L’attitude post-moderne
“Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément.” Pour comprendre ce qu’implique le principe de double-codage ou ‘double-coding’ de Charles Jencks, il convient tout d’abord d’appréhender la définition qu’il en propose : “doubly-coded – combination of modern techniques and methods with something else ( often traditional building ) in order for architecture to communicate with both the public and a concerned minority, usually other architects.”
Ce procédé de double-codage consiste donc en l’utilisation d’éléments architecturaux exprimant deux codes sémantiques différents afin de communiquer avec plusieurs publics. Ainsi, cela permet à l’architecture doublement-codée d’acquérir différents niveaux de signification, et d’offrir deux niveaux de lecture pour un même élément.
Cette double-codification post-moderniste se fait donc sur base d’une dualité : un codage s’adresse aux initiés, et un autre est destiné à tous. L’ambition d’une telle pratique est, en effet, “to communicate beyond elite tastes and yet keep honest to architects’ architecture, and the profession.” .
Ainsi, lorsque Charles Vandenhove insère des baies typiquement palladiennes dans l’ensemble de logements qu’il dessine pour la Place Saint-Lambert à Woluwe en 1991, il a clairement recours au double-codage. En effet, les initiés reconnaîtront l’allusion palladienne de ces baies alors que les profanes percevront probablement la référence au monde classique.
Ce procédé, défini plus haut et assimilé à la notion de double-codage, est une transposition faite par Charles Jencks en architecture de ce que l’écrivain et théoricien Umberto Eco avait appelé dans son Apostille au Nom de la Rose : l’attitude post-moderne. Il en présente d’ailleurs un exemple devenu quasi canonique : “Je pense à l’attitude post-moderne comme à l’attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui saurait qu’il ne peut lui dire : «Je t’aime désespérément» parce qu’il sait qu’elle sait ( et elle sait qu’il sait ) que ces phrases, Barbara Cartland les a déjà écrites. Pourtant, il y a une solution. Il pourra dire : «Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément».”
Charles Vandenhove, un moderne classique
“Charles Vandenhove c’est à la fois quelqu’un qui est inchangé et dont l’expression esthétique a pu changer quelques fois au long de ses plus de 50 ans de carrière.” Charles Vandenhove est un architecte qui a su transfigurer son travail au cours de sa carrière, en restant toutefois fidèle à sa philosophie et à ses ambitions. A cet égard, le critique d’architecture Geert Bekaert considère chaque étape de l’œuvre de Charles Vandenhove, non pas comme une rupture, mais comme “un nouveau chapitre [ajouté] à l’ancien récit, qui n’annule pas celui-ci mais qui le place dans un jour nouveau” .
L’œuvre de l’architecte constitue donc un renouvellement continu. Ainsi, comme le présente l’architecte et critique François Chaslin : “Vandenhove c’est un architecte, je vais dire c’est une sorte de caméléon; c’est à dire que c’est un homme qui a su s’adapter à divers moments de l’évolution des mentalités et des goûts architecturaux. […] Un caméléon ça a une forme, une structure, ça a une identité, ce n’est que l’apparence qui change.”
Dès lors, la volonté de “réconciliation du moderne et du classique”, que l’historien et théoricien Bart Verschaffel associe à une recherche du “ noyau primitif et intemporel de la tradition architecturale classique occidentale” , pourrait être la structure du caméléon qu’est l’architecte Charles Vandenhove. Le renouvellement de son langage architectural découlerait, alors, de cette ambition de transcender les architectures tant modernes que classiques afin d’élaborer ce que Geert Bekaert présente comme une “architecture intemporelle”.
Enfin, si cette recherche de conciliation, de both-and – entraînant la pratique typiquement post-moderniste de double-codage en architecture – est récurrente dans l’entièreté de son œuvre, elle pourrait alors en constituer le fil conducteur. Dès lors, il est intéressant de relire les différentes étapes de son travail, d’une part, à la lumière d’une ambition de transcendance des architectures modernes et classiques, et, d’autre part, à travers les théories post-modernistes de double-codage.
De la rhétorique en architecture
L’architecture post-moderniste, présente donc de nombreuses analogies avec le champ littéraire comme le démontrent les ouvrages de Robert Venturi ou encore de Charles Jencks. Et, si les architectes post-modernistes usent et abusent d’emprunts aux architectures du passé, c’est qu’ils veulent mettre en place une rhétorique architecturale sous-jacente aux ambiguïtés créées par ces transpositions.
Ainsi, les emprunts, comme la colonne, ne sont, en effet, pas de simples ‘copier-collers’ insensés, mais bien des éléments sémiologiques qui matérialisent, en outre, des ambitions rhétoriques de double-codage. De plus, si un glissement théorique important s’opère entre les champs de la littérature et de l’architecture post-moderniste, alors il paraît judicieux de tenter une transposition plus générale d’outils rhétoriques vers le domaine d’analyse architecturale.
Le spectre des théories en matière d’analyse d’emprunts est à la fois plus vaste et plus précis en littérature qu’en architecture. C’est donc en se tournant vers les théories littéraires, propres à l’analyse sémantique et rhétorique, qu’il est possible de donner une lecture plus fine des tonalités sous-jacentes à l’utilisation d’emprunts en architecture. Celui qui constitue le cas d’étude de ce travail est la colonne dans l’oeuvre de Charles Vandenhove. Lorsqu’il transpose cet élément dans le champ littéraire, Charles Jencks souligne qu’il peut être considéré comme un ‘mot’, un ‘mot-noyau’ donc, mais qu’il peut tout autant avoir différents sens, pouvant aussi muter vers des unités sémantiques plus complexes comme la phrase ou la texte. Ainsi, considérer la colonne en tant qu’unité sémantique plus importante que le mot permet, ipso facto, d’élargir le spectre des outils rhétoriques pouvant lui être appliqués, tout en permettant d’en affiner la compréhension.
Transtextualité : quels concepts appliquer à l’architecture ?
Définition du domaine paradigmatique
“Omnis enim, quae a ratione suscipitur de aliqua re, institutio, debet a definitieve proficisci;ut intelligatur, quid sit id, de quo disputetur”.
C’est en 1982, avec Palimpsestes, que le critique littéraire Gerard Genette opère une redéfinition du domaine paradigmatique auquel appartiennent les relations qu’entretiennent différents textes entre eux. Ces relations, qu’il qualifiera plus généralement comme transtextuelles, reposent sur la notion, auparavant plus diffuse, d’intertextualité.
Gerard Genette définit la transtextualité d’un texte comme “tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes”. Le concept de transtextualité regroupe donc l’ensemble des relations susceptibles de s’instaurer entre deux ou plusieurs textes, qu’elles soient implicites ou explicites. Genette opère une classification au sein de cet ensemble très vaste et distingue alors cinq types de relations transtextuelles : l’intertextualité, l’hypertextualité, la paratextualité, la métatextualité et l’architextualité. Avant tout, il convient de préciser “[qu’]il ne faut pas considérer les cinq types de transtextualité comme des classes étanches, sans communication ni recoupements réciproques.” Ainsi, Gerard Genette précise qu’au lieu d’y voir un système catégoriel clos, il faut l’envisager comme un ensemble de relations interdépendantes.
Hypertextualité et intertextualité
“J’ai redécouvert ainsi ce que les écrivains ont toujours su (et que tant de fois ils ont dit) : les livres parlent toujours d’autres livres, et chaque histoire raconte une histoire déjà racontée.” .
Au sein du vaste champ des relations transtextuelles définies par Gerard Genette, ce sont donc les pratiques d’hypertextualité et d’intertextualité qui semblent les plus pertinentes au regard de l’analyse d’emprunts dans l’architecture bâtie. Elles constituent dès lors l’essence théorique de ce travail : il est ici question d’en expliciter la portée et d’en établir les liens à l’architecture. Ces différentes relations seront envisagées séparément permettant, d’un point de vue théorique, d’en faciliter la compréhension.
Néanmoins, il est important de rappeler que ces différentes théories ne font pas partie d’une classification étanche . “Ainsi, un métatexte inclut presque toujours des citations […] et la parodie procède quant à elle souvent par montage de citations ( l’hypertextualité et l’intertextualité sont alors étroitement liées ).” C’est le cas d’une critique littéraire, par exemple, qui cite parfois des passages de l’œuvre concernée.
Ces notions doivent donc être mises en relation pour élargir le spectre de compréhension de la rhétorique de coprésence à l’œuvre dans l’élaboration des colonnes de Charles Vandenhove. De plus, au sein de ces relations complémentaires, il peut exister d’autres procédés rhétoriques qui les complètent, comme les procédés littéraires de métaphore et de métonymie.
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Table des matières
Introduction ou le prologue d’une étude
Charles Vandenhove : le post-moderniste
L’architecte liégeois
Post-moderniste ?
L’architecture moderne est morte
Vers une (autre) architecture
L’attitude post-moderne
Charles Vandenhove, un moderne classique
Brutalisme (pré-)post-moderniste
Post-modernisme classiciste
Late post-modernisme
La colonne, d’Ariane
Transtextualité : L’architecture au second degré
Architecture post-moderniste et littérature
Rapprochement des champs
De la rhétorique en architecture
Transtextualité : quels concepts appliquer à l’architecture ?
Définition du domaine paradigmatique
Limites d’application à l’étude
Hypertextualité et intertextualité
Hypertextualité
Intertextualité
Intertextualité et isotopie
Rhétorique architecturale : une boîte à outils
Une lecture au second degré de l’architecture de Charles Vandenhove
Préambule à l’étude et garde-fous
La colonne chez Charles Vandenhove
La Maison Schoffeniels à Olne
La Cour Saint-Antoine à Liège
Le CHU au Sart Tilman
La Maison d’Accueil du CPAS à Bruxelles
Transposition allusive et référentielle
Conclusion ou l’épilogue d’une étude
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