Lorsque Gide prend la décision risquée de faire paraître Corydon , imagine-t-il que la France, berceau des droits de l’Homme et du citoyen aura besoin d’encore une soixantaine d’années avant de légaliser l’homosexualité ? La France adoptant en 1968 la classification de l’OMS classant l’homosexualité dans les maladies mentales. Il faudra attendre 1981 pour l’en voir retirée ; l’homosexualité étant dépénalisée avec la loi du 4 août 1982. Si à l’époque d’André Gide, l’homosexualité est considérée comme une perversion car cette pratique sexuelle est hors la loi, l’auteur veut y voir autre chose, et c’est ce qui le conduit à prendre clairement position en faveur de la pédérastie. Ce choix s’explique en particulier par le fait que si Gide a été tenté par l’homosexualité, cette pratique souffre d’une image dégradante et que le pédéraste est le plus souvent réduit à n’exister qu’à travers sa seule sexualité . Un sentiment éprouvé par l’auteur qui dénonce cette attitude : « Ceux qui voient mes écrits encombrés par l’obsession sexuelle, me paraissent aussi absurdes que ceux qui, naguère, prétendaient ces écrits glacés. » .
Ainsi, au lieu de voir dans Corydon un objet de scandale, Gide qualifie « ce livre comme le plus important et le plus serviceable », c’est-à-dire comme un témoignage essentiel pour celui qui « s’accepte comme homosexuel et y trouve sa joie. » Evoquer la perversion à propos de l’œuvre de Gide pourrait donc être, diront certains, prendre le risque soit de réduire l’écrivain à un porte parole de la cause homosexuelle et pédérastique, soit de voir l’œuvre condamnée à un ensemble destiné à la psychanalyse, et de la faire sortir du champ littéraire. Pourtant la perversion existe, même si pour Gide l’analyse visant à réduire la perversion à un ensemble de questions morales ne le satisfait pas. A travers son œuvre, il en appelle à dépasser cette lecture des déviances comme il le confie dans une lettre à Marc Allégret : « Ai-je tort de parler ainsi, et d’invoquer l’esthétique où d’autres parleraient morale ? » A travers cette interrogation, l’auteur sous-entend qu’il vise à s’éloigner de la religion et des règles qui en découlent pour la réalisation de ses œuvres. Penser la perversion, c’est aller au-delà du rapport que l’homme entretient avec Dieu et le diable, rapport qui établit la morale.
En nous plaçant d’un point de vue plus strictement littéraire, nous constatons que ce sont bien sur les jeux d’écriture que joue l’auteur lorsqu’il choisit de ne pas toujours donner à voir les personnages en entier, reléguant les perversions à des comportements quasi usuels. Jean-Marie Jadin souligne très justement que « la notion de perversion […] reste à ce jour extrêmement opaque et ambiguë chez les psychanalystes », et c’est bien cette ambiguïté qui donne à l’œuvre gidienne un élan particulier. L’opacité et l’ombre sont des éléments essentiels pour celui qui attend de son lecteur qu’il se place d’un point de vue esthétique pour bien juger son œuvre, mais qui dans le même temps sent combien ces dissimulations, ces secrets peuvent induire le lecteur en erreur. Gide confie d’ailleurs à la Petite Dame savoir parfaitement « joue[r] un jeu dangereux. » Un jeu, donc ! Voici comment l’œuvre est pensée par l’auteur lui-même. Il ne nous reste plus dès lors qu’à nous inviter dans le labyrinthe littéraire gidien pour comprendre ce que couvrent les élans pervers de ses personnages, afin de déterminer comment l’esthétique gidienne parvient à inscrire la perversion dans la normale.
L’IMPÉRATIF DE DISSIMULATION
Comme nous l’avons souligné, il peut paraître étonnant de penser la volonté de normale à travers le prisme de la perversion. C’est pourtant ainsi que Gide nous invite à lire trois de ses œuvres : L’Immoraliste, Les Caves du Vatican et Les Faux monnayeurs. En effet, l’auteur se doit de mettre en avant la perversion afin dans un premier temps de répondre aux attaques dont il est victime. Car certains des désirs exprimés par les personnages de notre corpus sont interprétés par le lecteur, ainsi que par les sciences telles que la psychanalyse et la médecine, comme des déviances par rapport à la normale. Ajoutons que Gide a pris conscience du décalage existant entre sa normale et la normale telle qu’elle est pensée par les sciences, dans un rapport à des tendances qualifiées de perverses. Les « mauvaises habitudes » de Si le grain ne meurt, Gide a su les transformer en élément littéraire en les mettant en scène à travers Boris dans Les Faux-monnayeurs. Gide fait le pari d’utiliser son vécu pour enrichir ses œuvres, car il a conscience de la difficulté de faire entendre sa normale et celle de ses personnages. Il va donc tenter à travers différents jeux d’écriture d’inscrire la perversion dans la normale. Cependant, les dissimulations ne peuvent pas jouer le rôle de bouclier mettant l’œuvre à l’abri de la critique. A contrario, lorsqu’elles sont mal interprétées, elles constituent un déni de réalité voire une sorte de jeu pervers pour le lecteur.
S’attacher à décrypter le jeu avec les apparences et les dissimulations est le premier pas permettant de voir dans la posture phrastique gidienne une réhabilitation de la perversion, et donc de penser la perversion dans l’œuvre gidienne comme un élément de la normale. Bien évidemment, le rapport au jeu existe, mais il n’écarte pas pour autant une relecture de la notion de perversion dans l’œuvre, et ce à travers des personnages qui sont en crise et ont besoin de se comprendre et de se trouver. Toutefois ces quêtes de l’intime et de la liberté les conduisent parfois à s’écarter du chemin de Dieu. De ces dérives émerge une forme de transgression provoquée par Gide lui même. Mais cette même transgression peut devenir un élément à charge contre l’auteur, car aller contre la règle, voire contre Dieu n’est-ce pas se retrouver en-dehors de la normale ? Un nouveau malentendu s’installe alors entre Gide et le lecteur, mais ne peuton pas émettre l’idée que l’œuvre a ici besoin de ce malentendu ?
Le malentendu et le jeu pervers
C’est dans les Carnets de Jean Schlumberger que l’on trouve cette confession d’André Gide, « Je suis suffoqué par le malentendu qui fait de ce que j’écris un jeu pervers », confession qui nous invite à porter notre attention sur la question de la perversion et du ludique dans l’œuvre. Nous sommes alors en 1922, et Gide doit décider de faire publier ou non Corydon. Toute la question est bien de mesurer l’impact possible d’un pareil traité pour celui qui a déjà mis en avant des personnages en proie aux démons de la tentation comme Michel, l’immoraliste, et Protos, le maître dans l’art du déguisement. En effet, si l’auteur s’oppose fermement à ce que l’on réduise son œuvre à « une recherche gratuite de la complication », c’est parce que le « jeu pervers » n’existe pas comme finalité de l’œuvre. C’est-à-dire que le lecteur ne doit pas voir dans la perversion un élément hors norme, en dehors de ce qui constitue l’être humain. La norme étant définie comme une règle à laquelle on doit se conformer. La norme s’entend également par rapport à la morale, morale qui a tourmenté Gide durant toute son enfance et son adolescence.
Lorsque l’on aborde la question de la perversion à propos de Gide, la tentation est grande de faire une liste des perversions présentes dans ses ouvrages et d’en conclure que oui, la perversion existe dans l’œuvre gidienne. Et il n’y a qu’un pas infime à faire avant d’en arriver à la conclusion que puisque la perversion nourrit l’œuvre, l’auteur est à son tour un pervers. Mais ce serait une erreur que de catégoriser André Gide, comme cela a été malheureusement fait avec le Marquis de Sade, et de clouer Gide au pilori des auteurs reconnus avant tout pour leur goût du pervers. C’est probablement la réserve qu’exprime Gide et ce qu’il revendique dans sa confession à Schlumberger, à savoir le droit de peindre la société, et plus particulièrement les égarements amoureux et la complexité des rapports humains afin d’expliquer que la normale et la perversion ne sont pas des antonymes.
Le modèle phrastique gidien est-il un « jeu pervers » ?
Dans son Journal, Gide affirme que « le point de vue esthétique est le seul où il faille se placer pour parler de [s]on œuvre sainement. » C’est à l’étude du style et de ce que Barthes définit comme le « modèle phrastique » que nous devons nous attacher en tout premier lieu lorsque nous évoquons le terme de perversion dans l’œuvre. Si la perversion est présente dans l’œuvre gidienne, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette esthétique gidienne fait de la perversion un élément essentiel de son œuvre. De là également découle notre interrogation portant sur l’écriture gidienne. En effet, devons-nous parler d’une écriture perverse qui utilise les jeux de langage, tels que l’obscène, pour dire la perversion ? Ou d’une écriture de la perversion, c’est-à-dire un lieu où se réalisent les perversions mais où le langage ne porte pas les marques de cette perversion ? Car le point de vue esthétique auquel Gide fait référence est lié au registre de langue utilisé. Or, comme nous allons le voir, le choix du registre semble bien loin du registre sadien, où l’écriture se fait perversion. André Gide semble avoir fait le choix de l’ombre, d’une écriture qui joue des dissimulations et des apparences. Cependant en optant pour une posture requérant de son lecteur une attention au moindre détail, à chaque silence, chaque ombre et chaque secret, Gide ne vide pas son œuvre des perversions ; mais il tente de les inscrire dans une certaine norme, dans ce qu’il appelle sa « normale ».
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Table des matières
INTRODUCTION
Partie 1 : L’IMPÉRATIF DE DISSIMULATION
Chapitre 1 : Le malentendu et le jeu pervers
1. Le modèle phrastique gidien est-il un « jeu pervers » ?
2. Le difficile rapport au corps et aux autres
3. Entre perversion et effort de normalisation
Chapitre 2 : Des apparences à la dissimulation
1. Paraître, c’est se donner à voir
2. Paraître, c’est se révéler
3. Quand paraître est sembler : un chemin menant à la dissimulation ?
4. Le caché
Chapitre 3 : L’échec de la famille : qu’est-ce que la normale ?
1. La structure familiale gidienne : une structure défaillante ?
2. Mensonges et bâtardise : la négation de la famille
3. Les substituts
4. Les sociétés secrètes : des caves au cénacle des faux monnayeurs, un nouveau modèle ?
Partie 2 : UNE ESTHÉTIQUE DE LA COMÉDIE ET DU TRAVESTISSEMENT
Chapitre 1 : Les contradictions de l’esthétique gidienne
1. La mauvaise foi, la synonymie des antonymes : le difficile rapport à la normale
2. Les non-dits et les sous-entendus au service de l’équilibre esthétique
3. Le langage crypté et les incompréhensions
4. L’ironie, l’acte gratuit et l’absurde
Chapitre 2 : Le miroir de Gide ou l’exhibitionnisme du romancier
1. Le miroir et le regard
2. Le voyeur et l’exhibitionniste
3. La seconde réalité
Chapitre 3 : Ombre et lumière sur la scène théâtrale du monde
1. Œuvre de l’ombre et de la lumière
2. L’impératif scénique
3. Peut-on parler d’esthétique de la théâtralité ?
Partie 3 : DES PERVERSIONS A LA NORMALE
Chapitre 1 : Le travestissement et le transvestisme
1. Protée et Protos : les artistes gidiens
2. Le travestissement et les apparences
3. Au-delà du vêtement
4. Le travestissement : une perversion nécessaire ?
Chapitre 2 : Modèles et complices
1. Modèles et influences
2. La complice : Madeleine
3. Complicité et collaboration
Chapitre 3 : Être normal
1. La sexualité : entre histoires et Histoire
2. L’homosexualité : une perversion moderne et occidentale ?
3. De la théorie aux débuts de l’anti-psychanalyse
4. Les Gender Studies : un au-delà de la perversion ?
CONCLUSION
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