Pourquoi utiliser les SCOP pour parler d’égalité ? 

Pourquoi utiliser les SCOP pour parler d’égalité ? 

Qu’est-ce que l’étude des SCOP peut nous apprendre sur le reste de l’économie, et plus précisément, pourquoi sont-elles un observatoire privilégié pour analyser les inégalités ? La thématique de l’égalité est omniprésente dans la brève synthèse ci dessus des principes encadrant les SCOP. Sont affirmées notamment la correction des inégalités entre travailleurs et détenteurs de capital (inégalités qui sont la norme dans les entreprises capitalistes), l’égalité démocratique de participation aux décisions de l’entreprise exprimée par la formule une personne = une voix et l’égalité dans la répartition des bénéfices de l’entreprise. On peut alors se demander si cette préoccupation pour l’égalité exprimée dans les statuts se répercute dans l’ensemble des relations de travail : égalité de revenu, égalité dans les décisions de gestion ou dans l’investissement des travailleurs dans l’entreprise ? Avec les possibles tensions que cela engendre : si les rémunérations sont égales et les efforts au travail différents c’est une inégalité de reconnaissance de l’effort fourni. Et en parallèle du côté de l’apport en capital : si l’investissement quel qu’il soit donne le même poids décisionnel, n’est-ce pas encore une inégale reconnaissance de l’engagement des uns et des autres ? On voit se profiler la question rendue célèbre par Sen : égalité de quoi ? Selon Sen (1980, 1992), les théories de la justice sociale sont toutes des théories de l’égalité, chaque école de pensée revendiquant l’égale distribution du bien social qu’elle considère le plus important : égale distribution des revenus pour les socialistes, égale rémunération de l’effort pour la méritocratie, égale poids accordé à l’utilité de chacun pour les utilitaristes, etc. La question est donc la suivante : quel bien doit être distribué de manière égalitaire ? Le revenu ou la reconnaissance de l’effort fourni ou encore de la reconnaissance de l’effort fourni en proportion des capacités des individus ?

Or dans les entreprises les salariés et les dirigeants s’interrogent sur la justice sociale. La définition de l’entreprise ne fait l’objet d’aucun consensus parmi les économistes (Baudry et Chassagnon 2014) mais on peut toutefois identifier deux fonctions principales que l’entreprise est présumée remplir : une fonction de production et une fonction d’allocation des ressources entre ses parties prenantes. La deuxième fonction implique des problématiques distributives. Dans l’entreprise en général, on peut donc s’interroger sur les modalités d’égalité et la manière dont elles s’articulent avec les problématiques d’efficacité productive. La production est bien sûr la raison d’être du collectif réuni sous le nom d’entreprise. Elle n’est toutefois pas au centre de notre thèse pour deux raisons. La première est théorique : la littérature économique sur les entreprises pèche plutôt par un manque de prise en compte des questions distributives que des questions productives. Notre thèse s’emploie à combler cette carence. Deuxièmement, des études empiriques très complètes sur la productivité comparée des coopératives de production et des entreprises classiques en Italie, en Espagne, aux EtatsUnis et en France ont déjà été réalisées. Nous n’aborderons donc les questions d’efficacité productive qu’en tant qu’elles s’articulent avec les problématiques distributives. Les SCOP ne sont pas les seules entreprises ou l’on se soucie d’égalité. La raison pour laquelle elles nous ont semblé un terrain d’étude privilégié pour analyser cette question est plutôt la réflexivité qui s’y exerce en conséquence de leur position minoritaire dans le tissu économique et de leur statut d’alternative à l’entreprise capitaliste.

Sans présumer de la faisabilité ou de la désirabilité de la généralisation du modèle SCOP à l’ensemble de l’économie, nous partons de l’intuition que la mise en pratique d’une démocratie d’entreprise telle qu’elle est proposée par le modèle SCOP est riche d’enseignements car elle crée la possibilité d’une métamorphose des relations de travail. Pour illustrer ce propos, nous pouvons nous remémorer le débat sur la « loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels » adoptée le 8 août 2016. Un des éléments conflictuels de cette loi était la possibilité d’un « référendum d’entreprise » pour valider l’adoption d’un accord d’entreprise, accusé d’écarter les syndicats, d’être un moyen de pression sur les salariés qui ne seraient pas véritablement libres de défendre leurs intérêts. Ce débat a également toute sa place dans les SCOP car la question de l’impact de la démocratie en entreprise sur les conditions de travail est loin d’être tranchée. Les SCOP, en raison de leurs obligations statutaires et d’une réflexion poussée sur leur mise en œuvre, constituent un terrain idéal pour une analyse approfondie de ce qui constitue réellement la démocratie dans l’entreprise (un référendum en temps de crise en fait-il vraiment partie ?) et de ces effets sur le travail. Plus précisément, nous concentrerons notre attention sur deux biens sociaux que les entreprises doivent distribuer : la rémunération et l’appartenance à l’entreprise. Les décisions concernant la répartition des salaires incluent les règles collectives et les augmentations individuelles tandis que celles qui concernent l’appartenance à l’entreprise englobent les recrutements, les licenciements et l’admission au sociétariat.

Sans prendre pour acquise la spécificité des SCOP, l’objectif de cette thèse est d’éclaircir l’ampleur des différences avec les entreprises classiques et d’interroger les conséquences de ce statut particulier sur le travail. A cet effet, nous nous emploierons à mesurer ce qui peut l’être (c’est-à-dire ce qui est quantifiable et ce qui est disponible dans les bases de données) et nous nous interrogerons sur la spécificité des principes utilisés par les membres des SCOP pour discuter de justice sociale. Il s’agira d’une justice sociale très concrète puisqu’elle sert à prendre les décisions de politique salariale, de recrutement, de licenciement et de promotion. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle est simple ou qu’elle ne s’inscrit pas dans une réflexion abstraite et générale des agents.

Moins d’inégalités salariales dans les SCOP : les raisons théoriques

L’objectif est ici d’analyser les spécificités statutaires des SCOP afin d’en dégager des hypothèses sur la structure des inégalités salariales en leur sein. Nous nous réfèrerons d’abord à trois cadres théoriques en examinant leur pertinence pour le cas des SCOP, avant d’explorer plus en détail le contexte historique et institutionnel des SCOP.

Des inégalités plus faibles dans les SCOP : trois cadres théoriques complémentaires

Nous examinons tour à tour la théorie de l’électeur médian, l’homogénéité des salariés et la motivation intrinsèque des cadres en lien avec les caractéristiques des SCOP.

La théorie de l’électeur médian

D’après la théorie de l’électeur médian (Kremer 1997), l’échelle des salaires est plus faible dans une coopérative de travailleurs si les décisions concernant les salaires sont prises de manière démocratique à la majorité absolue. En effet, si l’on part d’une situation hypothétique dans laquelle chacun est rémunéré à sa productivité marginale , dans tous les cas où le salaire moyen est supérieur au salaire médian avant le vote, une majorité votera pour une redistribution. En théorie, le salaire moyen ne pourrait donc pas être durablement plus élevé que le salaire médian. Comme on peut supposer que dans les entreprises françaises (où quelques salaires élevés tirent la moyenne vers le haut) le salaire moyen est supérieur au salaire médian, on aurait donc une échelle des salaires plus restreinte dans les SCOP que dans les entreprises classiques. Cette redistribution au profit de l’électeur médian est susceptible d’avoir deux conséquences pertinentes pour notre étude : tout d’abord ceux qui ne disposent pas du droit de vote, ainsi que des groupes minoritaires au sein des membres peuvent être victimes de discrimination ou peuvent être arbitrairement expropriés. Ensuite, les travailleurs qui ont une productivité supérieure à la moyenne sont incités à quitter la coopérative pour chercher un emploi où ils seront rémunérés à leur productivité marginale. Cette dernière conséquence soulève la question de la pérennité d’une structure des salaires significativement différente dans les coopératives dans le cadre d’un marché concurrentiel. Kremer (1997) explique cette pérennité par l’existence d’une barrière à la mobilité, qui prend la forme d’un investissement irrécupérable réalisé par tous les travailleurs avant tout accès à l’information concernant les productivités de chacun. Abramitzky (2008) construit un modèle similaire reposant sur une incertitude originelle des travailleurs quant à leur propre niveau de productivité. Le mécanisme d’égalisation des salaires constitue alors une assurance à laquelle les salariés souscrivent avant de connaître leur productivité par aversion au risque.

Ce modèle de l’électeur médian appliqué aux entreprises dirigées par les travailleurs (désignées dans la littérature sous le terme LMF, labour-managed firms) est-il pertinent dans le cadre des SCOP ? Le principe du vote démocratique est bien présent, du moins concernant les sociétaires, mais ce vote ne s’applique pas directement à la détermination des salaires. Les entretiens réalisés auprès des dirigeants de SCOP de la région Rhône-Alpes (voir chapitre suivant pour la méthodologie de l’enquête qualitative) nous permettent de préciser ce point. On a d’abord pu mettre en évidence une grande diversité des processus de décision concernant les salaires. Tandis que certaines pratiquent l’égalité stricte des salaires, d’autres laissent toute directive au(x) dirigeant(s) pour fixer les salaires et les augmentations de salaire dans le cadre de la convention collective, d’autres encore inscrivent dans les statuts ou votent en assemblée générale des principes qui déterminent la rémunération de l’ancienneté ou les mécanismes d’augmentation. On peut toutefois noter dans l’ensemble une volonté affirmée de minimiser les écarts de salaires et au minimum – lorsqu’aucun vote direct sur les salaires n’a lieu – le vote pour un dirigeant qui décide de la politique salariale.

Quant à l’hypothèse d’un coût d’entrée non récupérable, on peut considérer que l’achat d’une part sociale dans une SCOP s’en rapproche puisque l’absence de plus value et les dividendes fortement limités représentent un manque à gagner que les sociétaires ne subiraient pas s’ils investissaient dans les parts d’une entreprise classique. La part importante du bénéfice net qui est réinvestie dans les réserves impartageables constitue également un investissement dont les sociétaires ne peuvent bénéficier qu’en continuant à travailler dans la SCOP. L’hypothèse de l’absence d’information sur la productivité semble moins réaliste car les travailleurs deviennent très rarement sociétaires immédiatement, une période d’environ un an étant en général nécessaire avant de pouvoir présenter sa candidature à l’assemblée générale.

Dans l’ensemble, le cas des SCOP semble proche du modèle théorique de LMF décrit par Kremer (1997). On peut donc s’attendre à un salaire moyen qui se rapproche du salaire médian (en tout cas par rapport aux entreprises classiques) et à l’existence possible de minorités défavorisées.

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Table des matières

Introduction générale
Première partie. Etude quantitative et qualitative de la distribution des salaires dans les SCOP
Chapitre 1. Les inégalités salariales dans les SCOP : analyse quantitative
1. Moins d’inégalités salariales dans les SCOP : les raisons théoriques
2. Résultats empiriques dans la littérature
3. Base de données et stratégie empirique
4. Résultats de l’analyse économétrique
5. Interprétation des résultats et validation des hypothèses
Chapitre 2. Analyse des critères de justification des critères des inégalités salariales :
une enquête qualitative
1. Méthode empirique et cadre théorique
2. Les SCOP : des écarts de salaire plus restreint et une volonté affichée d’égalité
3. Principes de différenciation et de hiérarchisation
Deuxième partie. Partage des coûts de flexibilité et appartenance au collectif : spécificité des SCOP
Chapitre 3. La flexibilité dans les SCOP : ajustement par les salaires, l’emploi et les
heures
1. Un cadre théorique à adapter au cas des SCOP françaises
2. Données et stratégie empirique
3. Résultats de l’analyse économétrique et interprétation de la non-validation des
hypothèses
Chapitre 4. Le périmètre de la démocratie en entreprise et son impact sur la flexibilité
de l’emploi
1. La démocratie en entreprise, une question normative
2. Caractéristiques des sociétaires et mouvements de main d’œuvre
3. Justification des règles de sélection dans le discours des membres des SCOP
Conclusion générale
Bibliographie

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