FLUCTUATIONS SEMANTIQUES
L’ambiguïté du terme « image » : une véritable constellation de sens
Comme nous en avertit F.Moreau dans la préface de son livre consacré à L’image littéraire, le terme « image » est de ceux que le stylisticien doit employer avec prudence, car il est ambigu et imprécis :
« Le mot image est de ceux que le stylisticien doit employer avec des précautions et un discernement tout particuliers, car il est à la fois ambigu et imprécis, ambigu parce qu’il peut être pris aussi bien dans un sens général très vague et très vaste, que dans une acception proprement stylistique, imprécis parce que son emploi, même dans le domaine limité de la rhétorique, est très flottant et mal défini » .
Dans le langage courant, le territoire de l’« image » est en effet vaste et complexe car il existe plusieurs régions de l’image. J.-Cl.Schmitt écrit à juste titre que les figures de style (comparaisons, métaphores) ne sont pas les seules modalités possibles, mais qu’il existe « un grand nombre de modalités diverses de l’imago », telles que les « modalités psychiques des images de la mémoire, du rêve ou de l’extase visionnaire » ou « les images matérielles (peintes, sculptées, etc…) ». S’interrogeant sur la définition sémantique des images, le philosophe J.-J.Wunenburger, en vient à faire le même constat. L’image constitue à ses yeux « une catégorie mixte et déconcertante », car elle désigne une « réalité multiforme » :
« les images se diversifient du fait de leur substrat, de leur support : les unes relèvent du seul psychisme, constituant ainsi la famille des images mentales, les autres s’objectivent dans une réalité psychique extérieure au sujet et acquièrent différentes caractéristiques selon leur matérialité » .
La difficulté de définir les images littéraires réside précisément dans le fait qu’elles sont à l’interface de deux médiations, le verbal et le pensé, que leur appréhension est autrement dit fondamentalement duale. L’« image » dans le langage moderne désigne aussi bien la représentation sensible et abstraite qui émane d’un texte (notons que cette représentation est elle-même double, puisqu’elle désigne à la fois la représentation mentale qui a été conçue initialement dans l’esprit de l’auteur et celle qui se forme chez le lecteur), que des réalités langagières, telle que la description, la comparaison ou la métaphore .
Différentes problématiques de l’image
Une conséquence immédiate de cette constellation de sens est qu’il existe aussi différentes problématiques de l’image. Plus exactement, nous dirons qu’il en existe deux. Soit, ainsi que le résume S.Viarre, l’on a « une conception globale de l’image considérée comme une sorte de deuxième degré de la mimèsis » – se pose alors le problème du rapport au « réel », ainsi que nous le montrerons ultérieurement – , soit « l’on considère simplement qu’il y a image lorsqu’il y a recours au langage figuré en mettant l’accent sur la comparaison et la métaphore » . La première consiste à se placer du point de vue de l’« effet ». Dans cette première acception, si un énoncé est « imagé », cela signifie qu’il engendre des représentations visuelles et picturales, qu’il crée des impressions imagées (phantasiai) dans l’esprit de l’auteur et du lecteur: on considère métaphoriquement que l’impression générée par le langage est la même que celle des formes peintes. Tel est par exemple le cas d’Horace qui compare la poésie à la peinture, ut pictura poesis . Parallèlement à cette manière globale de considérer l’« image littéraire », il existe cependant une autre manière de la considérer, qui consiste à l’appréhender d’un point de vue stylistique comme une figure de style. Dans ce cas, écrit S.Viarre, « l’image se rattache aux figures, donc à l’ornamentum » . M.Le Guern définit par exemple l’image « par l’emploi d’un lexème étranger à l’isotopie du contexte immédiat » . F.Moreau s’inscrit également dans cette perspective, lorsqu’il déclare vouloir « restreindr(e) l’usage du terme image, 1) en renonçant à l’utiliser dans un sens général, et en ne le prenant que dans son acception stylistique, 2) (…) en le considérant toujours comme le terme générique qui englobe différentes figures de rhétorique ». Rentrent alors dans son corpus d’images, les « figures » qui se caractérisent par un rapport d’analogie (comparaison, métaphore, allégorie, symbole) et celles où les termes sont unis par un rapport de contiguïté (métonymie, synecdoque) .
La restriction du champ sémantique de l’« image » dans les approches stylistiques modernes
Traditionnellement, la tendance générale des critiques modernes qui s’intéressent aux textes antiques est de restreindre la définition de l’image à celle de figure de rhétorique, en circonscrivant l’objet de l’étude aux comparaisons et/ou aux tropes . Dans cette approche du problème, ainsi que l’explique P.Ricoeur, « la rhétorique de la métaphore prend le mot pour référence ». Tel est par exemple le cas de M.ArmisenMarchetti qui déclare au commencement de son livre (consacré à l’étude des images chez Sénèque), que « son empirisme foncier, préférant partir des faits, et de faits aisément identifiables, a donc choisi finalement d’asseoir son étude sur les images littéraires » et elle ajoute que, dans sa perspective, « le champ de l’image coïncide avec ceux de la métaphore et de la comparaison ». Mais nous aurions pu citer les travaux de J.Dumortier, P.Louis, J.Taillardat, F.Furhmann, R.Ferwerda, J.Peron, Ch.Cusset qui travaillent également dans ce sens. Le colloque qui s’est tenu à Bordeaux en 1977 sur le thème « Image, imagination, imaginaire » est un autre signe révélateur : en dehors de S.Viarre et de J.Bompaire, qui étendent l’étude de l’image à celle de l’hypotypose ou de l’ekphrasis, tous les autres (J.Taillardat, A.Michel, P.Cambronne et S.Poque) envisagent l’image dans son acception restreinte . J.Taillardat déclare par exemple qu’il parlera surtout de la « métaphore mot », et que l’image correspondra à « un petit canton, celui de l’image entendue restrictivement comme métaphore et similitude ». La raison avancée est évidente : il est certes plus aisé de relever des figures, que des « représentations » au contenu encore problématique. Selon les termes mêmes de Ch.Cusset, la comparaison est notamment « un procédé poétique un peu raide dans sa présentation stéréotypée (qui) arrête nécessairement la lecture » .
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Table des matières
Introduction
Première partie : Les éléments théoriques
Chapitre I : L’image
I. Fluctuations sémantiques
1. L’ambiguïté du terme « image » : une véritable constellation de sens
2. Différentes problématiques de l’« image »
3. La restriction du champ sémantique de l’« image » dans les approches
stylistiques modernes
4. L’essor de nouvelles perspectives critiques
II. La primauté donnée au visuel dans les arts rhétoriques antiques
1. Une terminologie antique dominée par l’expérience visuelle
1.1. Le vocabulaire grec
1.2. Le vocabulaire latin
2. La prégnance des images dans les arts rhétoriques
2.1. L’importance accordée au sens de la « vue »
2.2. Une terminologie empruntée au vocabulaire pictural
2.3. Une pensée rhétorique en images
III. Les différentes acceptions de l’« image » dans l’antiquité
1. La qualité d’évidence : enargeia / euidentia
2. Le procédé visant à la produire : ekphrasis / hupotupôsis
3. L’image mentale suscitée par le procédé descriptif : phantasia / uisio
IV. D’une mimèsis représentative à une phantasia créatrice
1. La conception traditionnelle de la mimèsis représentative
2. L’invention d’une phantasia créatrice
2.1. Pseudo-Longin
2.2. Quintilien
2.3. Philostrate
Conclusion
Chapitre II : Le code épique
I. Le choix d’une méthode
1. L’impasse générique
2. De la notion de « genre » à celle de « généricité »
II. Les attentes génériques de la représentation épique grecque
1. La visée
2. Le style
Conclusion
Deuxième partie : Les actes fondateurs
Chapitre I : Homère, l’inventeur du style pictural
I. La localisation des images homériques
1. Les hypotyposes
2. Les descriptions d’œuvre d’art
3. Les comparaisons
3.1.La nature des comparés
– les dieux
– les sentiments et les caractères
– les hommes au combat
3.2. Les caractères propres des images enchâssées dans les compa-
raisons
II. Les ressorts langagiers et stylistiques de l’enargeia homérique
1. Un vocabulaire précis et concret
2. Le rôle figuratif des épithètes
3. Les figures de rhétorique
3.1. Les allégories et prosopopées
3.2. Les métaphores
III. Les qualités des représentations homériques
1. Des images claires et rationnelles
2. Des représentations dynamiques
3. Des représentations « réalistes »
4. Quelques métaphores de l’indicible
Conclusion
Chapitre II : Les poètes républicains : l’établissement des prémisses
I. Une poétique conforme au code épique
1. Des images conformes aux attentes rhétoriques
2. Des images conformes aux attentes stylistiques
3. La réexploitation de motifs homériques
II. L’apparition de traits spécifiquement romains
1. La recherche de qualités architecturales
1.1. Les figures de son
1.2. Les figures de construction
2. La découverte d’un langage intérieur des émotions
3. L’usage ennien d’un langage plus métaphorique et allusif
4. La présence ennienne de quelques images contrevenantes à l’horizon
d’attente
Conclusion
Troisième partie : L’Enéide de Virgile : l’essor d’une phantasia créatrice
Chapitre I : La désintégration des figures
I. Enée et ses compagnons comparés à des loups
II. Hécube et ses filles comparées à des colombes
III. Pyrrhus comparé à un serpent
IV. Priam comparé à un tronc
V. Laocoon comparé à un taureau
VI. Euryale comparé à un pavot
Conclusion
Chapitre II : Une plus grande résonance des mots en contexte
I. Enée, le cheval fougueux
II. Cassandre, la femme sauvage
III. Hélène, la femme-serpent
IV. Politès, le taureau blessé
V. Priam, le taureau vétuste
Conclusion
Chapitre III : Une nouvelle enargeia du divin
I. Une plus grande évidence de la transcendance
1. Le prodige de la statue (En., II, 172-175)
2. Le buisson de myrte ensanglanté (En., III, 19-49)
3. Le fantôme de Créuse (En., II, 790-794)
II. La figuration de chimères
1. Les serpents de Laocoon (En., II, 199-211)
2. La métamorphose des vaisseaux en nymphes (En., IX, 110-122)
3. La description de Fama (En., IV, 173-195)
4. La description d’Allecto (En., VII, 322-571)
5. La description de Cacus (En., VIII, 190-267)
Conclusion
Conclusion générale
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