en lumière chez certain.e.s la possibilité de rôles différents de ceux qu’ils ont l’habitude de voir, ou de lire dans les histoires.
Les ateliers-débats à portée philosophique se sont avérés efficaces sur deux points majeurs : d’une part, le respect de la pensée et de la parole d’autrui. Ce temps, avant tout placé sous le signe de l’Education Civique et Morale (EMC), devait permettre aux élèves de prendre la parole sans peur, d’exposer leurs idées sans crainte du jugement de leurs camarades, et sur ce point les élèves sont tou.te.s en réussite, bien que l’un d’entre eux rencontre toujours des difficultés à prendre la parole face au groupe. D’autre part, l’évolution dans les thèmes proposés et la préparation d’un thème déjà abordé une fois a permis de montrer que les élèves avaient pris en compte les différentes lectures rencontrées, notamment les documentaires ou albums illustrés, pour construire un argumentaire qui, à l’échelle de la classe, montre bien des progrès quant à la prise en compte des filles et des garçons à l’école. Certain.e.s se sont pris au jeu et ont eu l’occasion de glaner quelques informations ça et là, alimentant le débat mais surtout offrant aux autres des connaissances supplémentaires. N’ayant fait aucun apport en philosophie, ce manque théorique n’a pas posé problème et serait, de toute façon, probablement encore trop complexe pour une bonne partie des élèves. De plus, les programmes de 2015 vont dans le sens d’ateliers de ce type pour atteindre des objectifs d’EMC, la philosophie n’étant pas elle-même au programme pour le cycle 2.
Préparer un débat en s’appuyant sur des textes de types variés a aussi aidé les élèves à s’investir dans la tâche, puisqu’ils sont avides de nouveauté et qu’aucun des ouvrages présentés à cette occasion ne le leur avait été auparavant. La variété des supports a permis à chacun.e de prendre et comprendre ce qui l’intéressait le plus, et la restitution orale puis sous forme d’affiche collective permet un brassage des connaissances très intéressant.
Le débat à portée philosophique présente un autre avantage, qui lui sort de la classe, et qui est d’engager une discussion entre les élèves eux-mêmes et avec leurs camarades. J’avais un peu de mal à imaginer mes élèves aborder les autres dans la cour mais il semble, d’après les retours de deux collègues, que « le pouvoir » et « filles et garçons » aient été sujets à discussions plus ou moins agitées, et ce dès le lundi après celles-ci.
Les questionnaires, s’ils permettent d’obtenir une réponse individuelle et de constater des tendances générales, posent la difficulté d’être parfaitement adaptés à la fois au niveau des élèves, et aussi à l’objectif de l’enseignant qui voudrait, parfois, pouvoir proposer des exercices plus complexes, plus d’écrit à des élèves qui n’en sont pas encore tout à fait capables. Dans le cas de ce travail, il y a aussi eu une erreur de ma part dans le placement des exercices : comme signalé un peu plus haut, un exercice demandait aux élèves d’imaginer un autre métier pour chacun des six super-héros populaires présentés. Mais, pour des questions de place sur la fiche, il était suivi sur la même face par l’exercice de dessin des visages, qui présentait quatre métiers. Une grande majorité des élèves se sont trouvés influencés par ces métiers et ont répondu en utilisant ceux-ci. Mon objectif, celui de collecter les représentations à propos des « métiers d’hommes » ou des « métiers de femmes », n’a donc pas pu être atteint et il aurait fallu mieux positionner cet exercice afin de pouvoir l’atteindre.
Enfin, mon outil de mesure quotidien, le comptage des passages de parole / stylo, a montré des tendances hebdomadaires qui peuvent certes être interprétées comme bon semblera à qui observera les résultats, mais qui montrent néanmoins une évolution dans le temps, sans parler de stabilité. Effectivement, les passages de témoin inter-sexe ont pris une importance plus grande à mesure des lectures : s’ils représentaient un tiers de tous les passages la première semaine, ils représentaient 44% des passages la dernière semaine de mesure. On notera tout de même la forte baisse en semaine 3, semaine du thème « le pouvoir » à titre indicatif, et une ré-hausse en semaine 4, semaine de tuilage lors de laquelle ma collègue PES et moi étions en classe ensemble. Je trouve cela intéressant car on pourrait éventuellement interpréter ce résultat comme le produit de la présence mixte des adultes, même si je ne pense pas qu’il faille dans ce cas s’arrêter à cette explication.
On peut globalement aussi voir sur ces résultats que si la parole est plutôt bien répartie entre filles et garçon (les filles semblant l’avoir un peu plus), et malgré la minorité de filles dans le groupe-classe, à 8 pour 12 garçons, les passages entre garçons ont fortement diminué après un pic en semaine 2, passant de 33% à 22%, tandis que la part de passages entre filles est restée globalement stable, autour de 32%.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. STÉRÉOTYPES
1.1. L’égalité des chances chez les filles et les garçons
1.2. Les rôles des stéréotypes chez le jeune enfant
1.3. Le stéréotype dans le conte traditionnel
2. EXPÉRIENCE EN CLASSE
2.1. Présentation du contexte d’enseignement
2.2. Dispositif mis en place et objectifs
2.3. Représentations initiales
2.4. Mises en pratique de classe
2.5. Retour analytique sur le dispositif
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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