Portrait général des ententes multisectorielles
Mise en contexte
Le protocole sociojudiciaire au Québec : définition et objectifs. L’appellation « protocole sociojudiciaire » est utilisée au sens large en référence aux mécanismes d’ententes entre les instances de protection de la jeunesse et les établissements partenaires (services de police, procureurs aux poursuites criminelles et pénales, clinique de protection de l’enfance, commissions scolaires, services de garde et organismes communautaires) au regard de la pratique de criminalisation de la maltraitance. Au Québec, ce protocole porte le nom d’Entente multisectorielle relative aux enfants victimes d’abus sexuels, de mauvais traitements physiques ou d’une absence de soins menaçant leur santé physique. Cinq ministères sont signataires de cette entente. Il s’agit, à l’époque, du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, du ministère de la Justice du Québec, du ministère de la Sécurité publique, du ministère de la Santé et des Services sociaux et du ministère de la Famille, des Aînés et de la Condition Féminine (Gouvernement du Québec, 2007).
Aux États-Unis et dans d’autres provinces canadiennes, le protocole sociojudiciaire est désigné de différentes façons : « Criminal investigation », « Interdisciplinary evaluation », « Maltreatment investigation ». Il est fréquemment appelé« Multidisciplinary team investigation ». D’autres termes sont employés par certains chercheurs européens tels que « Joint investigations » ou « Protocol ». L’Entente multisectorielle, de son diminutif, consiste à : l’engagement d’agir en concertation dans des situations mettant en cause des enfants victimes d’abus sexuels, de mauvais traitements physiques ou d’une absence de soins menaçant leur santé physique lorsqu’il existe un motif raisonnable de croire que la sécurité ou le développement de ces enfants est compromis et qu’un crime a été commis à leur endroit (Gouvernement du Québec, 2001, p. 15).
Le but de cette entente est de : Garantir une meilleure protection et apporter l’aide nécessaire aux enfants victimes d’abus sexuels, de mauvais traitements physiques ou d’une absence de soins menaçant leur santé physique en assurant une concertation efficace entre les ministères, les établissements et les organismes intéressés (Gouvernement du Québec, 2001, p. 13). L’esprit de concertation entre ces institutions est envisageable lorsque tous, « par un phénomène de réciprocité et dans l’intérêt supérieur des enfants, subordonnent, pour un moment, leurs objectifs particuliers à un objectif commun : la protection, au sens le plus large possible, des enfants » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 7). Un comité est mandaté afin d’assurer une implantation conforme de l’entente, un suivi de son application, la production d’un bilan national, le maintien d’une communication étroite avec les personnes désignées par chacun des partenaires et le bon fonctionnement de l’entente en cas de problématiques au niveau local ou régional (Gouvernement du Québec, 2007). Un premier bilan qualitatif, le Bilan interministériel de l’implantation de l’Entente multisectorielle (2007), a permis de jeter un regard sur les mécanismes de concertation entre les partenaires.
Contexte d’apparition.
L’apparition des protocoles sociojudiciaires relève de contextes historiques et législatifs propres à chaque pays, état ou province. Aux États-Unis et au Québec, les protocoles sont nés de préoccupations liées aux situations d’abus sexuels. En Amérique du Nord, le début des années 1980 est marqué par une transformation importante dans la prise de conscience de la société face aux abus sexuels commis envers les enfants (Plach, 2008). Des cas médiatisés d’abus sexuels dans des milieux de garde sont portés à la connaissance du public qui se voit de plus en plus confronté à cette réalité. La médiatisation de cette problématique permet de rendre compte que la société est peu préparée à enquêter ces situations d’abus dans une optique de criminalisation (Plach, 2008).
De plus, le public constate que les tribunaux sont mal équipés pour répondre aux besoins des jeunes victimes et que le système crée souvent plus de traumatismes aux enfants déjà vulnérables (Plach, 2008). Bien qu’il y ait plusieurs points communs entre l’apparition des protocoles aux États-Unis et au Québec, les Américains ont devancé les Québécois en mettant en branle des mécanismes de criminalisation quelques années plus tôt. Les États-Unis se familiarisent dès les années soixante avec le processus de criminalisation. Entre 1964 et 1973, tous les états mettent en vigueur des lois obligeant la déclaration des abus faits aux enfants (Gelles, Giovanni & Becarrea dans Tjaden & Thoennes, 1992). Ce processus centralise les signalements vers les instances policières et de protection et octroie aux procureurs le pouvoir de décider si une intervention légale s’avère appropriée (Meyers dans Tjaden & Thoennes, 1992). Dans les années 1980 et 1990, les contrecoups de cette centralisation se font sentir avec une soudaine augmentation du taux de criminalisation des abus sexuels (Goretsky-Elstein dans Cross, Walsh, Simone & Jones, 2003).
On réalise à ce moment que plusieurs professionnels ne savent pas comment conduire une entrevue efficace auprès de ces enfants ni effectuer des examens médicaux adaptés à la problématique des abus sexuels. De plus, les intervenants critiquent le manque de coordination entre les différents professionnels. Ils dénoncent entre autres le fait que les enfants soient obligés de raconter leur histoire de façon répétitive (Jones, Cross, Walsh & Simone, 2005). Les bouleversements du système légal amènent indirectement les professionnels du domaine de la protection de l’enfance à améliorer leurs connaissances plus spécifiquement en rapport aux cas complexes de criminalisation des abus. On assiste au remaniement de certaines procédures légales, à une redéfinition des concepts d’abus et de négligence et à de nouvelles techniques de démonstration de la preuve médico-légale. Ces transformations mettent en évidence le fait qu’une seule profession ne peut gérer à elle seule l’ampleur du défi de la criminalisation. C’est à partir de ce principe que la nécessité de créer des équipes multidisciplinaires aux États-Unis se consolide (U.S. Department of Justice [DOJ], 2000).
L’apparition de l’Entente multisectorielle au Québec se fait plus tardivement.
Cela passe d’abord par la reconnaissance de la nécessité d’intervenir dans les situations d’abus sexuels au tournant des années 1970, moment où de nouvelles méthodes d’intervention apparaissent et qu’une vision plus globale de l’ampleur du problème se dessine (Gouvernement du Québec, 2007). Cette prise de conscience s’accompagne de nouvelles mesures législatives. Le gouvernement du Canada adopte des modifications au Code criminel vers la moitié des années 1980, notamment en ajoutant seize infractions d’ordre sexuel. Sur le plan pratique, cette décision rend nécessaire l’implication des policiers au moment de l’enquête en protection et lors de la décision de poursuivre un abuseur au criminel (Freymond & Cameron, 2006). Sur le plan technique, les modifications législatives engendrent l’apparition de deux ententes multisectorielles sur le territoire québécois.
Elles concernent conjointement les établissements du réseau de la santé et des services sociaux et de l’éducation. Le but de ces ententes est d’éviter la multiplication des entrevues avec les enfants en s’assurant de ne pas nuire aux enquêtes policières. En 1995, une nouvelle entente permet d’intégrer les services de garde dans les protocoles en vigueur. Deux bilans successifs font le point sur ces protocoles, soit les bilans de l’Association des centres jeunesse du Québec (1995) et de la Direction générale des affaires criminelles et pénales du ministère de la justice du Québec (1993). Ces documents témoignent des difficultés d’arrimage sur le plan de la concertation sociojudiciaire dans les situations d’abus sexuels et de la nécessité de consolider l’intervention multisectorielle. Face à ces constats, le 1er mars 2001, le Québec adopte une seule entente : l’Entente multisectorielle relative aux enfants victimes d’abus sexuels, de mauvais traitements physiques ou d’une absence de soins menaçant leur santé physique. Cette dernière est toujours en vigueur (Gouvernement du Québec, 2007).
Apports à la pratique et difficultés inhérentes.
Les protocoles ont émergé dans la sphère sociojudiciaire dans l’objectif de diminuer les traumatismes vécus par les enfants et leurs familles ainsi que l’épuisement professionnel (DOJ, 2000). D’une part, on visait une diminution de la victimisation infligée aux enfants et à leurs familles par les institutions, l’appropriation d’une approche plus globale, des enquêtes plus efficaces et des interventions mieux adaptées aux enfants. D’autre part, on envisageait une meilleure utilisation des ressources limitées, une expertise spécifique, des formations plus pointues ainsi qu’une meilleure communication et coordination entre les intervenants et les instances judiciaires. Il faut savoir que, dans plusieurs situations, des décès sont survenus suite à une incapacité des intervenants à mener l’enquête dans des délais raisonnables, en l’absence de ressources suffisantes (DOJ, 2000).
Au Québec, il demeure difficile de statuer de l’efficacité de l’Entente multisectorielle en rapport à ces objectifs puisqu’aucune étude n’a permis d’évaluer ni même de décrire la trajectoire sociojudiciaire de la criminalisation des abus faits aux enfants. Néanmoins, certaines recherches américaines se sont penchées sur les avantages et désavantages des protocoles sociojudiciaires. Les arguments sur le bien-fondé de ces protocoles sont mitigés. Il est vrai que les apports de l’intervention multisectorielle à la pratique ont été contestés pendant des années en raison de frictions entre les partenaires, d’interférence au travail de l’autre et de préoccupations disant que la contribution policière augmentait le taux de retrait de l’enfant de son milieu familial (Cross, Finkelhor & Ormrod, 2005). Certains estiment que l’enquête multisectorielle est plus avantageuse pour les enfants et leurs familles même si elle exige plus de temps et d’efforts qu’une évaluation en protection uniquement (Tjaden & Anhalt dans Myers, 1997). Or, pour les victimes, les délais en Cour criminelle sont une source de stress non négligeable (Walsh, Lippert, Cross, Maurice & Davison, 2008).
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Table des matières
RÉSUMÉ
ABSTRACT
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES TABLEAUX
FIGURE
REMERCIEMENTS
LISTE DES ABRÉVIATIONS ET DES SIGLES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 | PROBLÉMATIQUE
1.1. Mise en contexte
1.1.1. Le protocole sociojudiciaire au Québec : définition et objectifs.
1.1.2. Contexte d’apparition.
1.1.3. Apports à la pratique et difficultés inhérentes.
1.1.4. La trajectoire sociojudiciaire de la criminalisation des abus et de la négligence.
1.2. Les problématiques connexes à la trajectoire de criminalisation
1.2.1. Le contraste entre l’approche punitive et l’approche de soutien familial.
1.2.2. L’absence d’une banque de données commune.
1.2.3. La gestion de risques et la complexité des rôles exercés par le travailleur social.
1.3. Recension des écrits
1.3.1. Les abus physiques dans l’enfance.
1.3.2. Les abus sexuels dans l’enfance.
1.3.3. La criminalisation des abus physiques et sexuels dans l’enfance.
1.3.4. La démonstration de la preuve et les facteurs d’influence.
1.3.5. Synthèse de la recension.
1.3.6. Limites méthodologiques des recherches.
CHAPITRE 2 | CADRE D’ANALYSE
2.1. Introduction à la victimologie
2.1.1. Le concept de victime.
2.1.2. Définition de la victimologie et implication relative au processus sociojudiciaire
2.1.3. Histoire de la victimologie.
2.2. La victimisation secondaire
2.2.1. Définition.
2.2.2. La pertinence de l’intervention de l’État
2.2.3. Le risque associé à l’intervention de l’État.
2.2.4. Implication pour la recherche.
CHAPITRE 3 | MÉTHODOLOGIE
3.1. L’approche privilégiée et le type de recherche
3.2. Population à l’étude
3.3. Sources des données
3.4. Méthode de collecte de données
3.5.1. La variable dépendante : l’accusation criminelle.
3.5.2. Les variables indépendantes.
3.6. Analyse des données
3.7. Limites de l’étude
3.8. Considérations éthiques
CHAPITRE 4 | PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
4.1. Portrait général des ententes multisectorielles
4.2. Différences et similitudes entre les ententes multisectorielles en abus physiques et en abus sexuels
4.2.1. Les caractéristiques de l’enfant.
4.2.2. Les caractéristiques de la famille.
4.2.3. Les caractéristiques de l’abuseur.
4.2.4. Les caractéristiques de l’abus.
4.2.5. L’histoire de maltraitance.
4.2.6. Les éléments de preuve.
4.2.7. Résumé.
4.3. Portrait des ententes multisectorielles en abus physiques
4.3.1. Les caractéristiques de l’enfant.
4.3.2. Les caractéristiques de la famille.
4.3.3. Les caractéristiques de l’abuseur.
4.3.4. Les caractéristiques de l’abus.
4.3.5. L’histoire de maltraitance.
4.3.6. Les éléments de preuve.
4.3.7. Résumé.
4.4. Portrait des ententes multisectorielles en abus sexuels
4.4.1. Les caractéristiques de l’enfant.
4.4.2. Les caractéristiques de la famille.
4.4.3. Les caractéristiques de l’abuseur.
4.4.4. Les caractéristiques de l’abus.
4.4.5. L’histoire de maltraitance.
4.4.6. Les éléments de preuve.
4.4.7. Résumé.
4.5. Modèle de prédiction des accusations criminelles relatives aux EMAP
CHAPITRE 5 | DISCUSSION
5.1. Différences et similitudes entre les ententes multisectorielles en abus physiques et en abus sexuels
5.1.1. Les caractéristiques de l’enfant.
5.1.2. Les caractéristiques de la famille.
5.1.3. Les caractéristiques de l’abuseur.
5.1.4. Les caractéristiques de l’abus.
5.1.5. L’histoire de maltraitance.
5.1.6. Les éléments de preuve.
5.2. Les abus physiques menant à des accusations criminelles
5.2.1. Les facteurs de prédiction.
5.2.2. Les paradoxes de la criminalisation.
5.3. Les abus sexuels menant à des accusations criminelles
5.3.1. Portrait global des situations criminalisées.
5.3.2. La criminalisation « sélective ».
5.4. Le protocole sociojudiciaire : une expérience victimisante?
5.4.1. Le protocole ne produit pas nécessairement les résultats escomptés par la plainte.
5.4.2. Le manque de concertation est susceptible de nuire à l’enquête.
5.4.3. Les délais sont un maillon faible du protocole
5.4.4. La démarche peut parfois causer plus de mal que de bien.
5.5. Limites de la recherche
5.6. Pistes de recherche et d’intervention
CONCLUSION
RÉFÉRENCES
ANNEXE : GRILLE DE COLLECTE DE DONNÉES
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