Politique linguistique : un champ de recherche en développement
La volonté d’orienter et d’influencer les formes et pratiques linguistiques est probablement aussi ancienne que le langage lui-même. Pourtant, la politique linguistique en tant que champ de recherche scientifique n’est née qu’après la seconde guerre mondiale. Dès la fin des années 1950 jusqu’à nos jours, ce champ de recherche est de plus en plus marqué par son caractère interdisciplinaire, un élargissement de perspective et une diversification d’approches. Alors que les recherches se concentrent sur la planification d’une langue nationale dans les pays postcoloniaux pendant les années 1960 et 1970, on s’interroge de plus en plus sur la gestion de la relation entre les différentes variétés linguistiques et entre langue et société. La politique linguistique, que l’État auparavant tendait à considérer comme relevant de ses seules prérogatives, est appréhendée de plus en plus comme un ensemble d’orientations devant être prises par différents agents sociaux qui visent à aménager l’usage des langues dans tous ou certains domaines de la vie. La langue n’est plus considérée comme un simple outil de communication. Ses fonctions symboliques et identitaires sont davantage mises en avant.
Les dynamiques des langues au début du XXIe siècle constituent un contexte important pour toute analyse et pratique des politiques linguistiques à l’échelle régionale, nationale ou internationale. Si les langues ont toujours été l’objet de pressions politiques, socio-économiques et culturelles de la part des communautés linguistiques dominantes, aujourd’hui c’est la mondialisation, l’urbanisation et les développements en matière de communication qui exercent une pression de plus en plus forte sur l’ensemble des communautés linguistiques. Comment ces nouvelles dynamiques de XXIe siècle participent-elles à la reconstruction de l’écologie linguistique du monde ? Comment parviendrons-nous à une coexistence plus ou moins pacifique entre peuples, ethnies, groupes linguistiques et culturels différents dans des espaces partagés ? Ces questions mettent à l’épreuve des savoir-faire politiques, intellectuels et technologiques dans le monde entier.
Ces dernières années, la Chine a renforcé ses échanges internationaux dans le domaine de la politique linguistique, notamment avec la France, à travers l’organisation de « l’année linguistique croisée sino-française » en 2011-2012, les trois séminaires sur les politiques linguistiques entre 2012 et 2016 ainsi que l’établissement d’une convention de partenariat sur les échanges en matière de politique linguistique en novembre 2016. La France et la Chine ont en commun d’avoir sur leur sol plusieurs langues régionales, attachées à une région ou à un territoire. Contre ce plurilinguisme de fait, les deux pays se sont pensés et posées comme monolingue dès l’origine de leur aménagement linguistique. Aujourd’hui, ils se sont tous confrontés à de nouveaux défis en matière de la protection et la transmission du patrimoine culturel, dont les langues traditionnelles jouent un rôle important. Comment trouver un point d’équilibre entre unité et diversité constitue l’une des questions majeures dans les échanges linguistiques renforcés entre les deux pays. Il constitue aussi un enjeu commun pour l’ensemble des politiques linguistiques du monde.
Genèse du travail : le mouvement pour la défense du cantonais
Ce qui m’a sensibilisée à ces problèmes et m’a conduite à entreprendre ce travail de thèse remonte à une expérience de stage à l’Unesco en 2011, où je me suis trouvée en butte de façon régulière à des thèmes concernant la politique linguistique à travers toutes sortes de discours et de documents de l’organisation. À ce moment- là, j’ai commencé à me rendre compte à tel point les transformations sociales récentes étaient en train de faire de la diversité culturelle une source majeure de conflits sociaux et de débats politiques. Cette perception m’a conduite à repenser à une série d’évènements qui ont eu lieu en Chine au cours de l’été 2010 au nom de la défense du cantonais. Si l’évènement est connu pour ses retombées médiatiques en premier lieu, ses dynamiques et ses répercussions, qui n’ont pas cessé de s’amplifier dans les années qui ont suivi, représentent une actualité de plus en plus importante dans la politique linguistique chinoise.
Avant d’aborder le cœur du sujet, je me permets d’en présenter le contexte. La Chine est un pays où la situation linguistique relève d’une grande complexité. Mis à part les langues des groupes ethniques minoritaires, au nombre d’environ quatrevingt, il existe sept ou huit variétés linguistiques au sein du groupe majoritaire Han : le mandarin (comprenant le mandarin du Nord, de l’Est et du Sud-Est), le wu, le xiang, le gan, le min, le hakka et le cantonais. Au sein de chaque variété, il existe de nombreuses sous-variétés. Lorsque le pays a été unifié par l’empereur Qing shi huang pour la première fois dans l’histoire en 221 av. J.-C., l’unification de l’écriture a été mise en place de façon impérative : le script Xiaozhuan (小篆) a été instauré comme la seule écriture légitime du pays, et les autres strictement interdits. C’était le début de l’aménagement linguistique en Chine. Il a construit la base pour une communication écrite efficace dans un pays où les langues orales sont incompréhensibles l’une à l’autre.
Après la défaite de la première guerre de l’opium en 1884, des fonctionnaires et des intellectuels ressentent fortement le besoin de moderniser leur pays. L’idée de créer une langue nationale et de réformer l’écriture s’impose comme l’une des premières préoccupations dans la voie de la modernisation. Après des années de discussions et de débats, la langue de Pékin est finalement adoptée comme langue nationale dans les années 1930. Mais il a fallu attendre la fin de la guerre en 1949 pour que cette langue soit promue systématiquement dans tout le pays.
Évolution de champs d’étude en politique linguistique
L’Histoire des interventions humaines sur les formes et les pratiques linguistiques est probablement aussi ancienne que le langage lui-même. De la renaissance de l’hébreu moderne à la fin du XIXe siècle, à la révolution des signes de la langue turque dans les années 1930, de l’unification du script de l’écriture chinoise par l’empereur Qin Shihuang il y a 2000 ans, à la publication du décret du 2 Thermidor (1794) sanctionnant l’étouffement des langues régionales en France, l’homme cherche toujours à influer sur l’usage des langues et les relations entre les langues dans un espace social donné, que ces interventions soient explicites ou implicites, indépendantes ou imbriquées dans la structure politique, les relations économiques ou la norme sociale.
Pourtant, les recherches académiques dans ce domaine n’ont pas commencé avant la fin des années 1950. Le terme language planning apparaît en 1959 sous la plume de Einar Haugen pour désigner le processus de normalisation linguistique officielle mené en Norvège. Lorsque Haugen utilise ce terme pour la première fois , il se réfère à des interventions sur la forme de la langue :
« By language planning I understand the activity of preparing a normative orthography, grammar and dictionary for the guidance of writers and speakers in a non-homogeneous speech community […] Planning implies an attempt to guide the development of a language in a direction desired by the planners. It means not only predicting the future on the basis of available knowledge concerning the past but a deliberate effort to influence it. » (Haugen, 1959 : 8) .
Depuis une cinquantaine d’années, le concept s’est fortement élargi et développé. Diverses appellations synonymes ont été utilisées. Au Québec, on préfère le terme aménagement linguistique employé par J.-C. Corbeil (1977) dans l’élaboration de la Charte de la langue française, afin de souligner la participation des forces sociales dans la vie linguistique. En France, on parle souvent de politique linguistique (Boutet, 1997 ; Calvet, 1996 ; Chaudenson, 1989, 1996) ou de planification linguistique (Dubois et al. 1999 : 356). Certains sociolinguistes français, en particulier ceux de l’université de Rouen (Marcellesi et Guespin 1985 ; Bulot et Blanchet 2008), préfèrent le terme glottopolitique qu’ils définissent comme « toute action de gestion de l’interaction langagière où intervient la société » (Guespin 1985 : 21). Des sociolinguistes catalans (Boyer 1991) ont recours au terme normalisation linguistique : il s’agit pour eux de « normaliser » (au sens de « rendre normal », ou généraliser) l’utilisation du catalan dans les divers domaines de la vie sociale. Bien que ces terminologies se distinguent dans leurs connotations, elles renvoient toutes au même noyau conceptuel, qui est lié à « des choix conscients effectués dans le domaine des rapports entre langue(s) et vie sociale. » (Calvet, 1986 :20).
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Table des matières
Introduction générale
Politique linguistique : un champ de recherche en développement
Genèse du travail : le mouvement pour la défense du cantonais
Problématique et structure de la thèse
Première Partie : Cadre théorique et méthodologie
1.1 Évolution de champs d’étude en politique linguistique
1959 -1970 : naissance du champ d’étude
1970 – 1990 : élargissement de l’horizon
2000 – aujourd’hui : perspectives dans le nouveau contexte mondial
Recherches précédentes sur la politique linguistique de la Chine
1.2 Cadre théorique général et méthodologique adopté dans cette étude
1.2.1 Violence symbolique et habitus
1.2.2. Identité collective et nouveaux mouvements sociaux
1.2.3. Modèle descriptif de Baldauf et Kaplan sur l’aménagement linguistique
Deuxième partie : contexte national et régional
2.1 Introduction : le concept de « dialecte » dans le contexte chinois
2.2 Situation sociolinguistique avant 1840
2.3 L’aménagement linguistique entre 1840 et 1930
2.3.1 L’établissement de la langue nationale
2.3.2 Modèles de transcription phonétique : bopomofo, gwoyeu romatzyh, et
latinhua sinwenz
2.3.3 La suppression du wenyan au profit du baihua dans l’écriture
2.3.4 Des tentatives sur la réforme des caractères
2.4 Politique linguistique officielle en Chine continentale (1949-2010)
2.4.1 Le mandarin : standardisation et promotion renforcées
2.4.2. Les dialectes : position officielle ambiguë
Contrôle de l’usage des dialectes dans les médias
Interdiction implicite des dialectes à l’école
Inefficacité des recensements et lacunes documentaires
Émergence de la conscience sur la protection des dialectes dans la société
2.4.3 Langues des groupes ethniques minoritaires : protection ou assimilation ?
2.5 Politique linguistique officielle dans le monde sinophone à partir du milieu du
XXe siècle
2.5.1 Hong Kong
2.5.2 Macao
2.5.3 Taiwan
2.5.4 Singapour
2.6 Contexte sociolinguistique à Guangzhou
2.6.1 Aperçu : Guangdong, Guangzhou et le cantonais
2.6.2 L’aménagement linguistique à Guangzhou
2.6.3 Nouvelles dynamiques sociales : linguistique, démographique, informatique,
d’urbanisation
Conclusion de la deuxième partie
Troisième partie-Mouvement pour la défense du cantonais : détonateur et incidences
3.1 Introduction : le mouvement pour la défense du cantonais en 2010
3.2. Position des autorités
3.2.1 Autorités provinciales et municipales
3.2.2 Autorité centrale
Conclusion de la section 3.2
3.3 Rôle et enjeux des médias et d’Internet
3.3.1 Place du cantonais dans les médias audiovisuels à Guangzhou
3.3.2 Discours médiatiques pendant le Mouvement
3.3.3 La conscience linguistique dans les médias après le Mouvement de 2010
Conclusion de la section 3.3
3.4 Domaine scolaire et domaine familial
3.4.1 Conception de l’enquête
3.4.2 Domaine scolaire
3.4.2.1 Similitudes et divergences entre les trois écoles
3.4.2.2 Violence symbolique à l’école primaire
3.4.2.3 Habitus monolingue dans le collège sélectif
3.4.2.4 Situation diglossique dans le collège général
3.4.3 Domaine familial
3.4.3.1 Transmission linguistique intergénérationnelle
3.4.3.2 Attitudes linguistiques des parents et des enfants
Conclusion de la section 3.4
Conclusion générale
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