PRATIQUE EXISTANTIELLE DU TABOU DES JUMEAUX

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L’évolution conceptuelle du tabou

Le tabou fait partie intégrante de l’organisation juridique non écrite d’une société. Interdit de caractère religieux, le tabou frappe un être, un objet ou un acte en raison de son caractère sacré ou impur. Interdi de caractère social et moral, le tabou est un concept d’origine polynésienne. Selon JEAN Maisonneuve, professeur émérite à l’Université de Paris-X, « le tabou désigne tout ce qui est
retiré de l’ usage commun, donc défendu et inviolable. Cela peut concerner des objets, des lieux, des actions, des êtres animaux ou humains»20 Autrement dit, ce concept permet de déterminer les comportements de l’homme dans ses rapports avec lui-même, avec les autres hommes. Ce sont des comportements qui s’élèvent sur la base des interdits. D’autant plus le tabou n’est qu’une règle de l’humanité car ce sont les animaux qui n’ont pas de tabou.
Toutes les dimensions de l’existence humaine sont touchées par le tabou ; les relations sexuelles avec un proche parent, les interdits alimentaires, les tabous se référant à la naissance, à la jeunesse et à la mort…Ensuite les tabous frappent les personnes notamment les chefs, les rois, les femmes pendant leur menstruation et au cours de l’enfantement.
D’une manière générale, le but du tabou est d’attester et de garantir la séparation entre les domaines du sacré et du profane, du pur et de l’impur, donc d’empêcher les actes sacrilèges dus à leur confusion. En ce sens, il s’agit de se préserver contre la menace occulte qui survit lorsqu’un équilibre est rompu, une règle violée. A cela s’ajoute une autre conception qui trouve que les buts poursuivis par le tabou sont de plusieurs ordres : la protection de personne éminente, tel que Chef, Prêtre, et des objets auxquels on attache une certaine valeur contre tout préjudice possible ; la protection des femmes, des enfants et les hommes en général contre la force mystérieuse ; la préservation des dangers qui découlent du contact avec des cadavres, de la prise d’aliment ; la prévention au trouble pouvant survenir dans l’accomplissement des certains actes important de la vie : la naissance et le mariage ; la protection de la propriété d’une personne, de ses outils, de son champ contre les voleurs. Celui qui a violé un tabou est de ce fait devenu tabou lui-même.
Envisagé à un point de vu plus vaste, le tabou présente plusieurs variétés :
a)Le tabou naturel ou direct qui est le produit d’une force mystérieuse, attachée à une personne ou à une chose. Ce tabou repose sur le serment des ancêtres. C’est à dire, lorsqu’un clan était réuni pour faire un tel serment face à un événement mystérieux, le doyen posait ses mains sur les épaules du deuxième en âge et ainsi de suite jusqu’au plus jeune du groupe, et jurait tel fait ou objet serait tabou dans le clan.
A titre d’exemple, le tabou en rapport avec les relations sexuelles avec de proches parents ou certains étrangers, les interdits portant sur les aliments. Cette première catégorie est difficile à effacer par certaine cérémonie de purification. Par conséquent, la grande crainte des malgaches en particulier l’ethnie Antambahoaka est d’agir contre ce qui est interdit par les ancêt res. Cette ethnie pense que ce n’est pas au pouvoir de l’homme de se libérer de la culpabilité, on ne peut pas la fuir. Cette méchanceté du tabou violé est confirmée par el proverbe malgache « Ny ana-Dray aman-Dreny toy ny tsipak’ombalahy, raha mahavoa mahafaty , raha tsy mahavoa mahafanina »par traduction, ce dicton indique « l’exhortation d’un père est comme le coup de pied d’un bœuf, s’il touche il tue , s’il ne touche pas il donne la vertige». Ce dicton représente que Dieu Créateur passe le courant vital par les ancêtres, aux grands–parents et aux parents qui par ticipent à la prérogative du créateur. Ils peuvent bénir et sanctionner, ils sont craints et aimés.
b) Il y a aussi les tabous passagers qui sont les tabous qui frappent les personnes, notamment les chefs, les rois pendant la guerre, les femmes pendant leurs règles et au cours de l’enfantement. Par illustration, les rapports conjugaux doivent être évités lorsque le groupe se trouve engager dans une entreprise importante comme la guerre, l’expédition de chasse.
Le troisième genre c’est le tabou qui a une relation avec les remèdes (ody). C’est-à-dire si l’on néglige de suivre l’ordre du Devin; les ancêtres seraient déshonorés. Dans ce cas, c’est le Devin qui détermine le tabou. Le désobéissant sera poursuivi par la colère des ancêtres ; la pauvreté, la maladie, la mort prématurée, l’accouchement difficile ou autres malheurs. De plus, dans la culture malgache, les remèdes sont liés aux tabous innombrables et dont la transgression entraine invariablement un malheur. Bref le respect du tabou est une prévention aux dangers.
A partir de ces différentes conceptions, le tabou représente le code non écrit et le plus ancien de l’humanité. Selon SIGMUND Freud « le tabou est généralement plus ancien que les dieux et remonte à une époque antérieure à toute religion » 21.
Rigoureusement parlant tabou comprend dans sa désignation ; le caractère sacré ou impur de personne ou de chose, le mode de limitation qui découle de ce caractère de chose, les conséquences sacrées ou impures qui résultent de la violation de cette interdiction.
La qualification d’impureté découle de la coutume primitive des interdits, qui manifeste la soumission de l’homme à son dieu. Si le principe de l’interdit est le même, l’objet des interdits varie selon chaque peup le. A titre d’exemple dans la bible, d’après les exégètes de Jérusalem ; l’impurest tout ce qui rend inapte ou exclu au culte ; tandis que le pur est tout ce qui approche le Dieu. Les animaux purs sont ceux qui peuvent être offert à Dieu et l es impures sont ceux que les païens consacrent à leur faux dieu ou qui paressentmauvais à l’homme. L’interdit symbolise la conscience morale. Il évolue avec le développement de la conscience et se transforme en acte d’obéissance à un ordre extérieur, en un acte de raison inspiré par une adhésion spontanée à une loi.
Chez les Antambahoaka de Mananjary, le tabou relatif au rejet des jumeaux est classé comme une loi fondamentale, il se repose sur le serment des ancêtres. Lorsque cette loi est transgressée c’est Dieu créateur qui punit. Pour que la faute soit enlevée, il faut se soumettre à la volonté du Créateur exprimé par les anciens, accepter une accusation publique. En ce sens, la transgression d’interdit est considérée comme un péché contre le Créateur, personne n’a pas le droit de se libérer de la culpabilité.
Le respect du tabou assure la protection de la vie chez les Antambahoaka, la pratique du rejet des jumeaux appartient à la conservation de la survie d’autrui. Autrement dit, les jumeaux deviennent sacrifices pour la survie des autres. A partir de l’observation de la multiplicité des tabous, on peut extraire une signification philosophique sur la protection de la vie. On n’interdit pas pour le plaisir d’interdire, on interdit pour se protéger.
D’une manière plus précise, la protection de la vie dans toutes ses dimensions; individuelle, sociale, communautaire et cosmique constituent le principe logique et ontologique de ce grand nombre de tabou qui régissent le rapport de l’homme entre eux, avec la nature et avec le monde.
Elle est principe logique dans la mesure où le con cept du respect de tabou permet d’expliquer cette protection de la vie.
Elle est principe ontologique dans la mesure où la vie dans son être ne peut persister dans l’être que sur la base du respect de l’être par la multiplicité des tabous. La protection de la vie en est donc le fondement. La question est donc de comprendre; comment se manifeste t- elle cette pratique existentielle du tabou relatif aux jumeaux dans la tradition Antambahoaka?

PRATIQUE EXISTENTIELLE DU TABOU DES JUMEAUX

Les jumeaux peuvent être de sexes opposés et ne se ressemblent pas: ce sont les faux jumeaux, ou dizygotes ou hétérozygotes. Ils sont environ deux fois plus fréquents que les vrais jumeaux ou monozygotes qui sont toujours de même sexe et tellement semblable. Concernant ce phénomène de vrai jumeau, GALTON affirme que « les jumeaux sont d’un même individu en deux exemplaires »22.
Si telle est la définition des jumeaux, le problème est de savoir la manière d’éviter l’advenue au monde des jumeaux. La réponse à cette problématique permet de comprendre le rôle que joue le mariage dans la tradition de l’ethnie Antambahoaka.

Pendant le mariage et la grossesse

Traditionnellement, avant le mariage les Antambahoaka ont l’habitude de faire le « fafy ». Le « fafy » est une pratique culturelle pour purifier le jeun e couple avant le mariage. C’est un rite réparateur des fautes commises contre la parenté et de bénédiction des amoureux pour qu’ils aient une vie familiale heureuse et stable.
Cette stabilité se concerne la vie économique et sociale surtout la continuation normale de la procréation pour éviter la naissance des jumeaux.
Selon l’explication de NICOLES André ; « ce fafy est une prière adressée au Dieu créateur et aux ancêtres pour demander la bénédiction du couple pour qu’ils aient des enfants normaux à la naissance » 23. A propos de ce rite, un œuvre intitulé « olombelona », affirme que, chez le Malgache le fafy apparait comme le rite réparateur des fautes contre la parenté mais il ne rétablie pas nécessairement le délinquant dans la situation de parenté antérieure à la faute: il n’est pas d’abord un rite de levée de tabou sexuel ou de réparation d’inceste mais un rite qui dénoue les conflits de parenté .
Après le fafy qui aurait dû permettre à la femme d’avoir un enfa nt normal, la constatation de la matrone d’une grossesse gémellaire produit une conséquence grave pour cette femme en question. Cette conséquence n’est rien d’autre que le fait qu’elle fait honte à sa famille. La société ’accusel comme responsable d’une faute antérieure irréparable par le fafy et dont la conséquence est la grossesse gémellaire. Dans une autre perspective, elle est considérée comme la victime de ses ascendants qui ont commis des fautes impardonnables par les ancêtres et à Dieu. Parmi ces fautes, on peut citer la transgression de l’interdit universel ; le tabou de l’inceste. En effet, certaines futures mères de jumeaux tentent d’avorter ces enfants pour conserver sa prestige sociale et morale.
Dès la création, la femme est la source de toute impureté: c’est Eve qui a trompé Adam. Selon MIRCEA Eliade, l’homme ne fait que répéter l’acte de la créationet dans cette histoire de création , le mariage humain relève le couple entre le ciel ( monde sacré ) et la terre ( monde profane ).Dans laquelle le mari et la mariée sont assimilés au ciel et à la terre, et le mari est toujours pur tandis que la mariée est source de toute naïveté25.
C’est pourquoi il résulte la considération que la naissance tels l’accouchement difficile, exception.

Apres la naissance des jumeaux

Les Antambahoaka respectent leur coutume ancestrale. Selon cette ethnie, le rejet des jumeaux fait partie de la protection de la vie de la mère, de sa famille et de la société. Dès leur naissance, les enfants umeauxj sont abandonnés par les parents biologiques. D’après la légende, avant l’existence du centre d’accueil des jumeaux dans le district de Mananjary la manifestation de cet abandon sont:
déposer les nouveaux nées au bord de la rivière (Canal de pangalana) ; dans un endroit populaire ou dans la forêt. Ces pratiques p ermettent de constater que les jumeaux sont abandonnés sans aucune considération.
Si la naissance s’effectue à l’hôpital, les jumeaux sont pris en charge des sages-femmes et des Médecins, car la famille quitte ces jumeaux tout de suite. Après toute préparation sanitaire, ses responsables hospitaliers les envoient dans un centre d’accueil. Il existe deux à Mananjary, dont le CATJA ou le Centre d’Accueils et Transit des Jumeaux Abandonnés fonctionnel depuis le 27/7/87 dans le quartier de Marofinaritra et le FANANTENANA fondé en Décembre 2000 dans le quartier d’Ambatolambo. Ces deux centres sont animés par une obédience religieuse dont le slogan est la protection de la vie en tant que don de Dieu. Ces centres ont permis d’accueillir les jumeaux rejetés par leurs parents adeptes de la religion.
A la différence des Antemoro de Namorona qui rejettent l’un des jumeaux, l’Antambahoaka de Mananjary délaisse les deux à la fois, parce qu’il a été affirmé dans la version historique que, les deux gamins portent malheur. Cause des malheurs pour les Antambahoaka, les jumeaux ne les sont pas pour certaines ethnies, comme les Betsileo, les Antanala et les Merina…C’est la raison pour laquelle, ces ethnies ne refusent pas d’élever les enfants jumeaux rejetés par les Antambahoaka. Devenus jeunes et adultes, ces jumeaux n’ont pas le droit d’aimer ou de se marier à des jeunes normaux de leur ethnie. A cette interdiction s’ajoute le fait que ces jumeaux et tout ce qu’ils font sont intouchables; on ne prend pas le fruit de leur travail. Un témoignage affirme cette situation de rejet, de mépris et d’hostilité. Un adulte jumeau déclare le pire souvenir de sa vie sous l’effet de marginalisation de sa grande famille quant il avait 12ans «j’avais soif et j’ai demandé de l’eau a une femme membre de ma grande famille. Cette femme a jeté le gobelet avec lequel elle m’a servie de l’eau fraiche après que j’ai bu en raison du tabou des jumeaux». Ce geste m’a blessé jusqu’à maintenant en tant qu’être humain.
Cette pratique existentielle du rejet des jumeaux, considère particulièrement la lignée paternelle, c’est l’homme qui détient lacoutume et le tabou. La femme n’a pas le droit de réclamer quoique ce soit. Elle doit obéir à toute organisation traditionnelle. L’abandon des jumeaux est donc un geste actif car la mère biologique se désintéresse de ce type d’enfant dèsleur naissance. Elle refuse de les téter et de les vêtir. Les parents biologiques n’ont pas le choix face à cette tradition. S’ils veulent garder ces enfants dits « malheureux », ils seront exclus du cercle de la famille et du tombeau ancestral. En outre si la femme insiste à garder ces enfants, le mari se sépare d’elle. La naissance gémellaire est donc une honte surtout du coté de la mère: parce qu’elle est jugéeimpure et descendante d’une famille incestueuse, par la société. Concernant l’inceste, c’est Dieu qui a mit toutes les dispositions nécessaires à sa prohibition. Celle-ci est la seule règle qui différencie l’homme des animaux.
Cet abandon des jumeaux aux centres d’accueil rend ces gamins illégitimes car ils n’ont pas de filiation acquise de leurs parents biologiques. Les enfants abandonnés sont privés de tout au moment de la naissance. La première privation est matérielle et vitale dans la mesure où ils ne sont ni allaités ni vêtues. A cette situation, s’ajoute la privation d’identité dans la mesure où on ne lui donne pas de nom. C’est le responsable du centre d’accueil qui dénomme ces enfants. On peut interpréter que cette double privation est une forme de réduction de ces enfants abandonnés au néant. Autrement dit, c’est leur néantisation.
A la base de cette néantisation se trouve le respect le plus strict de l’exigence de la tradition car « nos ancêtres, nos pères ont fait ainsi ». Ce respect n’est rien d’autre que la reproduction de l’archétype ancestral, archétype ayant une valeur d’exemple. L’exemplarité est une détermination conceptuelle de toute tradition ancestrale. C’est la raison pour laquelle, les Antambahoaka pensent que la réussite dans la vie dépend de l’actualisation de ’exemple des ancêtres. Cet exemple n’est rien d’autre que le respect des interdits qui veut qu’on éloigne les enfants dangereux de la société surtout des maisons traditionnelles qui symbolisent le palais royal et le centre religieux. Du coté des patriarches, après avoir rejeté ces enfants ils profèrent le tsitsika à la mère des jumeaux avec une prière: « vaut mieux que cette femme soit stérile que de naître encore une fois des jumeaux »26. En tant que gardien de la tradition, les Patriarches ont insisté sur le fait que le respect de la tradition, plus particulièrement le tabou assure la solidarité du peuple Antambahoaka. Il garanti l’identité et la stabilité de la communauté. Ce respect atteste que les individus qui constituent ce peuple Antambahoaka ont une origine et une ascendance commune.
Ce respect de la tradition est une référence qui ustifiej la procréation des générations en générations. Il est l’unité de la elationr de la double dimension qui constitue la vie dans la société. La dimension verticale dit que les individus qui ont la même tradition ont une origine commune. La dimen sion horizontale affirme que les individus qui vivent de même manière, et qui o nt la même tradition forment une communauté dans laquelle ils se reconnaissent les uns aux autres, grâce justement au respect de la tradition unique.
Tradition Antambahoaka, et tabou des jumeaux sont des concepts et des réalités qui s’interpellent, dans la mesure où ce tabou fait partie intégrante de la spécificité de ce peuple par rapport aux autres peuples de Madagascar. C’est une spécificité qui consiste à abandonner les enfants umeauxj. La question est donc de savoir; quelles sont les différentes formes d’interprétations qui peuvent justifier la négation des enfants jumeaux ? La réponse à cette problématique constitue l’objet de la deuxième partie.

LES DIFFERENTES CONCEPTIONS

CONCEPTION DE L’ETHNIE ANTAMBAHOAKA DES JUMEAUX

Face à ce phénomène des jumeaux, certaines ethnies félicitent la naissance gémellaire car en attendant un enfant, la famille en a eu deux. Par contre, d’autres ethnies blâment cette naissance parce que c’est un phénomène contre-nature. Dans quelle position se trouve t- elle l’ethnie Antambahoaka ?
Pour mieux comprendre la conception des jumeaux par cette ethnie, il faut d’abord connaître la considération malgache de l’enfant.

Conception malgache de l’enfant

A la base de cette considération se trouve la maxime « Anambadian-kiterahana, hiterahan-kodimby»27c’est-à-dire le premier but du mariage est la procréation pour perpétuer pour continuer la descendance. De cette maxime se déduit l’idée que mariage et naissance sont des concepts et des réalités qui s’expliquent dans le cas où le mariage n’a ni validité, ni légitimité et de finalité que s’il ne permet pas la naissance d’enfant. D’une manière plus précise, l’enfantement est un principe logique et ontologique de tout mariage.
Il est principe logique car le concept de naissance permet de comprendre l’idée de mariage. La naissance est principe d’intelligibilité de ce dernier dans la conception malgache. L’enfantement est principe ontologique car il est le fondement du mariage. Ce phénomène est fondement en ce sens qu’il est la fondation, la base sur laquelle s’érige l’acte du mariage. Elle est la raison d’être du mariage. En ce sens, l’enfant est la première richesse. Par illustration, les garçons constituent la force productive dans l’exploitation agricole, ils assurent la sécurité du village, de ses sœurs, de ses parents et des ses biens. Donc, la famille qui a bon nombre de garçons est solide et sécurisée. En outre, la filleest aussi une force parce qu’elle aide sa mère dans toutes les activités ménagères. En tant que future femme, elle sera source de vie grâce à la régénération, elle assure la continuation de la vie. De plus, la jeune fille a une valeur économique pendant le mariage car elle s’échange avec les biens.
Il faut souligner que cette conception qui lie mariage et naissance des enfants est une conception universelle à Madagascar, en ce sens qu’elle est valable pour toutes les ethnies qui constituent la Nation malgache. C’est une conception qui exalte l’importance des enfants dans la vie de la famille et de la société. C’est une conception qui confirme que l’enfant est un don de Zanahary. Ce don n’est rien d’autre que la vie qui se reproduit par le mariage. En d’autres termes, la vie est autoproduction de soi par soi à travers la naissance selon la succession des générations.
Dans la tradition malgache, naissance et destin sont deux concepts qui s’interpellent dans la mesure où l’espace et le temps de la naissance de l’enfant détermine sa destinée. En ce sens, tout coïncide aux destins qui exercent la plus grande influence sur la vie quotidienne. Jamais l’homme ne se révolte contre sa destinée. D’une manière générale, la destinée se définie comme ensemble d’événement composant la vie d’un être, considérée comme une détermination irrévocable et indépendante de la volonté. L’irrévocabilité et l’indépendance sont des déterminations conceptuelles et réelles de la destinée de chaque individu. Il faut souligner que cette destinée individuelle et particulière est relative à chaque individu. Il y a donc autant de destinée différente qu’autant d’individu. Cela montre qu’il y a des personnes dont les destinées sont incompatibles, irréconciliables.
L’observation de l’histoire permet de dire que la naissance des jumeaux est incompatible à la personnalité de certains rois et à la destinée de son royaume. C’est la raison pour laquelle Andrianampoinimerina ordonne aux parents des jumeaux « de les tenir éloignés du palais royal et en dehors d’Antananarivo et d’Ambohimanga »28. On peut dire qu’à la base de cet ordre, il y a une conception négative des jumeaux, qui consiste à penser l’essence néfaste de leur destin. Si l’unité est le principe logique et ontologique de toute royauté, la naissance des jumeaux, incarnation de dualité est une menace potentielle de l’unité substantielle de la cité. A cela s’ajoute la recommandation de la Reine RANAVALONA I (Reine du 1828-1861) pour Jean Laborde pendant la construction du palais de Manjakamiadana, de confectionner toutes les portes en un seul battant, car les deux battants signifient la division du royaume.
Cette division fait allusion à la notion de gémellité principe de division et de dualité qui nait la rivalité.
Si telle est la conception malgache de l’enfant et la vision négative des jumeaux dans la tradition merina; la question est de savoir, en quoi consiste la pensée des Antambahoaka sur la naissance des jumeaux ?

La conception des jumeaux chez les Antambahoaka

A la base de la conception antambahoaka des jumeaux se trouve une vision négative de ceux-ci. Ce regard négatif affirme que les jumeaux sont l’incarnation ontologique du mal. Cette incarnation dit que la venue des jumeaux à l’être est principe logique et ontologique de la mort dans toutes ses dimensions. C’est un principe logique dans la mesure où le concept perme t d’expliquer cette idée de la mort. Elle est principe ontologique car la naissance des jumeaux est le fondement de l’être de la mort dans toutes ses dimensions. C’ est de cette manière que les jumeaux sont des êtres dont l’essence est identique à celle d’un sorcier. Les sorciers sont les sujets, les acteurs et les auteurs de la mort. A cause des jumeaux considérés comme sorciers; des membres de leur famille peuvent mourir, au cas où il y a incompatibilité entre les destins de ces jumeaux sources de malheur et celle des membres de leur famille, qui avaient des devoirs et des responsabilités multiples à l’égard de groupe et de la société.
A cette mort biologique se définie par la disparition des membres de la famille s’ajoute un désordre sociale. Celle-ci se justifie par la désorganisation de la société. On peut citer la désorganisation de la vie économique, matérielle et financière. La mort d’un père peut transformer radicalement la vie de la famille. Elle peut conduire à la pauvreté qui ne permet pas à la famille de satisfaire à ses besoins fondamentaux.
Ce désordre social s’ajoute la mort psychologique. Un désordre psychologique qui se manifeste par la peur. Les individus vivent dans l’angoisse, dans l’anxiété, dans l’inquiétude. On assiste ici àune perturbation existentielle des individus qui engendre une certaine maladie psychosomatique, qui peut causer la mort.
A la base de la condamnation de la naissance des jumeaux par les Antambahoaka se trouve la considération de la logique temporelle entre l’antériorité et la postériorité. L’antériorité dit qu’il y a desêtres humains qui étaient venus au monde avant les jumeaux. Parmi ces êtres, on peut c iter le Roi, le Noble, leurs parents, leurs frères ou sœurs aînées. Ces genres de personnes ont des responsabilités avant la naissance des jumeaux. Ce sont des responsabilités qui permettent à la vie dans toutes les dimensions de continuer de vivre. Par la suite dans la postériorité, la naissance des jumeaux est vécue, expérimentée et ressentie comme étant une puissance maléfique qui empêche la continuation de la vie. Selon les Antambahoaka, le petit doit servir les grands pour allonger leur vie. Cette idée est confirmée par LARS Wig : si un noble ou une personne importante tombait malade, le devin pouvait ordonner un sacrifice humain comme seul moyen efficace pour le guérir […]. C’était le devoi r des enfants de sauver leur père et mère, et ils le faisaient si celui-ci n’était pas particulièrement haï .
De ce texte, on peut déduire que le sacrifice est une opération rituelle qui consiste à honorer le sacré. Or, ce sacrifice entraîne la destruction d’une vie. A la manière de toute activité humaine, « le sacrifice est une action qui comporte quatre dimensions » 30 selon Jean Maisonneuve:
La première dimension est subjective; elle désigne le sujet, l’auteur du sacrifice; c’est-à-dire, la personne qui est chargée de faire le sacrifice. Cette personne sacrificatrice, dont la tache est de manipuler le sacré est une personne consacrée; le prêtre, le vieux et le devin. Autrement dit la manipulation de sacré n’est pas l’apanage de tout le monde.
La deuxième dimension est objective. Elle désigne ’objetl de sacrifice qui est doué de vie ; elle peut être des animaux, des êtres huma ins selon le texte. A cette dimension objective joint la dimension instrumentale dont la réalité est le rite qui encadre le sacrifice autour de l’opération sacrificielle. La quatrième dimension est la question pourquoi de sacrifice qui présuppose l’idée de cause, l’idée de finalité. Ces différentes idées varient selon le contexte existentiel. La cause du sacrifice peut prendre la figure d’une catastrophe cosmique: sécheresse, inondation, tempête, épidémie, et toute crise existentielle. Selon le texte, la cause du sacrifice humain est la maladie d’un Noble. La finalité varie en fonction de la cause du sacrifice; réparation, communion, demande de grâce, d’expiation ou de purification. Dans ce text e, la finalité du sacrifice humain est la guérison du Noble. En ce sens le sacrifice est une opération qui consiste à faire revivre et à faire renaître la vie dans toutes ses dimensions. De la mort de la victime, de la destruction de la vie, renaît une vie plus grande en dignité, en puissance et en majesté.
Face à la naissance gémellaire, le mode opératoire des Antambahoaka pour pouvoir conjurer cette puissance maléfique montre que le fait d’abandonner purement et simplement les jumeaux. Ils sont déposés au bord de la rivière ou dans la forêt. Déposer au bord de la rivière, pour que le danger soit emporté ou détruit par la rivière et délaisser dans la forêt parce qu’ils sont des bêtes.

LES CONCEPTIONS ELARGIES

Conception mythologique des jumeaux

Le mythe est un discours inventé par la pensée humaine pour expliquer les phénomènes de la nature. C’est un discours qui essai de répondre aux questions fondamentales sur l’origine de toute chose. C’est la raison pour laquelle, il y a plusieurs types des discours mythiques. La cosmogonie est un discours qui dit le pourquoi et le comment de la venue à l’être du cosm os. A coté de ce type de discours mythique existe une multiplicité des discours comme celui qui parle de la venue à l’être des institutions. On peut estimer qu e le discours mythique des jumeaux fait partie de mythe fondateur. La question est donc de savoir, en quoi consiste la considération des jumeaux par certains mythes ?
La première considération consiste à dire que la cause de la naissance des jumeaux mythiques est éthique et sociale, dans la mesure où elle relève d’un comportement individuel, qui consiste à violer une règle reconnue par la société. Dans « le mythe de REMUS et ROMULUS »31, cette règle n’est rien d’autre que la Vestale doit rester célibataire tout au long de sa vie. La Vestale est une gardienne de la flamme qui brille perpétuellement, un feu sacré au temple. Pour pouvoir protéger quelque chose du sacré, la virginité est une condition sine qua non. Elle est vouée à une chasteté absolue.
Or, Rhéa Sylvia gardienne de la flamme sacrée animée par la passion amoureuse finie par aimer un guerrier appelé Mars. Elle épousa secrètement ce guerrier. La conséquence de cette relation amoureuse et secrète fut la naissance des jumeaux : REMUS et ROMULUS. Ces deux jumeaux sont considérés comme des impurs. Cette impureté ontologique est la conséquence d’une action éthique, qui est la violation de l’interdit par la Vestale Sylvia. Cette violation était considérée comme un péché, transgression consciente et volontaire de la loi sacré. De cette manière, ce péché était mortel. La réalité de cette mortalité fut la condamnation à mort de la mère des jumeaux ; elle fut enterrée vive.
Juger comme porte malheur de leur mère, les jumeaux étaient rejetés par le prince Amulus sur une colline et dans une corbeille d’osier. Ils étaient allaités par une louve, puis un berger le recueillit et les avait élevés. La réaction de la louve est étonnante parce que cette animale est à la fois carnivore et méchante, mais pourquoi elle nourrit les jumeaux au lieu de les dévorer ? Face à cette question, on peut apporter deux explications possibles : premièrement ces jumeaux sont des bêtes comme la louve. La deuxième explication est l a généalogie de ces enfants. Car leur père (le guerrier Mars) est un dieu de la guerre, c’est la planète symbolisant l’énergie, la volonté et l’agressivité .En ce sens, ces enfants jumeaux sont qualifiés comme des demi-dieux, parce que leur mère vestale est humaine et fille d’un Roi appelé Numitor.
L’observation de la généalogie de ces deux jumeaux permet de dire qu’ils sont l’incarnation de la monstruosité définie comme un écart par rapport à la normalité. Cette normalité montre qu’un être ne peut pas être à la fois soi-même et un autre ; l’homme ne peut pas être à la fois homm e et animal. Ontologiquement, humanité et animalité s’excluent ; or la monstruosité est la négation de cette norme ontologique dans la mesure où, elle est l’unité substantielle de la multiplicité d’être. La réalité mythique de cette monstruosité est, les deux jumeaux REMUS et ROMULUS. Ils sont l’unité de l’animalité, de l’humanité et de la divinité. Ces triples dimensions qui s’incarnent en ces deux jumeaux font de ceux-ci des êtres extraordinaires. Cette qualité extraordinaire se manifeste à travers leur comportement qui se caractérise par la violence et l’agressivité. C’est pourquoi, ces enfants sont incompatibles à l’être ordinaire d e l’homme, ils menacent toujours la vie humaine. Devenu grand, REMUS et ROMULUS se livraient au brigandage et volaient une partie du troupeau de leur oncle.
A un certain moment de leur existence, les deux jumeaux se disputaient l’honneur de fonder le pouvoir. Dans cet événement, chacun d’eux fut proclamé Roi par leur groupe. Cette dispute se termina par une bagarre, pendant laquelle REMUS tomba frappé à mort, ROMULUS resta donc seul maître du ouvoirp et après sa fondation, la ville Palatin prit son nom fondateur, Rome.
La signification philosophique qu’on peut extraire à partir de la réflexion sur ce mythe de REMUS et ROMULUS est l’affirmation du rôle de la violence dans le processus de la venue à l’être au monde humain. La ville fait partie de ce monde. Or, la ville dont il est question ici est la ville de Rome. A l’origine de la fondation de cette ville se trouve une multiplicité de violence ; la première est la violation d’un interdit par laquelle nait la condamnation à mort de la Vestale. A cette violence s’ajoute l’abandon des jumeaux qui est la troisième violence. On peut interpréter que la conséquence logique de toute ces violences est la guerre fratricide entre les deux frères jumeaux. La ville de Rome s’élève donc sur la base de la mort de l’autre : REMUS. La violence est donc le principe logique et ontologique de la fondation de la ville de Rome et plus particulièrement de toute institution humaine.
Spécificité d’une Vestale ; elle s’habille d’une ober blanche et légère comme seule la Vestale peut la porter. Ele sera servie et honorée plus qu’une Reine. Quand la Vestale se promènera dans la rue, les hommes et les femmes s’inclineront à son passage parce que la Vestale es t la personne le plus honoré qui existe sur terre .

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Table des matières

INTRODUCTION
Carte District Mananjary
Partie I : GENESE DE L’INSTITUTION DE TABOU
I-1.CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE
I-1-1. Organisation de la société Antambahoaka
I-1-2. Origine et version historique
I-1-3 : L’évolution conceptuelle
I-2-. PRATIQUE EXISTANTIELLE DU TABOU DES JUMEAUX
I-2-1 : Pendant le mariage et la grossesse
I-2-2 : Après la naissance des jumeaux
Partie II : LES DIFFERENTES CONCEPTIONS DES JUMEAUX
II-1. CONCEPTION DE L’ETHNIE ANTAMBAHOAKA DES JUMEAUX
II-1-1 : La conception malgache de l’enfant
II-1-2 : La conception des jumeaux chez les Antambahoaka
II-2. LES CONCEPTIONS ELARGIES
II-2-1 : La conception mythologique des jumeaux
II-2-2 : La conception religieuse
II-2-3 : La conception scientifique
II-2-4. L’interprétation philosophique
Partie III : HUMANISATION DES JUMEAUX
III-1. HUMANISATION BIOLOGIQUE
III-2. HUMANISATION SOCIO-CULTURELLE
III-3. HUMANISATION JURIDIQUE
III-3-1. La protection du droit de l’enfant
III-3-2. L’adoption
CONCLUSION
LISTE BIBLIOGRAPHIQUE

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