Deux Irlande, deux législations, un même ordre moral sexuel
Une division politique et institutionnelle, mais pas législative
Depuis 1921, l’île irlandaise est divisée en deux entités politiques distinctes avec l’établissement d’une frontière entre la République d’Irlande, officiellement fondée en 1931, et les six comtés d’Irlande du Nord (Antrim, Armagh, Fermanagh, Down, Tyrone et Derry). Cette division matricielle de l’histoire irlandaise du XXe siècle, qui intervient avant l’indépendance officielle de la nouvelle République, constitue tout au long du siècle, et dans une certaine mesure encore aujourd’hui, un véritable traumatisme national pour toute une partie de la population de l’île. La distinction politique entre Irlande du Nord et République d’Irlande traduit en réalité une plus lointaine distinction sociale, religieuse et même culturelle entre le nord-est de l’île et le sud qui remonte aux mouvements de population dans le nord de l’île et à l’implantation de colonies anglaises et scots sur l’île et particulièrement au nord depuis les XVIe et XVIIe siècles. Les six comtés du nord-est de l’Ulster, plus proches des côtes écossaises, sont ainsi historiquement plus protestants, et plus attachés à la fidélité au Royaume-Uni , de sorte que le nord de l’île est de longue date le lieu d’une opposition communautaire plus ou moins latente entre protestant ·e·s, partisan·e·s des britanniques d’une part, et d’autre part les personnes défendant l’idée d’une identité irlandaise traditionnelle, et avec elle la religion catholique. Au début du XIXe siècle, face aux débats autour de la question de l’indépendance de l’île, officiellement rattachée au Royaume-Uni en 1801, la minorité protestante de l’Ulster affirme son soutien à la Grande-Bretagne . Elle s’oppose ainsi aux demandes de Home Rule , et plus encore d’indépendance, des républicain ·e·s du sud de l’île. Cette dissension culturelle et politique entre les comtés du nord de l’Ulster et le reste de l’île débouche en 1920, en pleine guerre d’indépendance irlandaise, sur la proposition au parlement britannique d’un Act to provide for the better government of Ireland, ou Governement of Ireland Act, qui donne un statut juridique à ces six comtés en fondant l’Irlande du Nord.
« Aux fins de la présente loi, l’Irlande du Nord se compose des comtés parlementaires de l’Antrim, de l’Armagh, de Down, Fermanagh, Londonderry et de Tyrone et des arrondissements parlementaires de Belfast et de Londonderry, et l’Irlande du Sud se compose de la plupart de l’Irlande en ce qu’elle n’est pas comprises dans les susdits comtés et arrondissements parlementaires »
L’acte reconnaît ainsi officiellement deux Irlande, dotées de deux entités institutionnelles distinctes,
rattachées chacune au Royaume-Uni selon les règles du Home Rule. Les six comtés unionistes, c’est à dire pro-britanniques, du nord forment désormais officiellement l’Irlande du Nord et constituent un soutien de taille au pouvoir britannique sur le territoire irlandais. Le texte, soutenu par Walter Long, ancien leader de l’Ulster Unionist Party (UUP), prévoit alors à terme une réunification de l’Irlande au sein de l’Union britannique. Une notion qui est évacuée lors de la signature du traité de Londres un an plus tard, le 6 décembre 1921. Tandis qu’il autorise la création d’un État libre d’Irlande, avec le statut de dominion pendant encore dix ans, et le repli des troupes britanniques de l’île, le traité, qui met alors fin au conflit entre le Royaume-Uni et la jeune République d’Irlande, entérine la frontière irlandaise au sein de l’île par son article XI qui reconnaît que : « les pouvoirs du Parlement et le Gouvernement de l’État libre d’Irlande ne s’exerceront pas sur le Nord de l’Irlande, et les dispositions de la loi de 1920 sur le Gouvernement de l’Irlande, en tant qu’elles se réfèrent au Nord de l’Irlande continueront à avoir leur plein effet, et aucune élection de députés pour le Parlement de l’État Libre d’Irlande n’aura lieu dans les circonscriptions du Nord de l’Irlande »
L’accord, préalablement signé à Londres par une délégation irlandaise menée par Michael Collins et Arthur Griffith, provoque une forte division au sein du Dáil Éireanndonnant lieu à deux ans de guerre civile très violente entre les pro-traités et leurs opposant·e·s refusant d’abandonner l’Irlande du Nord à l’Angleterre. À l’issu de ce conflit qui a fait plus de 4000 morts en deux ans, les tensions sont loin de disparaître et demeurent latentes pendant près d’une cinquantaine d’années. L’ Irish Republican Army (IRA), milice paramilitaire républicaine, fondée en 1905 par Arthur Griffith et anti traité pendant la guerre civile, continue ses attaques contre la présence britannique en Irlande et notamment en Irlande du Nord, mais de manière plus discrète et ponctuelle, tandis que le Sinn Fein représente le maintien des volontés de réunification et d’indépendance totale sur la scène politique.
Un ordre moral partagé au-delà de la frontière
Cette particularité juridique se retrouve dans d’autre domaines des politiques sexuelles, et en particulier dans le cas de l’avortement qui est également condamné sur l’ensemble de l’île au nom de la loi victorienne de 1861. Sur ce point encore la législation a été largement allégée en GrandeBretagne par l’Abortion Act de 1967 qui accorde un droit à l’IVG lorsque deux médecins ont confirmé que la vie de la mère, ou que son état physique ou psychique, était menacé ainsi qu’en cas de lourd handicap du fœtus. Cependant l’Irlande du Nord est à nouveau écartée de l’amendement, du fait notamment de l’opposition massive des élu·e·s nord-irlandais·e·s et des différents représentants des églises d’Irlande du Nord. Cet encadrement très strict de la sexualité des irlandais·e·s par la loi traduit pour Chrystel Hug l’existence d’un ordre moral irlandais particulièrement répressif sur la question des politiques sexuelles . Dans son étude de la seule République d’Irlande, l’historienne s’intéresse également à la question de la contraception et du divorce qui y sont interdits mais dont elle rappelle qu’il s’agit de domaines moins vivement condamnés par l’opinion publique, capables de mobiliser une partie plus large de la population et débattus de manière moins virulente dans les années 1970. Une distinction également soulevée par les militant·e·s lors de débats sur l’homosexualité et la loi lorsqu’ils évoquent.
Des lesbiennes non concernées par la discrimination législative ?
Le cœur des revendications des premiers groupes LGBT en terme de législation est donc la remise en cause de cette loi de 1861. Seulement, celle-ci condamne spécifiquement les relations homosexuelles masculines, et semble donc exempter en apparence les femmes lesbiennes et bisexuelles de toute condamnation liée à leur sexualité. Une fausse protection du lesbianisme que la militante Orla Egan remet en cause. Elle évoque ainsi un « stéréotype au sujet de la législation, que parce que les lesbiennes n’étaient pas inclues dans la loi, et que leur histoire était différente, ça ne pouvait pas être rendu illégal » . En effet, si les lois et les peines définies contre l’homosexualité s’appliquent en premier lieu à des actes spécifiquement masculins, « dans les faits, le lesbianisme était censuré par le silence plus que par une condamnation explicite » . Bien que leur condamnation ne soit pas officialisée par la loi, les relations lesbiennes sont tout autant discriminées au quotidien en ce qu’elles subvertissent l’ordre moral établi pour la sexualité des femmes en général.
L’ensemble des militantes interrogées soulignent cette spécificité de la question du lesbianisme en Irlande qui est d’autant plus invisibilisée que la situation des femmes sur l’ensemble de l’île est elle même déjà particulièrement compliquée. Au-delà de l’homosexualité, l’impossibilité pour les femmes de recourir à un avortement, et même, pour celles qui vivent dans la République, d’obtenir des moyens de contraception ou le droit de divorcer, constituent de véritables obstacles quotidiens pour toute émancipation féminine. Pour les femmes, c’est l’ensemble de leur sexualité et même leur corps qui se voient soumis au contrôle de l’Église et de l’État à travers les quatre domaines des politiques de moralité sexuelle définies par Chrystel Hug. Pour les militantes, le lesbianisme doit donc déjà faire face au sexisme de la législation et à l’impact du patriarcat dans la société pour
libérer la sexualité des femmes avant de pouvoir aborder la sexualité entre femmes. Elles soulignent une double discrimination de la sexualité lesbienne qui doit déjà faire face au double standard dans la perception de la sexualité des hommes et celle des femmes « dont on attend qu’elle soit passive » suivant « la croyance populaire que les femmes n’ont pas de sexualité indépendante, de sexualité qui ne soit pas reliée à un mari ou un petit ami » . Pour la militante Terri Blanche, au-delà de l’invisibilisation des lesbiennes, c’est la sexualité des femmes qui est ignorée. Le problème c’est que « les femmes n’avaient pas de sexualité » , « nous n’existions pas, vous savez, à l’époque, on était invisibles » . Cette double discrimination des femmes lesbiennes, en tant que femmes et en tant que lesbiennes, suppose que le militantisme lesbien soit lui aussi d’emblée marqué par un double objectif dans leurs revendications. Les militantes interrogées, telles que Marina Forrestal, Mary Dorcey ou Ger Moane insistent ainsi toutes sur le fait que leur revendications sont souvent d’abord féministes avant d’être spécifiquement lesbiennes, de sorte qu’elles s’engagent prioritairement dans des combats législatifs davantage liés à leurs intérêts en tant que femmes, tels le droit à la contraception, au divorce et surtout le droit à l’avortement.
Attitudes des sociétés irlandaises face aux homosexualités
Dans l’opinion publique : « un péché, un crime et une maladie »
La condamnation de l’homosexualité masculine, voire de l’ensemble des homosexualités, par l’Église et par l’État, au nom de cet ordre moral en terme de politiques sexuelles, se retrouve dans une large partie de l’opinion publique sur l’ensemble de l’île. L’idée prédominante au nord comme au sud de la frontière est alors que l’homosexualité constitue à la fois « un péché, un crime et une maladie » . En juillet 1982, dans un rapport, le conseil anti-discrimination rappelle encore que la définition de l’homosexualité en Irlande reste très négative, « dans un cadre chrétien fondamentaliste par exemple, l’homosexualité est un péché, dans le ‘modèle médical’, l’homosexualité est considérée comme une anormalité biologique et une maladie mentale ou un trouble de la personnalité ». En effet, au-delà de la dimension morale, la condamnation législative et religieuse des homosexualités s’accompagne et s’appuie d’arguments qui se veulent scientifiques et qui considèrent l’homosexualité comme une véritable maladie psychiatrique. Elle est d’ailleurs longtemps comprise au classement des maladies mentales établi par l’American Psychiatric Association , et le terme même d’homosexualité provient des premières descriptions par des médecins des attirances sexuelles pour le même sexe. Dans les années 1970, cette classification officielle de l’homosexualité comme maladie mentale fait débat dans la communauté scientifique.
Après un vote en décembre 1973, le conseil de l’APA propose de retirer l’homosexualité de la liste des maladies psychiatriques. La décision provoque alors de fortes dissensions parmi les psychiatres dont une partie lance une pétition en avril 1974 pour contrer le vote. Ces débats se retrouvent également en Irlande, et notamment dans les médias irlandais dans lesquels différents médecins prennent position, amenant ainsi les débats de la communauté scientifique dans l’espace public. Dès novembre 1973, le Dr. Darragh, présenté comme un spécialiste des études sur le sujet, s’exprime dans les pages de l’Irish Independent, soit le journal le plus lu d’Irlande depuis son rachat dans les années 1970. Il plaide alors pour le soutien aux personnes homosexuelles, mais affirme que « le gouvernement ne doit pas entreprendre le moindre mouvement pour légaliser l’homosexualité entre adultes consentants tant que la médecine n’aura pas établi si l’homosexualité est une maladie qui peut être traitée et soignée efficacement » car « l’homosexualité est définitivement une anormalité » liée selon lui à des problèmes endocriniens et hormonaux qui se caractérisent notamment par une libido anormalement élevée . En réalité, en dehors des quelques débats tels que ceux de l’APA, ce que la plupart des médecins cherchent alors à déterminer n’est pas de savoir si l’homosexualité est une maladie ou non, mais bien s’il est possible ou non de la soigner et donc d’en guérir. Les deux parties du débat s’appuient sur deux théories scientifiques opposées, celle d’une homosexualité innée, et par ailleurs liée à des troubles psychologiques héréditaires, telle que développée par Krafft-Ebing dès 1886, contre celle d’une homosexualité acquise, liée à des troubles sociaux pendant l’enfance, telle que défendue par Freud . Au final, ce que ce débat interroge, n’est pas la criminalisation ou non de l’homosexualité, mais la manière de la pénaliser le plus justement.
Pourtant, dès les années 1970, les scientifiques et les médecins sont loin de s’accorder sur ces définitions de l’homosexualité, et certains affirment déjà qu’il ne s’agit en aucun cas d’une maladie ou d’une anormalité. C’est notamment le point de vue défendu par le Dr. Frank Kameny, scientifique américain qui intervient à distance dans une émission de la RTÉ sur l’homosexualité dans laquelle est invité David Norris pour parler de l’IGRM . Les militants sont d’ailleurs les premiers au courant des derniers positionnements de la communauté scientifique sur le sujet. Et après des déclarations homophobes du Vatican en 1979, et alors que l’APA a maintenu sa décision de retirer l’homosexualité de la liste des maladies mentales, David Norris s’appuie sur la communauté scientifique pour critiquer la position de l’Église qu’il qualifie d’obscurantisme religieux en affirmant que « la terminologie employée dans cette déclaration est provocante, inexacte et ouvertement malhonnête. Par exemple, le fait que le document implique que l’homosexualité est une forme de maladie, curable ou incurable, méprise délibérément les preuves irréfutables de la science ».
Des revendications LGBT en contradiction avec des identités irlandaises traditionnelles
Cette attitude de rejet des sociétés irlandaises face aux homosexualités paraît liée à une peur de voir ces sociétés et leurs mœurs corrompues par des revendications LGBT perçues comme identitaires et en contradiction avec des valeurs traditionnelles jugées spécifiquement irlandaises.
Massimo Prearo rappelle en effet que la particularité des mobilisations homosexuelles des années 1970 à 1980 est d’avoir « introduit un répertoire d’engagement qui s’est peu à peu détaché des cadres idéologiques du militantisme politique et syndicaliste traditionnel pour porter un discours fondé sur l’expérience subjective » . Il parle ainsi non pas de militantisme identitaire, mais bien d’un militantisme de l’identité dont les revendications collectives partent de spécificités personnelles et individuelles pour « avanc[er] une idée d’autonomie et d’autodétermination du sujet ». Les notions de communauté et d’identité sont ainsi centrales dans les revendications LGBT, mais elles ont une place ambiguë puisqu’elles sont à la fois constitutives de ces mouvements et produites par les mobilisations LGBT elles mêmes. Cependant, ce militantisme de l’identité, caractéristique des mobilisations homosexuelles, pose des questions lorsqu’il se confronte à d’autres revendications fondées elles aussi autour des notions d’identité et de communauté . Dans le cas de l’Irlande, ces notions sont particulièrement problématiques, du fait de l’histoire de l’île et des tensions politiques contemporaines, de part et d’autre de la frontière. Les revendications LGBT s’y expriment donc dans un cadre particulier de débats très vifs autour de la question de l’identité, au point qu’une partie de la population reste persuadée que l’homosexualité est une nouveauté, voire une importation étrangère qui met en danger l’équilibre des sociétés irlandaises. La question d’une véritable identité irlandaise à laquelle correspondre est essentielle pour une partie des irlandais ·e·s et notamment certains activistes à l’instar de Kieran Rose qui rappelle combien cette définition est rigide.
Différentes échelles de discriminations et de violences, physiques et sociales
Des violences physiques courantes mais invisibilisées
Les conséquences de ces aprioris vis à vis des personnes homosexuelles sont variées, et se traduisent dans les cas les plus violents par des passages à tabac de gais ou de lesbiennes, du fait de leur sexualité. Ces actes de queerbashing deviennent une banalité pour la plupart des homosexuels, comme en témoigne par exemple la réaction de Brian Lacey lorsqu’il est interrogé sur ce risque et répond de manière nonchalante qu’il a en effet entendu parler de queerbashing, et qu’il en lui même fait l’expérience plusieurs fois.
« Je n’ai pas besoin de l’expliquer je pense. J’ai été passé à tabac trois fois […] j’ai des cicatrices sur mon visage et des choses comme cela. Je pense que ces personnes devaient être gaies elles même, mais n’étaient pas capable de faire avec […] c’était quelque chose qu’ils se faisaient à eux même, vous savez »
Dans les cas les plus extrêmes, ces violences homophobes peuvent aboutir à des meurtres. C’est notamment le cas, en 1981 du dublinois de 31 ans, Declan Flynn, battu à mort en pleine nuit par un groupe de cinq jeunes en raison de son homosexualité supposée. Le meurtre a en effet eu lieu à Fairview Park au nord de Dublin, alors connu pour être une des plus grandes aires de rencontre pour les homosexuels de la ville. Le caractère homophobe de ce meurtre n’est pas dissimulé par les accusés, âgés pour la plupart de 17 et 18 ans, qui, selon l’ Irish Times, se présentent eux même comme un « groupe venus débarrasser Fairview Park des tapettes » . Ils plaident d’ailleurs tous coupables lors du procès et certains activistes rapportent qu’ils auraient paradé dans le parc après leur attaque. L’affaire est très largement médiatisée, non seulement du fait de la violence de la mort de Declan Flynn et de la jeunesse de ses assaillants, mais également en raison de l’issue du procès contre les cinq hommes qui sont seulement condamnés à une peine avec sursis . Dans les rapports de son jugement final par la presse, le juge en charge de l’affaire affirme en effet que s’il reconnaît l’horreur de la violence du crime, il reste convaincu qu’il ne pouvait pas y avoir là d’intention de tuer, ajoutant qu’il fallait prendre en compte le fait que les accusés « ont reconnu le sérieux des conséquences de leurs actes », les preuves de leur « bon caractère auparavant » ainsi que la jeunesse du dernier accusé . Autant d’éléments qui le poussent à refuser une peine trop sévère avant d’ajouter que « si tous les cinq se retrouvent à nouveau dans des ennuis, ils devront en subir la sentence ». Plus que le meurtre, c’est donc l’issue du procès qui choque l’opinion publique et donne lieu en 1983 à une grande marche, parfois désignée comme la « version irlandaise de Stonewall » depuis le palais de justice de Dublin jusqu’au parc de Fairview, et qui allie un ensemble d’organisations LGBT, féministes ou d’autres associations de gauches ainsi que des syndicats dans une marche qui dépasse l’affaire elle même et veut protester de manière plus générale contre les violences faites aux gais et aux femmes. Au delà des risques et violences physiques encourus par les personnes LGBT, ces affaires mettent en lumière les failles de la justice irlandaise qui laisse le plus souvent ces crimes homophobes impunis, de sorte que « les personnes ont peur de rapporter des crimes auprès de la gardai à cause de la crainte de répercussions de la part des criminels qui s’en sortent souvent libre » . En réalité, les activistes recensent toute une série de morts violentes sur l’ensemble de l’île, mais non seulement les coupables ne sont pas toujours arrêtés ou condamnés, mais les morts elles-même ne sont pas toujours associées à des motifs homophobes. C’est notamment le cas dans la mort d’Anthony McClean que les militants de la NIGRA, et en particulier Jeff Dudgeon cherchent à faire reconnaître par la police comme un homicide et un homicide à caractère homophobe . Le jeune homme est en effet retrouvé dans les rues de Belfast, visiblement battu à mort et étouffé dans son propre sang alors qu’il avait quitté à 23h un bar gai de la ville dont il avait encore le tampon sur la main. Dudgeon, contacté par le frère de la victime, cherche à faire reconnaître le caractère potentiellement homophobe du crime, en rappelant notamment que plusieurs autres cas de queerbashing avaient été signalés à la NIGRA dans la rue où Anthony McClean a été retrouvé, au point que l’organisation avait prévu de publier dans la semaine un avertissement dans le journal gai pour mettre en garde contre la dangerosité du quartier.
Un risque social avant tout
En effet, le risque le plus immédiat et le plus courant pour les personnes homosexuelles qui dévoilent leur sexualité ou sont découvertes est bien un risque social qui se traduit par un rejet de la part des proches, de la famille, et même des voisins ou des collègues. Le coming outapparaît ainsi comme une opération véritablement compliquée, que peu de personnes entreprennent, d’où le faible nombre de militants et militantes qui s’engagent dans des organisations de manière publique au point de s’exprimer ouvertement dans les conférences ou dans les médias sur leur sexualité. Cette peur d’une véritable ostracisation, si l’homosexualité ou le lesbianisme d’une personne sont révélés, constitue également un argument de chantage pour certaines personnes, y compris les institutions publiques, et d’autant plus dans le contexte de conflit dans les années 1970 en Irlande du Nord qui accroît ces techniques de pression pour obtenir des informations. Brian Lacey soulève cette particularité dans le cas de Derry en expliquant que s’il n’y avait pas de violences spécifiques de la part de la police envers les personnes LGBT, la RUC essayait néanmoins de menacer les homosexuels et lesbiennes de dévoiler leur sexualité pour leur soutirer des informations sur les républicains, les milices, l’IRA.
Entre obstacles et héritages : des mobilisations LGBT face au contexte politique et militant de l’Irlande des années 1968
Un mouvement naissant, dans la lignée et avec le soutien des mobilisations internationales, et surtout britanniques
Les premières mobilisations LGBT sur l’île émergent au tout début des années 1970 à travers des organisations, plus ou moins spécifiquement homosexuelles, fondées dans un contexte universitaire par des militant·e·s jeunes et qui revendiquent un changement profond de cet ordre moral conservateur en Irlande qui opprime l’expression des sexualités de part et d’autre de la frontière. Ces mobilisations s’inscrivent ainsi dans le contexte global de remise en cause des différents rapports de pouvoir et de dominations dans la société, que ce soit sur le plan social, politique ou sexuel au tournant des années 1960-1970. La formation de ces groupes entre donc dans le cadre plus large des revendications sociales portées par les différents mouvements des « années 1968 » à l’échelle internationale. C’est d’autant plus le cas en Irlande du Nord où la résurgence du conflit national, d’abord sous la forme de mouvements pour les droits civiques inspirés des ÉtatsUnis, accentue la prise de conscience de ces formes de domination et fournit des modèles d’action collective. Cette première militance LGBT en Irlande se déploie dans un contexte de circulations importantes des idées et des pratiques militantes entre les différents mouvements sociaux qui constituent autant d’influences, plus ou moins conscientes, de l’engagement des premier·e·s militant·e·s LGBT de part et d’autre de la frontière. La première organisation portant les revendications LGBT en Irlande est ainsi fondée en Irlande d u Nord vers 1971 lorsque un groupe d’étudiants de la Queen’s University (QUB) de Belfast forme la Belfast Gay Liberation Society (BGLS) . Le groupe, rattaché à l’université, se développe de plus en plus à partir de 1972 et se structure autour d’événements récurrents dans les locaux de l’université. Ils organisent ainsi des réunions hebdomadaires les mercredis en fin d’après midi, ainsi que des soirées dansantes plusieurs fois par mois, puis rendues hebdomadaires à leur tour. Le groupe se développe ainsi d’emblée sur les deux axes des mobilisations LGBT à savoir les revendications politiques et la fonction socialisatrice des organisations dans l’optique d’une communauté gaie en formation. Une partie des militants s’engage en parallèle dans la formation d’une ligne de soutien téléphonique, Cara-Friend, qui devient rapidement indépendante du fait de son ampleur. Le groupe s’engage également dans le développement des revendications politiques, pas tant par l’organisation de manifestations LGBT, encore très rares dans les années 1970 , que par une volonté d’accroître la visibilité des homosexualités et de leurs enjeux en Irlande. Cela se traduit notamment par la vente de badges « fiers d’être gais », et surtout l’accent mis sur la diffusion d’information avec des prospectus sur la question de la réforme mais également des Information sheets bimensuels qui regroupent des coupures de presse sur l’actualité des mouvements gais à l’étranger et en Irlande. C’est dans ce premier groupe que se rencontrent la plupart des militants de l’organisation devenue majeure par la suite en Irlande du Nord, la NIGRA (Northern Ireland Gay Rights Association) à commencer par Brian Gilmore, alors étudiant, qui rencontre les fondateurs de la BGLS dès 1971. D’abord intimidé voire effrayé par les militants, il s’engage pleinement dans l’organisation à la fin de l’année 1971 au point d’en devenir l’année suivante le secrétaire général (sous le pseudonyme de Peter Hughes) et de s’afficher publiquement dans l’université.
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Table des matières
Introduction
Première partie
L’île irlandaise dans les années 1970, un espace hostile aux revendications
LGBT de part et d’autre de la frontière
Deuxième partie
Premières mobilisations sur l’île irlandaise : un ou des mouvement(s) LGBT en Irlande ? (1971-1976)
Troisième partie
Entre institutionnalisation et politisation : l’uniformité des mouvements LGBT en question (1975/6 – 1986)
Conclusion
Bibliographie
Sources
Annexes
Table des matières
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