Pour une typologie de la littérature du secret

Le premier contact avec le roman jouvien s’apparente à une violente commotion : une chose obscure, capitale vient de nous être révélée par un mode de transmission qui ne relève pas du rationnel mais qui serait plutôt de l’ordre de la résonance. Une onde de choc nous parvient de cette terre mythique à l’orée du plus intime et de l’universel, qui émerge et s’épanouit en un questionnement. Ce roman nous ouvre des perspectives sans jamais les refermer sur un sens qui viendrait en figer le mouvement : une équivoque demeure comme un point d’orgue, précieusement entretenue par une impulsion qui nous surprend, qui nous effraie même par sa capacité à aller loin au bout d’elle-même. Gaston Bachelard avoue ne pas avoir cessé de trembler en lisant Paulina 1880 : tout y est révélé, mais rien n’y est élucidé. L’auteur n’est là que pour nous permettre de voir et les images restent en suspens, comme une invitation à lire « à rebours  » cette oeuvre énigmatique.

Dès les premières publications, les critiques ont relevé cet audelà du texte. En 1926, Jean Paulhan écrivait à propos de Paulina 1880 :

« Paulina n’a cessé d’agir en moi par ce qui en elle n’est pas à comprendre ».

De fait, aucun mot plus que le mot « mystère » ne paraît correspondre tant à l’auteur, qui se définit comme un « personnage secret », qu’à son oeuvre, reniée pour une partie, et autour de laquelle s’est progressivement formée une aura. L’obsession du mystère qui se manifeste dans l’ensemble de la production littéraire, aussi bien sur le plan thématique que sémiotique ou structurel, apparaît comme une invitation à nous y intéresser. Elle correspond à une perception singulière des choses, à une façon de saisir dans le réel l’intuition d’une réalité sous-jacente au monde visible. Elle apparaît dans une littérature qui agit comme un révélateur de l’invisible au sens photographique du terme, c’est-à-dire qui laisse apparaître l’image latente de l’«autre univers ». De tous les romans de l’auteur, il émane une aura mystérieuse liée d’abord à leur fonction heuristique. L’appel de sens que constitue chacun de ces récits voire l’appel du sens se fait par un mode opératoire ouvert, spéculatif qui induit gloses et interprétations. Pierre Jean Jouve semble toujours taire quelque certitude secrète, quelque révélation interdite, quelque vision sacrée qui nous parvient fugitivement, comme intuitivement. Par ailleurs, la présence continuellement suggérée de l’invisible et l’atmosphère surréelle prennent une teinte mystique car la fonction qu’il attribue au mystère est une fonction sacrée. Le mystère est donc à entendre à plusieurs niveaux : c’est d’abord, au sens le plus direct, ce qui ne peut être expliqué par l’esprit humain dans la nature ou dans les destinées humaines ; c’est l’inconnaissable, l’insondable. C’est aussi ce qui donne l’impression du mystérieux, c’est-à-dire ce qui, par son caractère inattendu, menaçant, étrange, irréel ou fantastique, exerce un attrait, une répulsion ou un charme. L’auteur ne cède pourtant pas au « mystère facile », celui qui flatte l’imagination du lecteur d’une manière superficielle. « On peut toujours faire mystérieux en n’expliquant pas », écrit Julien Green dans son journal, « l’art consiste à rejeter le mystère derrière l’explication ». De fait, au-delà des procédés d’écriture et de l’atmosphère générale des romans, le mystère est lié à une présence inexplicable dissimulée au cœur de la forêt, aux pressentiments ou au caractère insolite de certaines manifestations qui unissent l’âme aux « choses muettes ». C’est aussi le pur mystère de la transcendance, qui renoue avec les « Mystères », enseignements secrets expliqués aux seuls initiés. Dans En Miroir, journal sans date, l’auteur explique avoir découvert la poésie sur le mode de la reconnaissance à travers Mallarmé surtout, « parce qu’il était obscur, parce qu’il ne disait pas, et qu’il resplendissait ». C’est donc par le biais de cette obscurité qu’il dit être « entré en poésie » par une forme d’appropriation du texte, devenu la trame de sa propre histoire, et c’est elle encore qui définit et magnifie la création littéraire autour de laquelle, « comme un nimbe permanent, le mystère doit demeurer » :

« Création et mystère forment le trésor de la poésie ».

Les espaces naturels 

Le terme d’ « espace » est ambigu. Il désigne, en littérature, au sens le plus concret, l’organisation des noirs et des blancs. Puis, dans une perspective trouvant en partie son origine dans la science, il peut aussi désigner une représentation abstraite, illimitée et homogène, permettant de décrire tout ce contient l’univers. Enfin, selon une définition fondamentalement opposée à la précédente, il sert à définir un milieu vécu, limité et non homogène, où la perception localise les objets et où s’exercent les mouvements. Nous utiliserons le mot selon cette dernière définition et notre étude portera sur les différents lieux en tant qu’ils sont perçus et représentés perçus, la représentation de l’espace ayant ceci de fondamental qu’elle révèle une vision du monde et avec elle la subjectivité de celui qui voit. Selon une lecture phénoménologique, l’espace se lit comme le lieu d’une rencontre entre un décor, celui de l’univers, et la conscience qui le perçoit, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de M. Merleau-Ponty, entre « l’extrême objectivisme » et « l’extrême subjectivisme »:

« La rationalité, écrit-il, est exactement mesurée aux expériences dans lesquelles elle se révèle  ».

La nature et le sens 

Dans le roman jouvien, l’espace visible se double d’un invisible au statut ambigu : à la fois de l’ordre d’un sens, immanent au sensible, et d’une présence qui échappe au(x) sens. Les espaces naturels, plus particulièrement, ne sont jamais neutres; tantôt observateurs muets des actes humains, tantôt conspirateurs actifs, ils ne laissent jamais de faire sentir leur présence à l’homme par un souffle chaud sur son épaule, un imperceptible mouvement dans le jeu de leurs ombres ou la pesanteur d’un regard scrutateur au sein de leur immensité. P.J. Jouve suscite l’impression que la nature est habitée par des forces indéfinissables et inquiétantes. Rappelons que le mot « nature » désigne l’ensemble de la réalité matérielle considérée comme indépendante de l’activité et de l’histoire humaines, l’ensemble de l’univers en tant qu’il est le lieu, la source et le résultat de phénomènes matériels. Elle désigne dans le monde des sciences de la nature à partir de Képler et Newton l’ensemble de tous les phénomènes organiques et non organiques, dans la mesure où ils sont l’objet d’une expérience sensible et d’une recherche rationnelle. Le mot vient du verbe nasci, (naître), dont le concept de « Mère Nature » porte encore la marque. Chez P.J. Jouve, la nature comporte la même ambiguïté que la mère, tantôt objet de fascination, tantôt de terreur. Les éléments, animés d’une vie secrète, observent l’homme « avec des regards familiers » et se font complices de son destin. Creuset du mystère, la nature est identifiée à un arrière-plan du monde, à un espace inconnaissable dont l’être ne peut que pressentir l’existence. Le bonheur ressenti par Léonide lors de la première journée passée auprès d’Hélène de Sannis, s’assimile à une perte de repères telle qu’ on ne savait plus « qui avait commencé ni ce qu’il y avait derrière, dans la vague et menaçante Nature ». Elle est liée par l’adverbe «derrière » à un au-delà du monde, à la frontière du monde visible mais également, si l’on prend l’adverbe dans le sens figuré de « ce qui est derrière un phénomène : ce qui le motive sans que ce lien soit connu », à une entité manipulatrice tirant les ficelles d’un monde qui n’apparaît plus alors que comme le reflet d’une autre réalité invisible et omnipotente. Cette transcendance, pourtant immanente, fonde la représentation d’un espace naturel « à double fond », « l’autre effrayant paysage » débordant sur la partie visible de l’espace pour le faire basculer. Cette réalité invisible affirme d’ailleurs sa suprématie sur l’autre et accrédite l’affirmation de Novalis citée dans « Vagadu » :

« Nous sommes plus liés à l’invisible qu’au visible ».

Mais la nature est également « vague », confuse et incertaine, non pas simplement parce qu’elle contient un secret que l’homme ignore, mais parce qu’elle est d’essence trouble. Une forme de tension est donc à relever dans la représentation de la nature, à la fois manipulatrice et donc animée par des motivations profondes et «vague » , c’est-à-dire du côté de l’informe et du confus. Les « profonds échos » qui émanent de ce lieu matriciel s’apparentent toujours à une invitation à ressentir avec le plus d’acuité possible le secret enfoui au cœur de ses ténèbres. Et bien entendu, pour P.J.Jouve, ressentir n’est pas déchiffrer ni comprendre au sens intellectuel, puisque c’est l’insondable qui est générateur d’émotion. Ce qui est profondément bouleversant dans le val aux « formes fraîches et rêveuses » de la Bondasca pour le jeune Léonide, c’est l’énigme qu’elles contiennent :

« … il y avait entre le mur brûlé par le soleil, l’herbe en désordre et la fenêtre abandonnée, un tel secret, que je me sentais m’émouvoir aux larmes ».

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Table des matières

Introduction
Première partie TOPOLOGIE DU MYSTÈRE
A- Les espaces naturels
1- La nature et le sens
2- Nature vive et « numineux »
3- Les lieux d’ombre
4- L’ombre bienfaisante: la « Ténèbre divine »
B- L’être dans l’espace
1- L’être comme source d’espace
2- L’être comme représentation spatiale
3- La terre d’élection: le templum
4- Le templum comme espace oraculaire
Deuxième partie L’ÉCRITURE DU MYSTÈRE
A- Les effets de brouillage
1- Au seuil du roman: les titres
2- La superposition des codes de lecture
3- L’élision des temps forts et la généralisation de l’asyndète
4- Révélation et ignorance
5- La voix du narrateur
B- La « déréalisation » du récit
1- Récit de rêve, récit rêvé
2- Surréalisme et surréalité
3- Le personnage symbole
4- La « déréalisation » du récit et le mythe de la rencontre amoureuse
5 « Dans les Années profondes », récit fantastique ou récit mythique?
Troisième partie MYTHES ET MYSTÈRE
A- Les références mythiques et leur « pouvoir d’irradiation »
1- La beauté de Méduse
a. La Gorgone
b. « La mort dans les yeux »
c. Chevelure méduséenne et mystère féminin
d. S. Freud et « das Medusenhaupt »
2- Hécate
a. La déesse des enchantements
b. La « mort dans la vie »
c. La déesse chtonienne
3- Catherine et le Minotaure
a. Ariane
b. La perte de repères spatio-temporels
c. Le Minotaure et la quête
4- Paulina et Jacques de Todi: le reflet de Narcisse
a. La dualité
b. La scène du miroir
c. Le désir de soi
d. La quête de l’unité
B- Synthèses. Au cœur du mythe, Eros et Thanatos
1- Pulsion de vie, pulsion de mort
2- La femme et la mort
3 La réversibilité des valeurs symboliques ou la « pensée du chiasme »
Quatrième partie MYSTÈRE, MYSTIQUE ET SACRÉ
A-Phénoménologie religieuse
1- Le sacré
2- « Le pur et l’impur »
3- « La violence et le sacré »
B- Poésie et mystique
1- Jacques et Paulina: deux mystiques ou deux poètes?
2- Les symboles de lumière et la déréliction
3- L’art comme figuration de l’absence
a. Portrait de l’artiste en personnages
b. Absence et sublimation
Conclusion 

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