Pourquoi étudier l’éducation des peuples autochtones ?
À partir du XIXème siècle, la pratique éducative, qui avait traditionnellement été confiée à la « sagesse populaire », aux usages locaux ou aux méthodes propres à chaque éducateur, est devenue un domaine d’étude à part entière. Toutefois, les premiers travaux scientifiques sur le processus éducatif étaient basés – comme on le verra dans les pages suivantes – sur des observations informelles qui ne laissaient guère d’espace à une analyse rigoureuse de données mesurables ou vérifiables et qui devaient donc se limiter à de simples spéculations sur les normes à suivre pour éduquer les enfants et, plus important encore, sur des conseils concernant la manière d’exercer l’autorité parentale.
Cependant, les ide es et les orientations sur l’education des enfants en age scolaire, qui se sont diffuse es entre le XIXe me et le XXe me siecle et qui ont modele les systemes d’instruction globaux a partir du prototype occidental, sont aujourd’hui remises en cause un peu partout par une nouvelle approche « de coloniale » qui a e te capable de rendre visible leurs limites en mettant en evidence la varie te des dimensions culturelles qui, jusqu’a un passe tres re cent, n’e taient pas prises en conside ration par le monde de la recherche et par les administrations scolaires.
Certaines the matiques comme l’education aux normes ou aux re gles de vie interpellent parents, educateurs et enseignants, ce qui ne devrait pas nous surprendre si nous tenons compte de la difficulte a trouver des criteres communs dans un monde devenu « multidimensionnel » et dans lequel cohabitent et se juxtaposent des syste mes institutionnels et des formes d’organisation sociale de niveaux local, national et supranational. La presence, dans les me mes environnements educatifs, d’enfants avec des origines culturelles differentes constitue un autre de fi aux dogmatismes – souvent implicites – qui orientent l’action educative dans la famille et a l’ecole, et que chaque culture tend a supposer comme absolus et universels.
Le regard anthropologique sur l’éducation et l’autochtonie
Selon Robert LeVine et Rebecca New (2008), depuis ses origines, la recherche anthropologique sur l’enfance a vise principalement les mode les educatifs d’Europe et d’Amerique du Nord et la majorite des travaux scientifiques dans le domaine ne concernent que les systemes de transmission culturelle des pays industrialise s ou en voie d’industrialisation, dans lesquels vivent moins de 10 % des enfants du monde. Il s’agit la d’une donne e qui ne devrait pas nous surprendre et ce pour une double raison : si, d’un cote , les anthropologues ont traditionnellement prefere – a quelques exceptions pres – le monde des adultes a l’univers de l’enfance, d’un autre cote , les chercheurs interesse s par les problemes du de veloppement de l’enfant – majoritairement rattache sa des universites ou a des centres de recherche europeens ou nord-americains – ont tres souvent prefere travailler dans des contextes geographiquement proches, en raison des contraintes logistiques que pose la recherche sur l’enfance (LeVine, 2007) .
Du fait de ce relatif manque d’interet, les ide es, croyances, principes et dogmes qui ont « construit » le savoir occidental et « moderne » sur l’enfance n’ont que tres rarement donne lieu a la comparaison interculturelle et a la re flexion dialogique qui caracterise l’anthropologie contemporaine (Mantovani, 2009). Plus particulie rement, les formes et les e tapes du developpement des enfants, ainsi que les soins et l’activite educative re alise s par les parents, les autres membres de la famille et les pairs – qui se traduisent en habitudes et routines quotidiennes, en attentes autour des possibilites et des obligations des enfants, en gestes, jeux, conversations et activites a travers lesquels les adultes transmettent et les enfants apprennent ce que leur environnement attend d’eux – ne sont sujet a de bat dans le milieu academique que lorsqu’on a l’occasion de de couvrir qu’il existe des mode les differents. Or, tres souvent, apres les avoir observe es et interprete es, on se rend compte que ces strategies « autres » revelent des mode les de formation efficaces pour permettre le developpement de l’enfant dans le contexte ou il vit et pour remettre en cause les strategies educatives les plus en vogue (Goldstein, 1998).
L’anthropologie de l’éducation : une science en construction
L’anthropologie de l’education, un champ disciplinaire e mergent, a contribue a construire et a alimenter l’e tude des formes locales de parente , deparentalite , de formation des enfants et d’education a la socialite (Claes et al., 2008). Les recherches dans ce domaine ont permis de connaître les schemas qui regissent les structures familiales et communautaires locales, en essayant de comprendre les mecanismes qui leur assignent une validite pedagogique. Les travaux ethnographiques classiques ont souligne les differents ro les que jouent les parents, les familles, les communaute s et les institutions sociales (parmi lesquelles il y a l’ecole), contribuant a la comprehension anthropologique de cette experience si humaine qu’est la transmission des savoirs aux nouvelles generations. Cependant, s’il est vrai – comme nous le verrons dans le prochain chapitre – que la dynamique educative est consubstantielle a notre humanite , il est tout aussi vrai que les formes a travers lesquelles elle se manifeste different d’une communaute a une autre et que chaque groupe humain utilise des strategies de transmission culturelle adapte es a son propre contexte. Voici donc la caracteristique la plus importante de l’anthropologie de l’education qui, a la difference de l’anthropologie cognitive, est une science voue e a la comparaison, dans le but de decrire et de comprendre les differentes strategies grace auxquelles, dans des cultures differentes, les re seaux de parente et les institutions educatives poursuivent l’objectif universel de former les enfants a faire « le bien, le beau, le juste », tout en suivant les constantes culturelles de leur groupe social.
Cependant, si dans les contextes educatifs formels, comme l’ecole ou la formation continue, il est relativement facile d’etudier et d’experimenter des mode les differents, il est bien plus difficile de mettre en perspective et de questionner les routines et les pratiques educatives des contextes informels : l’allaitement, le sevrage, les pratiques disciplinaires, l’education morale, la socialisation, l’apprentissage du langage, les formes de protection, les jeux et autres activite s libres, les relations intergene rationnelles, ou encore les responsabilites et les taches domestiques re serve es aux enfants.
Les anthropologues qui se sont consacre s a l’etude des dynamiques que je viens de mentionner ont donc du prendre en consideration non seulement les opportunite s offertes par le travail ethnographique – comme outil fondamental de recueil des donne es sur le terrain –, mais aussi toute une se rie de connaissances, savoir-faire et competences de rive es d’autres domaines scientifiques et qui e taienttre s rarement pris en compte par leurs collegues davantage interesse s par les aspects socio-culturels « purs ». Je pense, par exemple, aux apports de la psychologie(et notamment de la psychologie du developpement, la psychologie cognitive, la psychopedagogie et la psychologie culturelle et sociale) et de la sociologie (de la famille, de la parente et de l’education mais aussi des organisations) qui ont autorise une « contamination » disciplinaire. Cette transdisciplinarite a, a son tour, permis de de passer l’opposition sterile entre les methodes qualitatives et quantitatives et d’illustrer la diversite des contextes etudies grace a une veritable perspective interculturelle et a une re flexion methodologique sophistiquee qui a su prendre en consideration des sujets d’etude « difficiles » (les enfants dans le cadre de leur vie domestique et communautaire) et le ro le – encore plus difficile – de l’ethnographe oblige de realiser ses observations tout en e tant doublement etranger : premierement en tant que repre sentant d’une culture « autre » et deuxiemement du fait de son age adulte.
Au-delà de la parenté et de la famille : les premières observations des pratiques éducatives
De s ses de buts, la recherche transculturelle sur l’enfance a de fie la manie re dont nous – membres de la socie te « occidentale », citoyens de nations industrialise es et a fort revenu – conceptualisons l’enfance. Ce travail a permis de de couvrir des conditions et des re sultats auxquels les « experts » europe ens et nordame ricains ne s’attendaient ge ne ralement pas. Rappelons-nous que l’inte re t scientifique pour le monde de l’enfance a e merge autour de la deuxie me moitie du XIXe me sie cle, en paralle le a la publication des premie res œuvres litte raires avec des enfants comme protagonistes. Les travaux critiques de Marina Bethlenfalvay (1979) et de Virginie Prioux (2010) nous montrent que les romanciers – romantiques ou naturalistes – de cette e poque aimaient a repre senter l’enfance comme la pe riode de l’innocence et les enfants comme des victimes potentielles de l’exploitation et de l’abandon. Gra ce a des œuvres destine es au grand public, comme Oliver Twist de Charles Dickens, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Sans Famille de Hector Malot, François le bossu de la Comtesse de Se gur, La Petite Princesse de Frances Hodgson Burnett, Les Quatre Filles du docteur March de Louise May Alcott ou Poil de Carotte de Jules Renard, la litte rature du XIXe me sie cle a forge une repre sentation ide alise e et ste re otype e de l’enfant comme un e tre fragile et a pre server (Seveno-Gheno, 2001). C’est a cette e poque-la que sont apparues les toutes premie res initiatives de protection de l’enfance visant a affranchir les enfants du travail nocturne et manuel : les le gislateurs europe ens et nord-ame ricains ont introduit les premie res normes sur la scolarisation obligatoire, les e ducateurs ont cre e les kindergarten (les jardins pour enfants) pour faire face a l’e ducation de la premie re enfance et, de manie re ge ne rale, la pre occupation – plus sentimentale que scientifique – envers le bien-e tre des plus petits est devenue une affaire courante et un argument constant des de bats ayant cours dans les milieux bourgeois et aristocratiques des pays industrialise s. Cependant, peu de travaux de recherche visant a « comprendre » les enfants et leurs besoins specifiques ont e te realises, tres probablement a cause du relatif manque d’interet affiche par la communaute scientifique internationale . Il faut attendre la fin du XIXe me siecle, et surtout la publication des premiers travaux de Sigmund Freud , pour que les premieres etudes et enquetes sur la vie de l’enfant voient le jour Bien que le premier travail a caracte re anthropologique sur l’enfance ait e te publie en 1912 par Franz Boas, cet ecrit releve davantage d’une « speculation de salon » que du resultat d’une enquete ethnographique base e sur des donnees concretes (Boas, 1912). Dans ce travail, le pere de l’anthropologie americaine – et auteur des remarquables monographies sur la vie des Inuits de l’I le de Baffin et sur les Kwakiutl de la Columbia Britannique – presente sa theorie sur la plasticite des « types » humains a partir de ses observations sur la croissance physique des enfants des immigrants europeens aux Etats-Unis. Il s’agit la de l’un de ses travaux les plus critique s, en raison de certaines conclusions qu’il expose et qui semblent etre contamine es par des principes de rive s de l’evolutionnisme social .
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE. ÉDUCATION, CULTURE, AUTOCHTONIE : UN PARCOURS CONCEPTUEL
Introduction
1. Pourquoi étudier l’éducation des peuples autochtones ?
1.2. L’anthropologie de l’éducation : une science en construction
1.3. Au-delà de la parenté et de la famille : les premières observations des pratiques éducatives
1.4. La fragmentation de la discipline
2. Qu’est-ce que l’éducation ?
2.1. Le fait éducatif : une interaction dynamique
2.2. Idéologies, symboles et systèmes : l’univers social de l’éducation
3. Éducation et culture : essai sur la quadrature du cercle
3.1. De la parenté à la culture : à l’origine du développement humain
3.2. Culture et transmission de la culture : une architecture sociale du savoir
4. De la culture au patrimoine (et inversement)
4.1. La culture entre transmission et patrimonialisation
4.2. Éducation et société : la question de l’autochtonie
5. Culture et autochtonie
5.1. Autochtonie, indigénéité, ethnicité et racisme : une biopolitique de l’altérité
5.2. L’imbroglio ethnique et l’invention de la tradition
6. L’identité à l’épreuve de l’assimilation
6.1. Multiculturalisme et interculturalité : synonymes ou contraires ?
6.2. Des catégories dynamiques pour penser la culture
Synthèse de la première partie
DEUXIEME PARTIE. SUR LE TERRAIN : INTERACTIONS ET IDEOLOGIES EDUCATIVES CHEZ LES WAYANA-APALAÏ ET LES ENATA, AUTOCHTONES DE LA REPUBLIQUE
Introduction à la deuxième partie
7. Méthodologie du recueil d’informations
7.1. Le terrain et l’univers d’étude
7.2. L’analyse écosystémique à l’épreuve du terrain
7.3. Comprendre les interactions éducatives
7.4. Performances parentales et idéologies éducatives
7.5. Considérations éthiques
8. Les terrains de recherche
8.1. Les Wayana-Apalaï d’Antecume pata : situation géographique, données ethnohistoriques et aspects sociologiques
8.1.1. Situation postcoloniale et intégration nationale
8.1.2. Une scolarisation républicaine pour les « abandonnés de la République »
8.2. Les Enata de Hiva Oa : situation géographique, données ethno-historiques et aspects sociologiques
8.2.1. Le projet colonisateur : conversion et scolarisation des Marquisiens
8.2.2. Entre localismes et globalismes : revendications culturelles et patrimonialisation du territoire
9. Les écosystèmes éducatifs : espaces domestiques, réseaux de parenté et vie communautaire
9.1. Les microsystèmes de socialisation à Antecume pata
9.1.1. La « maisonnée » amérindienne
9.1.2. Le village et l’école
9.2. Les microsystèmes de socialisation à Hiva Oa
9.2.1. Famille nucléaire et famille élargie
9.2.2. Les églises, l’école et les organisations locales
10. Mesurer les interactions éducatives : les rythmes parentaux
10.1. La famille est le village : parentalité et vie communautaire chez les Wayana-Apalaï
10.2. Un espace domestique perméable : famille, école, religion et culture à Hiva Oa
10.3. Métropole et Outre-mer : comparer « l’intensité » des interactions éducatives
11. Les performances éducatives : styles parentaux et stratégies pédagogiques
11.1. Une parentalité à l’épreuve de la « modernité » : les logiques éducatives chez les Wayana-Apalaï
11.2. Pratiques éducatives à Hiva Oa : une autochtonie acculturée
11.3. L’interaction éducative en France métropolitaine : quelques données utiles à la comparaison
12. Les idéologies éducatives autochtones : l’identité culturelle au service de l’écosystème
12.1. Éduquer et apprendre dans la forêt amazonienne : écosophie et développement de l’enfant wayana-apalaï
12.2. La notion de réussite chez les Enata : de l’enfant-roi à l’enfant multidimensionnel
12.3. L’éducation et l’autochtonie : dynamiques d’assimilation culturelle et réponses adaptatives
Synthèse de la deuxième partie
TROISIEME PARTIE. L’APPROPRIATION INSTITUTIONNELLE DE LA QUESTION EDUCATIVE : ESSAI CONCLUSIF SUR LA BANALITE DU MAL
Introduction à la troisième partie
13. Idéologies éducatives et logiques d’organisation sociale
13.1. Apprendre, capturer, produire : la logique prédatrice de la modernité
13.2. Réussite scolaire et réussite sociale : la difficile quadrature du cercle
14. La scolarisation dans l’Outre-mer : l’illusion de l’ascenseur social
14.1. De retour au village : la difficile intégration des « autochtones diplômés »
14.2. L’école du troisième millénaire : forge de citoyens ou fabrique de professionnels ?
15. Reformuler les politiques éducatives : de « l’indifférence aux différences » à la prise en compte des particularités locales
15.1. Obstacles structurels
15.2. Obstacles idéologiques
16. Enquêter l’éducation, enquêter l’ethnicité
16.1. Une question de méthode ?
16.2. Plaidoyer pour une anthropologie de l’éducation « à la française »
17. Conclusion et perspectives
17.1. Résultats attendus initialement
17.2. Résultats obtenus
17.3. Pistes pour la recherche
Synthèse de la troisième partie
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE