Pratiques des chercheurs en sciences et mise en texte des savoirs scientifiques

Pratiques des chercheurs en sciences et mise en texte des savoirs scientifiques

Etant donné que les savoirs scientifiques scolaires se réfèrent aux savoirs savants et donc à l’activité de la communauté scientifique, il est propice d’étudier les caractéristiques et les spécificités de cette activité dont dépendent les savoirs. Latour (1995, p.14) considère que « si l’on étudie la recherche, on étudie donc la science, mais la réciproque n’est pas vraie : la science nous apprend très peu de choses sur le monde de la recherche ». Par conséquent, nous nous intéressons au monde de la recherche et à la science telle qu’elle est pratiquée au sein des laboratoires en pointant notre attention sur les pratiques constitutives du travail des scientifiques ainsi que sur leurs fonctions et leurs rôles dans la construction du savoir et sa mise en texte. Cette étude nous permettra d’identifier les contraintes qui accompagnent le travail de mise en texte des savoirs scientifiques.

De la pratique scientifique à l’élaboration du savoir en sciences

Pour résoudre les problèmes explicatifs auxquels ils sont confrontés, les scientifiques mettent en œuvre des pratiques diverses : expérimentales, techniques, technologiques mais aussi discursives. Après avoir observé le fonctionnement des laboratoires scientifiques de pointe aux États-Unis, Latour & Woolgar (1988), sociologues des sciences, retiennent du laboratoire la vision d’un lieu où travaille une étonnante tribu qui dédie la majeure partie de ses moments au codage, marquage, à la lecture et l’écriture et qui emploie tant les écrits produits au sein du laboratoire que ceux qui lui sont extérieurs. L’activité de recherche se base sur des données (enregistrements expérimentaux, graphes, courbes, diagrammes) fournies par les appareils ou « inscripteurs ». À l’aide de ces instruments, le travail de laboratoire « permet en effet d’accéder au monde observable pour enregistrer des données empiriques ou tester la pertinence de modèles explicatifs théoriques.» (Bisault, 2009, p.29). En parallèle, les chercheurs utilisent des dictionnaires, des articles, rédigent des schémas, des tableaux, des hypothèses explicatives, des textes qu’ils modifient, corrigent, réécrivent et produisent des comptes-rendus et des synthèses permettant le partage et la discussion de leurs résultats avec le reste de la communauté scientifique. Ainsi, il apparaît que divers types d’écriture accompagnent les différents moments de la recherche scientifique, du moment où le scientifique se pose le problème, expérimente et interprète jusqu’à ce qu’il arrive à une explication communiquée. Ces productions sont partie prenante de l’activité des chercheurs et outillent la production des savoirs. « Le langage participe au travail de construction du savoir pour faire progresser la pensée par la reprise et le réajustement des énoncés produits durant les étapes d’investigation » (Rebière, Schneeberger & Jaubert, 2009, p.286). Cependant, le laboratoire, qui constitue selon Latour & Woolgar (1988, p.43) un « système d’inscription littéraire », ne laisse à voir qu’une infime partie de son activité sous forme publiée. Les scientifiques qu’ils ont interrogés admettent que la production d’articles se retrouve à la tête des objectifs primordiaux de leur pratique. Une production derrière laquelle sont occultées des tas de pratiques d’écritures au sein du laboratoire.

Bien entendu, les chercheurs ne font pas qu’écrire au laboratoire, leur méthodologie heuristique se base également sur des échanges oraux, des controverses, des discussions et des débats. « Entre l’observation ou l’expérimentation au départ, et la théorisation, l’abstraction à l’arrivée, c’est dans la langue orale que chemine et émerge la connaissance : du visible au lisible, via le dicible » (Levy-Leblond, 1996, p.252). Après l’obtention de leurs premiers résultats, les scientifiques passent à une étape où ils se doivent de convaincre, persuader leurs collègues de la validité de leurs propositions et discuter en avançant des argumentations et des preuves basées sur des raisonnements cohérents. Ces activités langagières orales, qui demeurent indissociables de l’activité heuristique, sont moins contrôlées et figées que celles écrites. Elles laissent survenir les incorrections et les irrégularités qui accordent au discours une certaine liberté lui permettant d’échapper aux exigences de la textualité (Levy-Leblond, 1996). Ainsi, «Le parler permet l’expression d’une créativité bien supérieure à l’écrit » (ibid., p.255).

Si nous revenons aux sciences de la Terre, domaine de notre étude, nous notons que celles-ci possèdent une particularité par rapport aux autres sciences de la nature : « le réel ne se limite pas aux expériences de laboratoire : il faut y ajouter le travail de terrain » (Orange & al., 1999, p.110). Plus précisément, les géologues s’appuient sur des données de terrain (échantillons de roches avec leur localisation, lames minces dont il faut analyser la composition etc.) et des données expérimentales de laboratoire (datation absolue, expériences de synthèse des minéraux en fonction des conditions de pression et de température etc.). De plus, les géologues discutent le choix et l’identification des échantillons, l’analyse texturale des lames minces et notent leurs remarques, leurs inscriptions, leurs comparaisons concernant le travail de terrain et de laboratoire. Le rôle du langage dans le travail de ces chercheurs ne se limite pas uniquement à la diffusion des résultats et les productions langagières concernent aussi bien l’activité empirique du terrain et du laboratoire (observations, expériences, échantillons) que celles de l’activité intellectuelle (idées, explications, modèles).

Communication des résultats du travail des scientifiques

Après avoir réfléchi, débattu sur les possibles et tenté de persuader les membres de leur communauté, les scientifiques cherchent à informer, à partager et à discuter les fruits de leurs travaux avec l’ensemble de la sphère scientifique et le public. Le travail d’écriture qu’entament les chercheurs les oblige à prendre en considération d’autres points de vue préexistants, ce qui influence leur pensée et prolonge leur réflexion. La communication des résultats du travail scientifique, leur reprise, leur admission et leur reconstruction par les autres membres de la communauté confère du sens à ces résultats. « Un savoir ne sera vraiment scientifique que s’il est partagé, discuté et s’il peut servir de base à d’autres développements communicables » (Fabre & Orange, 1997, p.41). Toutefois, les discours scientifiques sont principalement fondés sur des textes (Grize, 1992). Les scientifiques se basent sur les problèmes posés et sur les résultats obtenus qu’ils confrontent à leurs hypothèses et à d’autres données pour produire des textes destinés à l’extérieur. Ce passage de la pratique au texte est régi par de nombreuses contraintes. Ainsi, lors de la mise en texte, « les épisodes et les déterminants multiples » de la pratique scientifique sont « effacés, occultés dans son produit » (Rey, 2002, p.51). L’écrit publié – oral ou écrit – représente la partie émergée du travail du chercheur derrière lequel se dissipent toutes les pratiques qui ont permis son élaboration (Jaubert & Rebière, 2001). Les productions langagières internes – constituant une partie essentielle de la pratique du chercheur – sont sacrifiées et les savoirs diffusés sont surtout ceux qui se plient à ce que Rey (2002) appelle « les contraintes textuelles ». « On se réfère bien aux situations expérimentales, mais pour n’en garder que ce qui se laisse subsumer sous les concepts du texte » (ibid., p.53). De ce fait, la forme textualisée des discours heuristiques libère la pratique scientifique de la personne du spécialiste et des multiples spécificités caractéristiques des situations dans lesquelles cette pratique a émergé (Rey, 2007). La mise en texte se fait souvent de façon à ne diffuser que des énoncés stabilisés et indiscutables qui seront protégés de la critique qu’ils risquent de confronter suite à leur publication (Latour & Woolgar, 1988). De cette façon, les énoncés seront disponibles pour être empruntés par d’autres cadres théoriques et utilisés par d’autres chercheurs. De plus, la partie technique du savoir technique reste difficile à transmettre, même si une partie reste incorporée au texte. C’est ainsi, qu’en sciences de la Terre, « le type de rapports, souvent inconscient, entre travail de terrain et travail de laboratoire, constitue une part importante de l’expertise du géologue. Il intervient dans la construction des problèmes par un fourmillement d’idées, essentiel, mais qui disparaît à la publication » (Orange & al., 1999, p. 112).

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Table des matières

Introduction générale
Chapitre 1. Mise en texte des savoirs scientifiques, problématisation et activités langagières
Introduction
1. Pratiques des chercheurs en sciences et mise en texte des savoirs scientifiques
1.1 De la pratique scientifique à l’élaboration du savoir en sciences
1.2 Communication des résultats du travail des scientifiques
2. Transposition du travail des scientifiques en classe : mise en texte des savoirs scolaires
2.1 Les contraintes et les effets engendrés par la mise en texte des savoirs scolaires dans les programmes officiels
2.2 Conséquence : le propositionnalisme, une caractéristique des savoirs scolaires
2.3 L’oubli du problème comme explication des savoirs réifiés
2.4 Rôle du lien « problème-savoir » dans la construction des savoirs problématisés
2.4.1 La construction des problèmes pour accéder aux savoirs problématisés
2.4.2 Les débats scientifiques : des moments privilégiés pour problématiser
2.4.3 Problématisation scientifique, théorique/problématisation technique
2.5 Difficultés induites par la forme textuelle des savoirs scolaires
3. Activités langagières, apprentissages scientifiques et construction des savoirs scolaires problématisés
3.1 Revue des pratiques ordinaires orales et écrites en classe des sciences
3.2 L’accès aux savoirs problématisés par l’intermédiaire des activités langagières
Conclusion et première formulation des questions de recherche
Chapitre 2. Etude épistémologique et historique du magmatisme dans le cadre de la problématisation
Introduction
1. Positionnement du magmatisme par rapport aux pôles fonctionnaliste et historique de la géologie
2. La problématisation en sciences de la Terre : cadre théorique didactique pour les analyses historiques et épistémologiques du magmatisme
3. L’explication du magmatisme dans l’histoire des sciences de la Terre
3.1 De l’explication locale à l’explication centrale magmatique
3.1.1 Le modèle local du magmatisme au XVIIIe siècle et l’œuvre de Buffon
3.1.2 Continuités et ruptures dans les explications de Buffon
3.1.3 Le neptunisme et l’origine aqueuse des roches crustales
3.1.4 Le vulcanisme, le plutonisme et l’origine ignée des roches crustales
3.1.5 La maturation du modèle central magmatique au XIXe siècle
3.2 Vers une explication globale du magmatisme au XXe siècle
3.2.1 Les différents modèles du XXe siècle concernant la structure et l’état physique de l’intérieur de la Terre
3.2.2 La Low Velocity Zone (LVZ) et l’origine du magma
3.2.3 Les conséquences de la découverte de la radioactivité et des expériences de fabrication des roches au laboratoire
3.2.4 Les caractéristiques de l’explication globale magmatique
Conclusion et deuxième formulation des questions de recherche
Chapitre 3. Méthodologie de recherche et domaine d’étude
Introduction
1. Explicitation des objectifs de recherche
2. Objets d’étude, niveaux de classes et situations de travail retenues
2.1 Objets d’étude retenus et choix des classes
2.2 Choix et intérêts d’une méthodologie basée sur des séquences ordinaires et des séquences forcées
2.3 Entretiens d’autoconfrontation avec les enseignants portant sur les situations de débats scientifiques
3. Méthodologie d’analyse des corpus ordinaires et forcés dans le cadre théorique de la problématisation
3.1 Principes d’analyse du scénario didactique des séquences étudiées
3.2 Principes d’analyse des différents textes produits lors des séquences
3.2.1 Les écrits initiaux individuels et de groupe
3.2.2 Les écrits intermédiaires et finaux
3.3 Principes d’analyse des pratiques enseignantes de mise en texte
3.3.1 Modélisation praxéologique des pratiques enseignantes de mise en texte et apports de la théorie anthropologique du didactique
3.3.2 Analyse de l’activité de mise en texte en situation dans une perspective de problématisation et de didactique professionnelle
4. Conclusion
Conclusion générale

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