La tradition philosophique jaina est connue pour avoir poussé à son maximum la théorie relativiste (nayavāda). Selon cette dernière, chaque objet doit être considéré sous plusieurs points de vue (naya) qui permettront de le faire apparaître dans toute sa vérité. La religion a elle-même été passée au crible de ce raisonnement et les philosophes jaina, principalement d’obédience digambara, ont décelé deux approches différentes pour l’appréhender, qui semblent s’opposer, mais qui se révèlent complémentaires. La première invite à vivre la religion de manière conventionnelle, en respectant scrupuleusement les règles de conduite prescrites par la doctrine (vrata, āvaśyaka), en pratiquant un rituel religieux extériorisé (dravya pūjā) et en respectant la hiérarchie entre les laïcs et les moines dans la course à la délivrance. Ce point de vue est appelé le vyavahāra-naya. Le terme vyavahāra n’est pas restreint au champ de la philosophie jaina puisqu’il signifie d’abord la « pratique courante », la « vie ordinaire » ; on le trouve aussi en économie pour signifier une «transaction commerciale », dans le vocabulaire juridique avec le sens de «procédure légale », mais aussi dans les sciences fondamentales lorsqu’il s’agit de désigner un procédé mathématique, plus précisément la « détermination » des inconnues d’un problème, par opposition aux opérations . La deuxième approche de la religion est celle du niścaya-naya, que l’on traduit généralement par le point de vue « absolu » . Le terme niścaya est formé du préfixe privatif nis- « sans, hors de, loin de » et du substantif caya- « collection, assemblage, accumulation ». Le niścaya désigne en quelque sorte ce qui n’accumule pas, c’est-à-dire une opinion fixe, une certitude, une conviction. Nous sommes donc en présence d’un système qui propose deux voies de réalisation spirituelle (siddhi), l’une par un exercice conventionnel de la religion, avec ses rituels et son cheminement gradué (sthāna) vers la délivrance (mokṣa), l’autre par un exercice intellectuel qui consiste à séparer le soi (ātman) du domaine matériel (pudgala-dravya), avec lequel il est en relation de toute éternité, grâce à la connaissance par discernement (vijñāna).
LE SAMAYASĀRA DE KUNDAKUNDA
Les études kundakundiennes remontent à l’aube du XXe siècle lorsque l’on a commencé à éditer son œuvre. Elles ont été marquées ensuite par des travaux importants qu’il nous faut signaler. La première étude véritablement aboutie est l’essai d’Adinath Neminath Upadhye (1906-1975) qu’il place modestement en introduction à son édition du Pravacanasāra publiée en 1935 dans la série Rāyacandra Jaina Śāstramālā . Cette étude n’a jamais été dépassée, elle fait encore référence et nous y aurons nous aussi recours très souvent. L’autre grand professeur associé au nom de Kundakunda est le philosophe Appaswami Chakravarti Nayanar (1880-1960) qui publia des traductions en anglais largement commentées du Pañcāstikāyasāra (1920) et du Samayasāra (1950), cette dernière ayant une place privilégiée dans le présent travail. Walther Schubring (1881-1969), le grand maître des études jaina en Allemagne après Albrecht Weber (1825-1901) et Hermann Jacobi (1850-1937), avec qui Upadhye était en correspondance, donna une étude sur le vrai et le faux selon Kundakunda, centrée sur le Samayasāra et le Bodhaprābhṛta, dans laquelle il discute notamment de l’authenticité et du caractère composite de son œuvre . Citons encore l’article de Bansidhar Bhatt sur les deux points de vue philosophiques dans lequel l’auteur décèle lui aussi plusieurs strates d’écriture dans l’œuvre de Kundakunda et une certaine indépendance des strophes qui abordent une même notion sous des angles parfois opposés . Mentionnons enfin un ouvrage plus récent consacré au mécanisme de délivrance dans le Pravacanasāra et le Samayasāra de Kundakunda en les comparant avec le Tattvārthasūtra d’Umāsvāti .
Définition du soi
Dans la strophe liminaire, Kundakunda annonce qu’il va proférer le «Samayapāhuḍa» (sk. Samayaprābhṛta), dans la logique des « Offrandes » chères à son style. Ce titre signifie d’abord que le terme « sāra » a été employé ultérieurement à la composition : « samayasāra » apparaît à la strophe 142 mais bien pour signifier la quintessence du soi elle-même et non le titre de l’œuvre. On note par ailleurs que l’auteur fait diversion, camoufle légèrement le propos du texte sous un titre qui peut sembler tout à fait innocent : mise à part l’unité de temps, « l’instant », le terme sam ayadésigne une « rencontre », « le fait de venir au même endroit ». Par extension, il signifie « l’absorption », l’absorption en soi en vue de la réalisation du soi. Le lecteur avide de connaissance sur le soi attendrait plutôt un titre employant de prime abord le terme « ātman ». C’est donc aux commentateurs que revient le privilège de rétablir le sens de ce titre caché, et notamment à Jayasena qui exprime clairement la synonymie entre « samaya » et « ātman », entre « prābhṛta » et « sāra », dans sa glose de la première strophe .
Dès la deuxième strophe, Kundakunda pose la question du soi : l’âme (jīva) est une substance (dravya) dont la principale caractéristique est la conscience (cetanā). Elle est prisonnière des particules karmiques (karma-pradeśa), qui procèdent de la matière physique (pudgala) relevant des substances inanimées (ajīva). L’objet du texte sera de débarrasser le « soi pur » (sva-samaya) des « autres » substances qui relèvent du non-soi (para-samaya, puis parātman). Ce soi pur doit suivre pour cela la doctrine jaina en se laissant absorber dans les Trois Joyaux que sont la Croyance, la Connaissance et la Conduite droites (samyag-darśana-jñāna-caritra), au moins du point de vue conventionnel – car Kundakunda met rapidement à l’écart ce Triple Joyau d’un point de vue absolu (SS 7). La première partie du texte (SS 7-16) est en effet consacrée à définir les caractéristiques générales des deux points de vue que l’on peut adopter sur le fait religieux. Le point de vue conventionnel trouve son utilité pour « faire comprendre » (gāheduṃ) les théories abstraites du point de vue absolu, un peu à la manière d’une « traduction » qui permet à une personne étrangère à la langue prononcée de comprendre le propos (SS 8). Le terme « niścaya » n’apparaît d’ailleurs pas tout de suite (SS 16). Kundakunda emploie d’abord le terme de point de vue « pur » (śuddha-naya), dans un chapitre sur le soi où il est avant tout question de sa pureté intrinsèque. Cette véritable nature du soi est alors décrite par l’auteur (SS 18-38) qui prévient l’aspirant à la délivrance contre les fausses idées d’appartenance du type « je suis cela » ou « ceci est à moi ». Kundakunda démontre en effet la différence là encore des points de vue : le point de vue conventionnel présente l’âme et le corps comme deux choses ne faisant qu’une, alors que le point de vue absolu les sépare pour rendre au soi sa pureté matérielle (SS 27). Kundakunda démontre alors la différenciation entre le soi pur et l’activité cognitive (SS 36-37). La définition du soi est donnée à la fin de la démonstration : « je suis un, pur, fait de perception et de connaissance, incorporel de toute éternité » (SS 38).
La mécanique du karman
Dans un texte annonçant la « quintessence du soi », Kundakunda cherche avant tout à faire comprendre à ses lecteurs/auditeurs la différence primordiale qui existe entre le soi et les influx karmiques (71). Après avoir décrit les principales caractéristiques du soi dans les deux chapitres précédents, il va accentuer son propos sur le karman et sur la connaissance, celle-là permettant de déraciner celui-ci. Le soi, identifié comme « connaisseur » (ṇāṇī, sk. jñānin-), « fait de connaissance » (jāṇao, sk. jñānaka-), ne doit pas se laisser modifier, transformer par les substances étrangères à sa pureté intrinsèque (76-79). Kundakunda expose le mécanisme circulatoire du karman : un état psychique (bhāva) comme la colère, l’aversion, etc., transforme la matière en matière « karmique », laquelle transformera le soi et lui fera confondre le soi avec l’état psychique (« je suis en colère »). Ceci étant entendu d’un point de vue conventionnel, car d’un point de vue absolu (83) le soi ne peut pas être transformé car il est l’agent de son propre état psychique. D’un point de vue conventionnel (84), on dit que le soi produit des matières karmiques et éprouve leur maturation. Le balancement entre les deux points de vue, comme on le verra, émaille le texte d’un bout à l’autre, Kundakunda prenant le temps à chaque nouvelle étape de décrire les enjeux de l’un et de l’autre, même s’il finira par affirmer que la « quintessence du soi» (samayasāra), qui donne son nom au texte, dépasse totalement la distinction entre les deux points de vue (142-144) ! Cette partie introduit par ailleurs des notions fondamentales comme la capacité cognitive (uvaogo, sk. upayoga) ou les conditions de développement de l’influx karmique (paccaya, sk. pratyaya). La capacité cognitive est « pure et sans défaut » (90) et s’articule avec le soi d’une manière tout à fait subtile. Elle est en effet l’agent causal d’états psychiques comme la mauvaise croyance (micchatta, sk. mithyātva), l’ignorance (aṇṇāṇa, sk. ajñāna) et l’indiscipline (aviradi, sk. avirati), qui attaque frontalement le Triple Joyau sous l’influence du karman d’égarement (mohanīya-karman). La capacité cognitive offre ainsi au soi un statut d’agent causal qui est bien attesté par le point de vue conventionnel mais qui est rejeté par le point de vue absolu pour qui le soi mondain, producteur d’états psychiques, ne doit pas être confondu avec le soi suprême, pur et sans défaut (93 94). Si le point de vue conventionnel dit : « J’ai façonné une jarre », le point de vue absolu répliquera : ce qui façonne la jarre, c’est l’activité (yoga) et la capacité cognitive (upayoga) (99-100). Kundakunda insiste bien : on dit que l’âme produit de la matière karmique « pour faire simple », d’un point de vue conventionnel (107). De la même manière, on dit que le soi jouit de la matière d’un point de vue conventionnel, mais d’un point de vue absolu ce sont les causes d’influx karmiques (pratyaya) qui produisent cette matière. Le soi n’étant pas l’agent de ces matières karmiques, il ne peut en jouir (111). De même, on dit que la matière karmique est accrochée dans l’âme d’un point de vue conventionnel car d’un point de vue absolu, aucune matière karmique n’entache la pureté intrinsèque du soi suprême (141). Les discussions très techniques du chapitre 3 permettent aussi à Kundakunda de positionner sa pensée face à celle du puissant concurrent de l’époque qu’est la philosophie du Sāṃkhya (113-123). Quant au chapitre 4 sur la nature favorable ou défavorable du karman, il sera déterminant dans l’influence qu’aura la pensée kundakundienne sur les auteurs ultérieurs puisqu’il énonce clairement un principe fondamental : le karman est mauvais, qu’il soit bon ou mauvais. Pour illustrer son propos, il utilisera une métaphore dont l’image sera reprise par des auteurs comme Yogīndu ou Rāmasiṃha Muni : une chaîne en or enchaîne de la même manière qu’une en fer (146).
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Table des matières
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE – LE SAMAYASĀRA DE KUNDAKUNDA
1. DÉFINITION DU SOI
1.1 Chapitre 1 : Le soi (jīva)
1.2 Chapitre 2 : Le non-soi (ajīva)
2. LA MÉCANIQUE DU KARMAN
2.1 Chapitre 3 : Agents causals et conséquences karmiques (kartā-karman)
2.2 Chapitre 4 : Karman favorables et karman défavorables (puṇya-pāpa)
3. LE CHEMIN DE LA DÉLIVRANCE
3.1 Chapitre 5 : L’influx karmique (āsrava)
3.2 Chapitre 6 : L’arrêt du flot karmique (saṃvara)
3.3 Chapitre 7 : L’élimination du karman (nirjarā)
3.4 Chapitre 8 : L’asservissement karmique (bandha)
3.5 Chapitre 9 : La délivrance (mokṣa)
4. ÉLOGE DE LA CONNAISSANCE
4.1 Chapitre 10 : La connaissance entièrement pure (sarva-viśuddha-jñāna)
PARTIE 2 – BANĀRASĪDĀS À LA CROISÉE DES CHEMINS
1. LECTURE DU SAMAYASĀRA
1.1 Une « éclosion de poèmes savoureux » et trois phases d’écriture
1.2 L’affaire « Rājamalla » : Banārasīdās a-t-il lu Kundakunda ?
1.3 Un texte fondateur pour une lignée de penseurs
1.4 Le genre des aide-mémoires : entre convention et conviction
2. LECTURE DU GOMMAṬASĀRA
2.1 Rūpacand Pāṇḍe à Agra
2.2 Réécriture du Samayasāra-nāṭaka
2.3 Caturdaśa Guṇasthānādikāra : texte et traduction
3. L’ÉMERGENCE DES ÉCHELLES DE PERFECTION
3.1 Les quatorze Échelons des qualités (guṇasthāna)
3.1.1 Aperçu historique et théorique
3.1.2 L’Avasthāṣṭaka et les catégories du soi
3.2 Les onze Étapes de perfection (pratimā)
3.3 Les quatorze Investigations (mārgaṇā)
PARTIE 3 – POSTÉRITÉ DE LA PENSÉE ĀDHYĀTMIKA
1. LE « STYLE » ADHYĀTMA : ÉLOGES, DÉBATS ET CONTROVERSES
1.1 Les traces digambara du mouvement Adhyātma
1.2 La controverse śvetāmbara
1.2.1 Yaśovijaya
1.2.2 Meghavijaya
1.3 Identité et transmission : le débat et la traduction
2. BANĀRASĪDĀS A-T-IL DES SUCCESSEURS ?
2.1 Dyānatrāy : les mathématiques de l’âme
2.2 Paṇḍit Ṭoḍaramal : l’intellectuel du Terāpantha digambara
2.3 Paṇḍit Daulatrām : le renouveau de la poésie philosophique
3. ŚRĪMAD RĀJACANDRA : LA LAÏCITÉ AU FEU DE LA CONNAISSANCE
3.1 L’Ātmasiddhi : Texte et traduction
3.1.1 La bonne et de la mauvaise approche
3.1.2 Les caractéristiques du dévot
3.1.3 Les caractéristiques du chercheur du soi
3.1.4 Les six affirmations
3.1.5 L’éveil du disciple
3.2 Un ashram au XXIesiècle
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
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