Préoccupations artistiques/un parcours de vingt ans

Préoccupations artistiques/un parcours de vingt ans

Je m’intéresse à la création, plus particulièrement lorsque l’engagement dans la pratique artistique n’épargne pas son auteur. Je m’intéresse à l’art pour sa capacité à nous montrer ce que l’on ne veut pas voir, ne pas savoir, ne pas connaître; pour ses aptitudes et habilités à nous rendre, malgré nous, sensibles et vulnérables, à nous rappeler à quel point nous le sommes… ce que l’on préfère trop souvent oublier. (Carl Bouchard, 2001, texte de démarche artistique) .

Tous les thèmes dans lesquels je me suis investi jusqu’à maintenant proviennent d’observations qui m’ont donné l’occasion de réfléchir et d’être critique sur comment on se lie aux autres, comment on se définit, comment on se justifie, quels sont nos élans, nos jugements, nos limites, ce qui nous unit et nous divise. Un parcours de création afin de discourir sur la société, un discours toujours adressé aux publics.

Du populaire à l’universel

J’essaie, par divers procédés que permettent les arts visuels, de bousculer les sensibilités là où j’en remarque peu. Je fais usage par exemple de comparaison, contradiction, allusion, insinuation, détournement, feinte, plainte, ellipse et autres figures stylistiques et rhétoriques. J’analyse de petits tabous, des silences sans explication sur des sujets populaires et quotidiens comme l’amour, les peurs, la santé, la sexualité, les relations interpersonnelles, le doute, les compétences, etc. Les objets dans lesquels j’investis mes recherches de création sont d’abord, de 1993 à 1996, l’amour, les désirs, les désirs d’amour et… la solitude. Par la suite, de 1997 à 2000, l’engagement, les mécanismes de défense, les automatismes comportementaux sont explorés. De 2001 à 2005, je questionne les erreurs sur la personne ou de jugement et leurs impacts variés, le doute comme compétence, la vulnérabilité de l’être, les analogies entre l’art et la médecine dans le « être examiné».

Tous ces thèmes peuvent avoir un certain lien avec les peurs et être sources d’anxiété. Chaque peur éveillera des mécanismes de protection que je me suis attardé à observer, d’abord chez moi puis dans mon environnement, pour concevoir des œuvres qui confrontent le public à celles-ci. Mon travail cherche, par le biais de ces œuvres, à forcer le spectateur à revoir ses habitudes perceptuelles et à ébranler chez lui son jugement. Enfin, je prétends, par une approche usant d’anecdotes trafiquées et par l’autoreprésentation, exposer des réalités/fragilités communes à chacun de nous et dans lesquelles le regardeur pourra se mirer, se reconnaître. L’extrait qui suit – bien qu’il s’agisse ici de « pathos » et de « dépression » – décrit avec d’autres procédés une dynamique que j’essaie de créer dans la « figure de projection » et peut être tout à fait utile pour amorcer une réflexion et une définition de l’esthétique du cauchemar.

La représentation du pathos n’est pas, pour ces artistes qui se réclament d’une filiation conceptuelle plutôt que naturaliste, la mise en scène d’un drame personnel, mais plutôt la constitution d’une figure de projection, la libération au cœur de la représentation d’un espace transactionnel offert au public comme mode d’expérience d’une inversion des valeurs. L’expérience dépressive intime du visiteur se voit investie d’une puissance de représentation qui va pouvoir s’inscrire au cœur du vide libéré par l’œuvre. En donnant corps au symptôme, l’artiste sollicite la participation empathique d’un spectateur qui doit « nourrir les formes » et donner du sens et de la vie à une proposition délibérément inscrite dans la vacuité, aux confins parfois du grotesque ou du non-sens. (Grenier, 2004, P. 31-32).

Une réflexion sur les peurs, amorcée en 2008, m’a conduit spontanément à me questionner sur le cauchemar, sa construction et sur l’inconscient. Comme je n’ai plus de souvenirs de mes rêves, quelle ne fut pas ma surprise, à la suite d’un exercice de remémoration, de voir rejaillir avec force – en quelques minutes seulement – une douzaine de cauchemars provenant d’une époque où j’avais entre six et douze ans. Des œuvres ont donc été réalisées à partir de la thématique du cauchemar avec, comme prétexte de base, des sensations et des images de cauchemars personnels. L’objectif de ce travail de création était de présenter une collection générique de cauchemars. L’ensemble des disciplines et des stratégies artistiques utilisées cherchait à créer un espace déroutant et anxiogène pour le visiteur. Ces œuvres ont été exposées dans une chambre d’hôtel (Toronto 2009) et précèdent mon inscription à la maîtrise.

interpeller le spectateur/une demande d’attention et d’introspection

Les sujets populaires que j’explore peuvent faire en sorte qu’un très vaste public se sente interpellé, concerné, tout en favorisant une introspection – ce que je désire –, mais le spectateur des arts visuels ne me semble pas particulièrement attentif; je le qualifierais souvent même de paresseux. La difficulté de lecture des arts visuels, le sacro-saint « goût personnel », le traître sens qu’est la vue et le refus de reconnaître des critères d’interprétation en seraient peut-être les causes. À moins qu’il n’y ait d’autres raisons plus profondes.

« […] je sais qu’il s’agit chez eux d’une représentation qu’ils veulent refouler. Même chose pour mon rêve. Je n’ai pas trop envie de l’interpréter parce que l’interprétation contient quelque chose contre quoi je m’insurge. » (Sigmund Freud, 1900/2010, P. 181) .

Je disais donc, pas très attentif? Pas très disponible non plus! Si l’on prend vingt heures à lire un livre, trois heures pour une pièce de théâtre, deux heures pour un film, et si certaines pièces musicales ont droit à la touche Repeat, les quelques secondes accordées aux œuvres plastiques deviennent très in/signifiantes. Quand on considère qu’une œuvre plastique peut nécessiter le même temps de réalisation qu’un livre et que son contenu n’en est pas moindre, cela m’interroge énormément. L’œuvre plastique serait-elle un révélateur de la personne, de ses limites, ses préjugés, ses peurs, ses attentes, son intelligence, sa sensibilité et ses conflits intérieurs? Freud (1900/2010), soulève avec justesse que : « Certaines personnes semblent avoir du mal à régler leur attention, comme on l’exige ici, sur les idées qui surviennent et leur apparente « libre ascension » en renonçant à la critique ordinairement exercée; les « pensées non voulues » déchaînent d’ordinaire la plus vive des résistances, laquelle veut les empêcher d’émerger. » (Freud, 1900/2010, P. 140).

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Table des matières

INTRODUCTION 
CHAPITRE I
NAISSANCE D’UNE CONVICTION : DE L’ESTHÉTIQUE DU CAUCHEMAR 
1.1 Préoccupations artistiques/un parcours de vingt ans
1.1.1 Du populaire à l’universel
1.1.2 Interpeller le spectateur/une demande d’attention et d’introspection
1.1.3 S’impliquer dans l’œuvre
1.2 Le rêve et le cauchemar : des petites définitions utiles
1.3 Une intuition/une hypothèse
1.3.1 Les considérants
1.3.2 La satisfaction du spectateur
1.3.3 Regard critique : Concerné ou Consterné?
1.3.4 Des élans voyeurs
1.3.5 Des objets tabous/des mots matériaux
1.3.6 Rouages pervers/une machination
1.3.7 L’art extrême
CHAPITRE II
ÉPINGLER LE DÉMON PAR LA QUEUE 
2.1 La recherche, la méthodologie, les embûches
2.1.1 Travailler à l’envers
2.1.2 L’ignorance qui embrasse, qui embarrasse
2.1.3 Il y a des profondeurs bien (d)écrites dans les livres
2.2 Avant le cauchemar… le travail du rêve
2.2.1 Premier temps du rêve
2.2.2 Second temps du rêve
2.3 Étymologie de cauchemar
2.4 Pour l’établissement d’un « modèle » esthétique
2.4.1 L’attaque de cauchemar
2.4.2 Le latent du cauchemar
2.4.3 Le paroxysme à l’œuvre
2.5 Un archétype peint
2.5.1 Trouver le monstre
2.5.2 Un modèle filmé, Twin Peaks, feu marche avec moi. David Lynch
CHAPITRE III
L’AUTRE VERSANT DU CAUCHEMAR :
LES VISAGES CONTEMPORAINS DU CAUCHEMAR 
3.1 L’autre versant du cauchemar/l’insoutenable appétit du loup-garou?
3.1.1 Bouffe mythique. Francisco Goya
3.1.2 Faim critique. Jérôme Ruby
3.1.3 Le banquet du goinfre. Ruggero Deodato
3.1.4 Le repas maudit. Zhu Yu
3.1.5 Spectateurs repus. Luka Rocco Magnotta
3.2 L’autre versant du cauchemar/du vampirisme moins sexy
3.2.1 SIDA
3.2.2 Sucé à mort. Félix, AA Bronson (General Idea)
3.3 Ajout théorique
3.3.1 Le désir de l’Autre/le poids opaque de jouissance étrangère
3.3.2 Une figure questionneuse/le Sphinx
3.3.3 Et le regard
3.4 L’impraticable attaque de cauchemar dans mes créations avec ce thème
/indéfendable postulat?
3.4.1 L’image dans le tapis 1/des mots pénétrants – 2/toi l’assaillant
3.4.2 Le conflit premier/gare à tes couilles
3.4.3 La part féminine chez le garçon/une menace?
3.5 Une effraction artistique/arracher les couilles au démon
CHAPITRE IV
DISCUSSION DES RÉSULTATS
L’ESTHÉTIQUE DU CAUCHEMAT ET L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ
4.1 Unheimlich/l’inquiétante étrangeté : parenté esthétique et distinctions importantes
4.1.1 L’individu craint ce à quoi il ne croit pas
4.1.2 Complexes infantiles, menace extérieure et l’Autre
4.2 Enfin le modèle esthétique… si proche de l’événement traumatique
4.3 Melancholia : un super modèle de l’esthétique du cauchemar
CONCLUSION

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