Dans la demeure d’Éole : les vents et le feu. L’arché de la persécution
Il nome Aiolos significa « mobile » e « variopinto » […] avrebbe regnato sull’isola natante Eolia. La ripida isola rocciosa era circondata di mura di bronzo. (Károly Kéreny, Gli dei della grecia) .
La dimension de l’exil est fondamentale pour comprendre la formation et la production littéraire d’Amelia Rosselli, fille du vent et du feu. Amelia est conçue, sous le sceau de l’exil et de la persécution politique, dans une des îles éoliennes, Lipari , au centre de la mer Tyrrhénienne, au Nord des côtes septentrionales de la Sicile et un peu plus au Sud de Stromboli.
Selon la mythologie grecque, dans l’archipel des îles éoliennes, îles fondées par Liparo , régnait son gendre Éole, le dieu et le maître des vents. Lors de son retour, Ulysse fait escale aux îles éoliennes. « Nous gagnons Éolie, où le fils d’Hippotès, cher aux dieux immortels, Éole, a sa demeure ». Éole maîtrise des vents d’abord favorables puis hostiles à Ulysse, qui prolongeront et rendront dramatique la navigation et le retour vers la patrie. Ulysse et son équipage sont chassés brutalement de « l’île qui flotte… avec une roche polie en pointe vers le ciel ». La préhistoire personnelle d’Amelia débute à Lipari. Carlo Rosselli, le père d’Amelia avait été relégué avec d’autres antifascistes en raison de ses activités hostiles au régime mussolinien. Il avait favorisé et organisé l’expatriation clandestine vers la France de Filippo Turati, leader du Parti socialiste italien. La femme de Carlo, l’anglaise Marion Cave, ira à Lipari retrouver son mari, pendant les derniers mois de la relégation politique afin d’organiser sa fuite vers la Tunisie et la France. Amelia est ainsi conçue sur l’île des relégués politiques , près d’un volcan toujours en activité. Dès lors, elle devient fille du vent et du feu ! Deux des quatre éléments, eau, air, terre feu, selon la physique d’Empédocle, sont les métaphores du nomadisme (l’air, le vent) et d’un magma intérieur explosif (le feu), chaotiques présences dans la vie d’Amelia. A sa naissance, en 1930 à Paris, où ses parents s’étaient réfugiés, après la rocambolesque fuite de Carlo et d’autres militants antifascistes, Amelia est déjà victime de « la furie des vents contraires » d’Éole, allégorie de l’histoire bouleversée du Novecento. La violence de ces vents éoliens continuera à bouleverser la vie d’Amelia après sa naissance, la livrant à la tempête dans une France antisémite, en pleine crise économique où les forces socialistes du Front populaire de Léon Blum et les forces réactionnaires de l’Action française s’affrontent avec une extrême violence.
Au cours de la décennie 1930, la France accueille un grand nombre d’exilés politiques, socialistes, communistes, anarchistes, expulsés ou en fuite de pays européens en proie au fascisme. En Allemagne, les nationalistes arrivent au pouvoir et, en Espagne, le golpe de Franco est prêt à se déclencher contre les Républicains. L’Italie du duce Mussolini deviendra un modèle dont les groupes réactionnaires français s’inspireront pour s’opposer à la diffusion des idéaux socialistes et communistes. Les émigrés politiques, en France et ailleurs, vivent dans l’espoir d’une Europe aux valeurs fondées sur la justice et la liberté. Giustizia e Libertà est un mouvement politique, né à Paris par la volonté de Carlo Rosselli et d’autres réfugiés socialistes libéraux.
L’encre et les exils de la famille Rosselli. L’exil de Carlo Rosselli et de Marion Cave à Paris. La fuite permanente
En 1930, la France est un pays en pleine crise économique et morale, un pays replié sur lui-même encore bouleversé par la crise économique de 1929 et par les blessures de la grande guerre. En 1935, à Paris, se déclenche une mobilisation collective pour manifester contre cette situation de crise générale.
Au défilé de 1935 on chante L’Internationale et La Marseillaise, c’était quelque chose d’inédit. De même que ce rassemblement populaire des socialistes, des communistes et des radicaux pour « le pain, la paix et la liberté » .
Le régime républicain est désigné par la droite comme étant responsable de cette situation et l’Action française, dirigé par Charles Maurras, se déchaîne contre la République. La droite, face au danger de la prise du pouvoir par les communistes, s’inquiète de la faiblesse démocratique du gouvernement et appelle de ses vœux un régime fort. Les royalistes aspirent au pouvoir et sentent que le moment de la révolution nationale est venu mais le régime parlementaire résiste. Cette atmosphère d’inquiétude devant le péril rouge donne l’opportunité, en 1935, à un riche ingénieur naval qui a participé à la Grande Guerre, Eugène Deloncle, à Jean Filliol, un personnage trouble, démissionnaire de l’Action française, au docteur Félix Martin, médecin anti-démocrate, créateur d’un fichier des communistes et à quelque généraux, de créer une association secrète, fédération d’une société militaire, l’OSARN (Organisation Secrète d’Activité Révolutionnaire Nationale). Un autre adhérent, Aristide Corre, archiviste de l’organisation, organise des assassinats. Ce mouvement d’extrême droite qu’un journaliste a baptisé « La Cagoule » de façon presque ironique et dérisoire, démontrera, en 1937, sa dangerosité suite à une série d’attentats et d’assassinats dont l’homicide de Carlo et Nello Rosselli et à un complot dirigé contre la République . Nous y reviendrons plus loin.
En 1936, sous la présidence d’Albert Le Brun, le Front populaire remporte les élections législatives. Léon Blum, leader du Front populaire, devient Président du Conseil. Les couches populaires et les militants du Front populaire « poussent » à l’action. Selon l’historienne Danielle Tartakowsky, l’année 1936 révolutionne les manières de faire de la politique :
On défile, on cesse de travailler, on se syndique. Les fêtes dans les usines et ailleurs sont des moments de plaisir, de lutte aussi. Tout le monde s’exprime : les femmes, les jeunes ou les immigrés d’Europe de l’Est, d’Allemagne, et de l’Italie qui joueront un rôle essentiel dans la Résistance .
Le patronat redoute la venue d’un gouvernement d’Union populaire. Sous ce gouvernement, grâce à l’introduction des congés payés, les Français découvrent la mer et la montagne. (La France des années trente était un pays suburbain).
Trois femmes (pas ministres puisqu’elles ne pouvaient pas voter) sont soussecrétaires d’État ; deux tiers des ministres sont jeunes et novices, ce qui constitue une rupture absolue avec le passé. Par ailleurs, l’État est devenu le garant de la protection sociale, ce qui légitime ses interventions dans le secteur du travail, de la santé, de la culture .
Le Front populaire promet des avancées sociales : le temps de travail hebdomadaire de 48 heures est réduit à 40 heures, les salaires augmentent de 7 à 15% , les congés payés sont élevés à deux semaines par an, les billets de train bénéficient d’une réduction du 40% pour les ouvriers et les employés. Des délégués ouvriers sont élus par le personnel, la scolarité obligatoire est portée de 13 à 14 ans ; à Paris est créé le Musée de l’homme ainsi que le Centre National de la Recherche Scientifique. En revanche, d’autres pays européens sombrent dans le totalitarisme. Hitler prépare la revanche de l’Allemagne avec un réarmement sans précédent. Mussolini est engagé dans une politique coloniale avec une campagne militaire contre l’Éthiopie, Franco, après le golpe, est aux portes de Madrid pour déclencher une violente réaction contre les Républicains, qui ont pris le pouvoir en 1936. C’est dans ce cadre historique que se retrouveront les parents d’Amelia, une fois installés à Paris.
L’hébraïsme et l’italianité de la famille Rosselli. « La grande matriarche »
L’exil, l’errance et le nomadisme ont toujours caractérisé la famille Rosselli. C’est une famille juive, expulsée de l’Espagne au XVe siècle. Une famille qui a vécu d’encre et d’exil. Les grands parents d’Amelia Rosselli, qui se sont connus à Rome en 1890, sont deux intellectuels issus de familles juives non orthodoxes. Joe Rosselli fait partie d’une famille de banquiers séfarades de Livourne, les Rosselli Nathan. Ces derniers sont co-propriétaires d’une mine pour l’extraction du mercure, dite du Siele, sur le mont Amiata. C’était une famille très engagée dans les luttes en faveur du Risorgimento. Joe, musicien et musicologue avait suivi des études de droit et avait été formé dans l’idéal du Risorgimento italien, caractérisé par une grande force libertaire . Sa femme, Amelia Pincherle Moravia (son second nom de famille est Moravia parce que son père avait été adopté par un oncle d’Alberto Moravia), est l’unique écrivaine de théâtre dans l’Italie post-unitaire, activiste et engagée dans la lutte pour les droits des femmes. La famille Pincherle-Capon a un passé libéral. Elle a lutté pour la défense de la République de Venise, en 1848 (les luttes démocratiques du Risorgimento ont déterminé l’ouverture des murs des ghettos). Le frère d’Amelia Pincherle, Gabriel, avocat et secrétaire du ministre de la justice, collaborera avec Zanardelli à l’extension d’un nouveau Code Pénal. Il sera sénateur del Regno d’Italia. L’autre frère, Carlo est un architecte ; il est le père d’Alberto Moravia .
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Table des matières
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
I. D’encre et d’exil
1. Dans la demeure d’Éole les vents et le feu. L’archè de la persécution
2. L’encre et les exils de la famille Rosselli. L’exil de Carlo Rosselli et de Marion Cave à Paris. La fuite permanente
A. L’hébraïsme et l’italianité de la famille Rosselli. « La grande matriarche »
B. La tradition familiale
C. La formation
D. Marion Cave à Florence, entre activisme et engagement politique
F. Un mariage contrasté
3. Les années trente à Paris, entre antifascisme, socialisme, tyrannies et complots contre la République. Le débat de Carlo Rosselli avec l’historien normalien Elie Halévy et le sociologue Célestin Bouclé
4. Carlo Rosselli dans les bars du quartier de Montparnasse. L’action de Carlo Rosselli en Espagne. Les jours de la grande douleur en Normandie : un délit politique ou un homicide de régime ? Comme dans l’Antigone de Sophocle
5. « La furie des vents contraires » d’Éole. L’exode anglais de la famille Rosselli. A Londres, sous les bombes allemandes
6. Une formation progressiste et le travail physique dans les camps des quakers
DEUXIÈME PARTIE
II. Les années de formation et la recherche d’un langage universel entre photographie, musique et dessin
1. Le retour des réfugiés politiques italiens sur le paquebot Vulcania. Un premier contact avec le cinéma néoréaliste et sa dénonciation politique
2. La parenthèse londonienne et la formation littéraire à la St. Paul’s School for girls de Londres
3. La première vocation : la musique
4. Au début de la formation politique
5. La perception de l’espace urbain de Rome dans Prime Prose Italiane (1954)
6. « Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! »
7. Le trilinguisme du début des années cinquante. Le feu de la passion pour Rocco Scotellaro et l’intérêt pour son livre-enquête Contadini del Sud. En Basilicate : le moment néoréaliste de l’anthropologie culturelle et l’étude des multiples sonorités dialectales
A. Rocco Scotellaro / poeta / della libertà contadina
8. Un sodalicium intellectuel : « Le discussioni con lui mi formavano »
A. Une commune vision politique. Le dialogue avec les morts d’Amelia Rosselli et de Rocco Scotellaro. Le langage biblique
B. « Scherzetti per M. » ; « Marion à Rocco » ; « A M.» ; « Il dolore »
TROISIÈME PARTIE
III. La mise en œuvre
1. La découverte du monde littéraire de Rome
2. La déflagration et le passage à l’écriture
3. Cantilena (poesie per Rocco Scotellaro) 1953. Entre poésie et anthropologie culturelle
A. Eros et Thanatos
B. Le monde animal ; un bestiaire onirique
C. Ville et campagne
D. La lune
E. Passage de genre
F. La révolte
G. La magie
4. Le naufrage d’Eros. L’impossibilité d’exorciser la mort. Un « vent méprisant et glaçant »
5. Passages de genre et passages de langue. La prose en français Sanatorio 1954
A. Les thèmes : le sommeil, la mort
B. La nature
C. La déterritorialisation
D. La maladie
E. Les sources
F. Le mariage joué sur le fil de l’ironie, un autre topos littéraire
G. L’écriture, le seul terroir hospitalier
6. Le voyage vers la maturité poétique dans Adolescence (exercices poétiques 1954-1961)
A. De la géographie de la douleur à la géométrie du vers
7. Retour à la prose entre italien et français. Le manifeste de sa poétique et le « secret de Fabrique » dans Le Chinois à Rome (1955)
A. « L’écriture rhizomatique » dans Le Chinois à Rome
B. La Note pour l’éditeur français, un « petit glossaire »
C. Le Glossarietto esplicativo per « Variazioni Belliche » ; la confirmation d’une écriture créative et savante
D. Retour au thème de la ville (anthropomorphisée) et de la fusion (impossible) avec la nature
E. Problème du genre littéraire
F. L’espace liminaire
8. Les annotations et les notes trilingues d’un journal littéraire
A. Les emprunts à la poésie d’Eugenio Montale
B. La présence de T. S. Eliot et de James Joyce, dans le journal trilingue
C. Les thèmes développés dans la production littéraire de la maturité
D. Poésie comme espace déformant. Le texte littéraire : un lieu fermé qui contient la totalité du chaos externe
9. Les proses en anglais: My Clothes to the Wind, (1952) A Birth (1962). La langue anglaise d’Amelia Rosselli, une langue intellectuelle fondée sur le territoire féminin
L’utilisation de cette langue dans une perspective psychanalytique
A. Les thèmes
B. A Birth (1962)
C. L’espace bouleversé
D. La distorsion de l’espace global
F. Les dissonances dans l’écriture
G. La langue de la fouille dans la psyché
10. Un automne anglais : le recueil October Elizabethans (ottobre 1956)
A. La recherche d’un éditeur en Angleterre
B. Le style élisabéthain et l’utilisation parodique de la langue des poètes métaphysiques
11. Une position excentrique dans la neoavanguardia italienne
A. Le collage du recueil Palermo ’63
12. Une histoire éditoriale compliquée. Les symétries de la structure de l’œuvre
A. La genèse
B. Les symétries de la structure de l’œuvre
13. La trilogie italienne et la destruction de la langue
14. Le plurilinguisme et les vers paysans et claudicants dans la trilogie italienne
A. Les incursions de la langue agrammaticale des pauvres
Conclusion
Bibliographie
Annexes