Polybe comme continuateur du discours géographique

Polybe comme continuateur du discours géographique

La réception du traité par d’autres savants du monde hellénistique et la poursuite de cette tradition discursive donnent un aperçu crucial de l’appréciation que les Grecs ont eue de l’espace dans lequel ils vivaient (l’œkoumène) et des mutations constantes de cette perspective au cours de l’époque hellénistique. Nous poursuivrons, dans un deuxième temps, une analyse littéraire des auteurs hellénistiques et écrivains géographiques suivant Ératosthène. Les écrits de quatre auteurs sont examinés. Polybe de Mégalopolis a inclus de longues digressions géographiques dans son œuvre historique et il a consacré un livre entier la description non seulement de l’œkoumène, mais aussi du globe terrestre. Agatharchide de Cnide était un historien universel dans le même sens géographique que Polybe. Les perspectives géographiques des deux historiens ont été influencées par Ératosthène. De l’œuvre historique d’Agatharchide, seuls des extraits et des fragments de ses livres Sur la Mer Rouge nous sont parvenus et ils témoignent de la nature géographique de l’œuvre. Autour de la fin du IIe siècle a.C., un poète de la cour de Bithynie a écrit un périple de la Méditerranée en vers pour son patron, le roi Nicomède4. Ératosthène a laissé un héritage intellectuel considérable aux cours hellénistiques du IIe siècle.
Comme conclusion, la troisième partie de la thèse fait l’objet d’une analyse d’une série de fragments d’un géographe, Artémidore, de la basse époque hellénistique qui montre, d’une part, le changement dans la conception de l’espace chez les Grecs et l’influence croissante du pouvoir romain et, d’autre part, l’enchaînement subséquent du discours amorcé par Ératosthène dans d’autres textes géographiques. Mais ces changements dans la conception de l’espace géographique peuvent être perçus chez trois auteurs successeurs d’Ératosthène. Artémidore d’Éphèse, vers le début du Ier siècle a.C., a écrit les Geographoumena. Influencés par le traité d’Ératosthène, ils tiraient aussi leur origine d’une tradition d’écriture géographique antérieure : le périple. Le prédécesseur d’Ératosthène et navarque de Ptolémée II Philadelphos, Timosthène de Rhodes, a rédigé un périple duquel Ératosthène a tiré sa connaissance de l’est de la Méditerranée. L’étude de ces deux géographes, Ératosthène et Artémidore, forme les limites à l’intérieur desquelles on peut tracer les deux grands bouleversements de pouvoir à l’échelle méditerranéenne. Les Geographica d’Ératosthène réunissent la connaissance géographique grecque classique et la connaissance acquise pendant les campagnes d’Alexandre ; les Geographoumena se tournent vers l’ouest et Rome, un sujet de première importance pour un Grec d’Asie Mineure.
Bien qu’Ératosthène soit connu comme le père fondateur de la géographie mathématique – on lui doit d’ailleurs l’invention du terme geographein –, le thème géographique constitue une partie importante de toute la littérature grecque dès ses origines. Par ailleurs, l’invention de la prose est remarquablement liée aux curiosités intellectuelles pour la géographie et la cartographie5. L’examen du texte d’Ératosthène n’a pas pour objectif d’élucider son contenu géographique, bien que les discussions de son contenu soient nécessaires pour la compréhension globale. Ce qui manque, par contre, est une étude qui cherche à expliquer comment Ératosthène, en dépit du grand nombre de textes géographiques de la tradition grecque, s’est présenté lui-même comme le père fondateur de la géographie. L’une des affirmations de cette analyse est qu’Ératosthène était profondément conscient de la tradition antérieure d’écriture géographique sous toutes ses formes et qu’il a utilisé des procédés littéraires déjà connus chez les Grecs, principalement chez les historiens, afin d’isoler la géographie dans un discours unitaire.
Les sources de cette étude sont fragmentaires ; les traités sont préservés par des citations d’autres auteurs anciens. Le traité d’Ératosthène, qui comprend trois livres dans sa forme originelle, est conservé en 155 fragments6, la majorité issue de Strabon7. Le texte du trente-quatrième livre de Polybe sur la géographie est fragmentaire ; malgré cela, quelques longues digressions dans son récit historique et même l’idée de son histoire synoptique témoignent d’une pensée géographique ératosthénienne. Photios a préservé de longs extraits issus du premier et du cinquième livres de Sur la mer Rouge d’Agatharchide. L’Histoire universelle de Diodore de Sicile confirme le contenu de ces extraits grâce à la préservation de l’ethnologie sur les Mangeurs-de-poissons au début du troisième livre. Une partie du poème Auctor ad regem Nicomedem du poète connu comme le Pseudo-Scymnos est préservé dans un manuscrit (Parisinus suppl. gr. 443) du XIIIe siècle p.C. On dénombre, par ailleurs, une trentaine d’autres fragments8. Des onze livres du texte d’Artémidore subsistent 138 fragments, la plupart moins substantiels que ceux d’Ératosthène9 . Les fragments de ce géographe ont été réunis et édités pour la dernière fois en 185610. Ils n’ont reçu ni commentaire complet, ni traduction, mais deux projets indépendants ont pour objectif d’éditer ces fragments. Mon analyse d’Artémidore contribue à mieux comprendre comment le géographe fut influencé par la tradition d’écriture géographique antérieure.
En fait, la constitution de la géographie en science moderne tire son origine du Siècle des Lumières, mais a été achevée à la fin du XIXe siècle11. E. Kant a entamé, dans son cours populaire sur la géographie physique, la distinction de la géographie en une science autonome12. L’amorce du discours géographique déclenché par Kant et la manière dont il a formulé la séparation systématique de la science géographique offrent des parallèles de comparaison singuliers avec le projet entrepris par Ératosthène deux millénaires auparavant. Premièrement, Physische Geographie, la version écrite du cours de Kant publiée à partir des notes d’un de ses étudiants13, tout comme les Geographica, est un catalogue du monde composé entièrement d’autres textes géographiques. Dans les deux cas, on constate que les débuts du discours géographique ont été l’accomplissement d’érudits formés par la recherche scientifique. De surcroît, on connaît ces textes à travers un intermédiaire. Dans le cas d’Ératosthène, cependant, la nature fragmentaire de l’ouvrage est une barrière difficile à franchir. Le déchiffrement de la voix authentique, c’est-à-dire le texte original d’Ératosthène préservé grâce aux fragments, constitue une étude en soi14. Strabon imite Ératosthène et incorpore la pensée de celui-ci à son texte, mais il déforme aussi les idées d’Ératosthène à ses propres fins. Il en va de même quant aux fragments d’Artémidore. Les autres auteurs de l’étude, malgré leur approche fragmentaire, ont laissé des vestiges plus certains de leur caractère et de leur identité.
Kant et Ératosthène ont tous les deux tenté de séparer la géographie en une branche de connaissance distincte. La distinction de la géographie implique que ce sujet avait été intégré dans un autre domaine auparavant. Kant proposa une méthodologie structurale afin d’isoler la connaissance et la forme géographique de l’histoire. Ératosthène, conscient lui aussi que la connaissance géographique faisait partie de la tradition historiographique grecque, avait ressenti le besoin d’effectuer cette même séparation. En utilisant les techniques littéraires, dont plusieurs appartiennent aux historiens eux-mêmes, Ératosthène avait créé une persona autoritaire qui se présenta à la tête d’une nouvelle tradition discursive. La création d’un texte non fictif est essentielle à ces deux genres et la manière dont ils accomplissent ce but résulte dans l’élaboration de deux assemblages de techniques littéraires distinctes. L’historien défend l’intérêt de sa contribution à la tradition. Ératosthène crée la possibilité d’être l’autorité pour certains sujets scientifiques à partir d’une étude exhaustive de toutes les sources.
La multiplicité de voix et de traditions qui se manifestent dans les fragments présente une autre technique par laquelle l’autorité est créée, ce qui fortifie l’impression de nouveauté. Les contextes historiques qui ont donné lieu à la création d’une nouvelle branche de connaissance sont également importants pour les deux savants. Aujourd’hui Kant n’est pas connu pour sa contribution à l’avancement de la géographie, mais la popularité de son cours à l’époque n’est pas étonnante. L’impérialisme européen avait atteint son apogée au cours du XVIIIe siècle. Le colonialisme stimulait paradoxalement des projets de connaissances et la création de savoirs qui étaient à la fois le résultat et le renforcement de cette domination. La Guerre franco-allemande a stimulé la création de la nouvelle géographie » et l’établissement de la science de la géographie dans les universités à la fin du XIXe siècle. À bien des égards, l’époque hellénistique présente une situation semblable. L’époque hellénistique a été le « second colonialisme » grec, où des maîtres d’origine macédonienne s’imposaient « sur des populations assujetties » de vastes États monarchiques et effectuaient une « exploitation de ceux-ci au profit de la minorité dominante »15. Les monarques étaient à la tête de l’armée et les États se trouvaient en conflit perpétuel avec les autres royaumes et souvent avec les indigènes. Si dans le cas d’Ératosthène on doit hésiter à utiliser les termes « colonial » et « impérialisme », qui sont seulement appropriés au contexte historique de Kant, les théories éclaircissant la relation entre le pouvoir et la connaissance apportent une dimension importante à l’intelligibilité du projet intellectuel d’Ératosthène. L’importance de cette perspective est aussi pertinente dans la vision géographique des successeurs d’Ératosthène qui décrivaient la montée en puissance de Rome. la suite d’Ératosthène, une série de textes littéraires confronte les techniques discursives qu’il a établies pour entretenir une discussion sur la géographie. Le concept de la géographie chez Polybe est tributaire d’Ératosthène, mais sa vision de l’œkoumène est extrêmement différente. En analysant comment Polybe repositionne l’œkoumène vers le centre traditionnel du monde grec, nous pouvons comprendre comment sa conception de l’espace a été influencée par les événements historiques de son temps. Si la géographie d’Ératosthène était le produit de l’apogée du Royaume lagide en termes de pouvoir et d’influence hors de l’Égypte, la géographie d’Agatharchide serait le dernier soupir du royaume qui avait l’aspiration d’un empire. La géographie d’Agatharchide se déroule dans l’espace historique de l’apogée du royaume, mais elle raconte les horreurs que l’on pouvait rencontrer dans ses coins les plus reculés. Le poème Auctor ad regem Nicomedem témoigne de l’influence importante d’Ératosthène dans les cours du monde hellénistique suivant le bannissement des savants d’Alexandrie par Ptolémée VIII Physcôn, en 145 a.C. Ce poème, écrit pour le roi Nicomède, décrit la Méditerranée dans un passé grec imaginaire où la présence de Rome sur les péninsules ibérique et italique est effacée. Artémidore présente le cas particulier d’un géographe d’Asie Mineure qui connut son akmè vers le début du Ier siècle a.C.16, soit une décennie avant le déclenchement des guerres mithridatiques et après plusieurs décennies d’administration et de gouvernance romaines.
Entre Ératosthène et Artémidore, la montée du pouvoir romain a irrévocablement changé la manière dont les Grecs ont perçu leur monde. Dans l’analyse, je cherche les exemples de ce changement qui dépolarise la conception du monde méditerranéen et la tourne vers l’ouest et vers Rome. En d’autres termes, une évolution de ce type reflète les dynamiques de pouvoir, bousculant l’impression du monde trouvée dans les Geographica d’Ératosthène. En dépit du choix d’un autre sous-genre géographique, celui du périple qui date d’avant l’origine de la tradition historiographique, mais qui est fortement lié à cette tradition, l’étude met en évidence les traces de la continuation du discours géographique d’Ératosthène à travers les fragments du texte géographique.

Problématique

La question d’ensemble de cette étude vise une meilleure appréciation du fonctionnement des textes géographiques de l’époque hellénistique en tant que production littéraire. Cette approche guidera l’analyse des textes de l’étude. Dans un premier temps, il faut reconnaître la complexité des influences génériques qui ont contribué à la production du traité dans lequel la singularisation de la géographie a été entamée. La découverte des procédés littéraires employés depuis longtemps dans la tradition historiographique afin de créer une persona autoritaire est une partie fondatrice de cette étude. Ératosthène n’était pas uniquement influencé par la tradition historique, il est devenu la personnalité la plus importante à la Bibliothèque d’Alexandrie, renommé pour l’érudition associée à la production de textes, ainsi que pour sa production poétique. La décision d’Ératosthène d’écrire les Geographica a aussi été influencée par cet environnement. En fait, l’époque où Ératosthène s’installait à Alexandrie était une période d’expérimentation poétique. Les poètes de la cour royale défiaient les formes et modèles traditionnels. On peut voir l’expérimentation générique d’Ératosthène dans la même optique faisant partie de ce mouvement littéraire avec son utilisation du discours généalogique et du discours de l’historiē ionienne. Comme la confluence des voix autoritaires provient des deux traditions discursives, il faut tenter une synthèse des techniques des deux traditions qui collaborent et renforcent l’autorité de la persona de l’auteur. À travers l’étude, on voit que la transmission de la manière dont Ératosthène a créé sa persona reflète son influence chez les auteurs subséquents. La vision cartographique de la sphère terrestre, des zones et de l’œkoumène remonte ainsi à Homère, et la façon dont Ératosthène trace sa « vision des Muses » est établie par des procédés littéraires et une connaissance de la tradition littéraire. Son inscription dans la continuité de la tradition géographique et les moments d’expérimentation à l’intérieur des normes discursives qu’il établit nous montrent comment on peut envisager son œuvre à la fois comme un texte et comme une production littéraire qui se déclare canonique.
Le deuxième volet de la question porte sur l’innovation du discours géographique par Ératosthène, dans lequel il tente, en même temps, d’élucider le fonctionnement littéraire des textes géographiques. Je chercherai ainsi à déterminer l’influence du lieu de production et du contexte politique sur le projet entrepris par Ératosthène, puis par les autres écrivains. Comme autre dimension de l’analyse d’Ératosthène, nous étudierons la production de connaissance et d’art qui s’adresse à toutes les élites grecques. Nous verrons également comment cette production vise un renforcement du pouvoir lagide dans la lutte pour l’hégémonie contre les autres royaumes hellénistiques. La production d’art et de connaissance a été soutenue par l’idéologie lagide et a contribué à renforcer cette domination d’une minorité grecque en Égypte. J’affirme qu’Ératosthène a entamé les Geographica au sommet de l’ambition outre-mer lagide, probablement durant les dernières années du règne de Ptolémée III. L’œuvre d’Ératosthène révèle un regard sur le monde entier avec Alexandrie pour point nodal.
De son côté, Polybe relégua Alexandrie aux franges du monde connu, mais il confronta soigneusement la contribution d’Ératosthène à la manière dont on écrivait la géographie. Dans la conception de l’histoire pragmatique de Polybe, la géographie formait un tiers de la discipline. Un autre tiers comprenait l’érudition sous la forme de la consultation des livres qui témoigne de l’influence de l’érudition alexandrine. L’histoire politique constitue le troisième tiers de la discipline ce qui n’implique pas que Polybe ne conçoive pas encore la géographie politique.

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Table des matières

Introduction
Problématique
État de la question et historiographie
Les contextes géopolitiques de la production de la connaissance dans l’Égypte ptolémaïque
La base théorique de la recherche sur le discours (savoir) et la domination
L’analyse de la persona des géographes
L’écriture géographique et la montée de Rome
Méthodologie
Les traditions d’écriture qui ont influencé la production du texte géographique d’Ératosthène
Première partie : la Geographie d’Ératosthène
Chapitre 1 : le premier fragment d’Ératosthène
Une généalogie de la géographie
Le progrès et la mimésis
Chapitre 2 : Ératosthène et Homère (Strabon I, 2)
Ératosthène le polémiste
La nature de la polémique strabonienne contre Ératosthène
Ératosthène sur Homère selon Strabon
Le contexte historique et son influence sur la pensée d’Ératosthène concernant la poésie
Ératosthène le poète
Chapitre 3 : Histoire de la géographie et histoire de la terre (Strabon I, 3)
Introduction aux histoires de la géographie, Strabon I, 3, 1-2
L’archéologie d’Ératosthène
La géographie de l’époque d’Alexandre et de l’époque hellénistique
La géographie physique : l’histoire de la géologie
Chapitre 4 : Ératosthène, Geographica, livre 2
La connaissance hodologique et la connaissance cartographique dans la tradition littéraire grecque
« The Spatial Turn »
Les fragments du deuxième livre des Geographica d’Ératosthène
Les mesures de l’oekoumène
Divisions des continents
La dichotomie entre Grecs et Barbares
La connaissance et le pouvoir uni dans la carte
La création de la discipline de la géographie moderne et comment cela nous informe du projet
géographique d’Ératosthène
La Carte d’Ératosthène (les fragments du livre III)
Les sphragides d’Ératosthène
La Libye et l’Europe
Deuxième Partie : la continuation du discours géographique après Ératosthène : Polybe, Agatharchide de Cnide, Pseudo-Scymnos et Artémidore d’Éphèse
La Bibliothèque entre Ératosthène et l’exil des intellectuels d’Alexandrie (145 a.C.)
Les nombreux successeurs d’Ératosthène ou son effet sur l’écriture géographique subséquente
Chapitre 6 : Polybe comme continuateur du discours géographique
La place de la géographie dans l’histoire « pragmatique » de Polybe et son universalisme
géographique
L’Orient chez Polybe
Les moments intertextuels entre Polybe et Ératosthène
Le trente-quatrième livre de Polybe
Chapitre 7 : Agatharchide et Pseudo-Scymnos comme successeurs d’Ératosthène
Agatharchide de Cnide, livre I : Sur la mer Rouge
Livre V : Sur la mer Rouge
Les ethnographies de Sur la mer Rouge
Le Περίοδος γῆς ἐν κῳμίκῳ μέτρῳ Auctor ad regem Nicomedem
Chapitre 8 : Les Geographoumena d’Artémidore. La géographie d’empire
Artémidore d’Éphèse, le géographe
Les fragments d’Artémidore
« Ways in and out of Artemidorus »
Érudition alexandrine – topos de la géographie antérieure
Les Geographoumena : une géographie politique
Conclusion
Appendice 1 : La controverse autour d’un papyrus
Appendice 2 : Les fragments d’Artémidore
Appendice 3 : Les traductions anglaises des passages analysés
Bibliographie des sources
Références bibliographiques
Passages cités
Index Général

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