Zooms : guides scopiques
L’objectif zoom a commencรฉ ร se dรฉvelopper dans le cinรฉma de fiction des annรฉes 1950 et 1960 suite aux dรฉpรดts de nouveaux brevets. L’exemple le plus connu de cette รฉpoque est Vertigo d’Alfred Hitchcock en 1958, intรฉgrant pleinement le zoom ร la fiction en le combinant avec un travelling allant dans le sens opposรฉ pour donner une impression de vertige. D’autres rรฉalisateurs ont utilisรฉ ensuite le zoom dans leurs films tels que Roberto Rossellini, Luchino Visconti ou Claude Lelouch.
Les amรฉliorations techniques du zoom dans les annรฉes 1970 et 1980 ont incitรฉ certains cinรฉastes ร intรฉgrer le zoom ร leurs films. Les films du corpus datant de cette รฉpoque, on peut supposer que Nicolas Roeg a รฉtรฉ influencรฉ par cette pรฉriode d’exploration technique du zoom. Cependant, son emploi n’est pas un simple effet de mode, il s’agit d’un enjeu esthรฉtique raisonnรฉ. L’effet que produit le zoom s’applique bien ร l’atmosphรจre des films et fait sentir la prรฉsence du cinรฉaste comme s’il explorait son propre film en guidant le spectateur. Il s’agit d’une intervention ponctuelle indรฉpendamment de la structure du rรฉcit. Les environnements que dรฉploie Roeg dans ses films sont souvent ambigus, les personnages doivent toujours rester sur leurs gardes. Les zooms rรฉcurrents agissent comme un oeil qui scrute l’รฉcran, ร la recherche d’un indice ou d’un รฉventuel danger et par la mรชme occasion guident lโoeil du spectateur et l’empรชche d’explorer l’espace par lui-mรชme comme si le rรฉalisateur nous donnait ร voir l’intรฉrieur du film.
Par exemple, ร la fin de Don’t Look Now, quand John aperรงoit ร la fin du film, le tueur au loin dans l’obscuritรฉ des rues de Venise, la camรฉra effectue un zoom rapide vers l’endroit oรน le personnage a รฉtรฉ vue. Le zoom s’accompagne d’un panoramique fugitif comme pour imiter un mouvement de tรชte. L’objectif n’est pas la contemplation par le spectateur mais la direction du regard par le rรฉalisateur. Si Robert Altman disait utiliser le zoom pour ne pas que le spectateur oublie sa prรฉsence, Nicolas Roeg semble utiliser le zoom plutรดt comme une main mise sur le dรฉcor.
En guidant le regard du spectateur, il peut aussi le manipuler en lui faisant voir ce que le cinรฉaste veut que nous voyons comme s’il s’invitait ร l’intรฉrieur des films.
Le zoom, pour Roeg, apporte une tension qui montre oรน lโoeil ne peut pas aller mais oรน seule la camรฉra en a la possibilitรฉ. Il guide lโoeil du spectateur. Le fait de zoomer de maniรจre aussi rรฉcurrente montre ce qu’est une image pour le cinรฉaste. Une image n’est pas fixe, elle peut รชtre explorรฉe, modifiรฉe, rognรฉe, fragmentรฉe. Souvent, un plan peut รชtre un plan d’ensemble et devenir progressivement un gros plan en se concentrant sur le personnage. Le cadre prend en compte l’environnement dans lequel se trouve le personnage pour restreindre finalement le cadre sur ce personnage comme pour nous permettre d’รฉvaluer la situation avant de rentrer dans le vif du sujet. Nicolas Roeg nous donne une vision d’ensemble avant de resserrer sur ce qui l’intรฉresse vraiment : garder un point de vue serrรฉ sur les personnages. Beaucoup de scรจnes commencent par un plan d’ensemble oรน le dรฉcor est visible et se terminent par un plan rapprochรฉ sur les personnages oรน le dรฉcor est รฉcartรฉ du cadre. Par exemple, dans Walkabout, les trois personnages sont assis parย terre,tentant de trouver de l’eau sous le sol. Au fur et ร mesure que la scรจne se dรฉroule, la camรฉra zoome de plus en plus sur le personnage de la jeune fille en train de boire comme pour attirer notre attention et insister sur la nรฉcessitรฉ et l’importance de cette action ร ce moment-lร . La camรฉra nous oblige ร regarder ce que le rรฉalisateur veut que nous voyons. Dans ce cas prรฉcis, Roeg semble vouloir insister sur la jeune fille pour accentuer le bouleversement des codes sociaux que la sociรฉtรฉ lui a appris. C’est une sorte d’รฉtape dans la remise en cause de ce qui est appropriรฉ ou non.
On remarque aussi des zooms sur des รฉlรฉments n’ayant pas d’aspects narratifs mais relatifs ร l’atmosphรจre des films. Dans Walkabout, des zooms sont faits sur certains animaux vivant dans le dรฉsert comme des insectes ou des reptiles apportant ainsi une atmosphรจre menaรงante. La mรชme idรฉe se retrouve dans The Man Who Fell to Earth avec au dรฉbut du film un zoom sur le revolver que cache la vendeuse de la boutique de prรชts sur gages. Ce plan amรจne une tension qui serait moindre s’il n’existait pas. L’atmosphรจre qui se dรฉgage de l’objet mis en รฉvidence par le zoom amรจne presque une รขme ร l’objet et c’est pour cela que quelque chose รฉmane de cet objet. Par l’isolement que provoque le zoom sur un espace, un objet ou un corps, en allant jusqu’au gros plan, ยซ les objets se dรฉcouvrent une psychรฉ ยป. Le zoom n’รฉtant pas un mouvement de camรฉra mais une modification de la focale donne l’impression d’une intervention du rรฉalisateur, qui nous fait sortir duย film pendant une fraction de seconde pour mieux y revenir. Roeg donne un indice sur la narration comme s’il sโimmisรงait discrรจtement dans le film.
Un deuxiรจme effet se dรฉgage du zoom en gรฉnรฉral : l’abstraction. Un zoom convoque toujours plus ou moins l’idรฉe d’abstraction de l’espace. Par ailleurs, l’illustration de cette idรฉe est repรฉrable dans Don’t Look Now. Au dรฉbut du film, la camรฉra zoome sur un plan de l’รฉtang en continuant ร zoomer jusqu’au flou. Par le rรฉtrรฉcissement du champ de vision, le zoom transforme l’espace en le fragmentant en choisissant d’isoler une partie. Seule cette partie est visible et l’environnement qui entoure ce fragment devient abstrait car absent, รฉtant devenu hors champs. Paul Joannides, dans un article consacrรฉ au zoom, parle lui aussi d’abstraction : ยซ Le zoom et la longue focale contiennent une forte tendance ร l’abstraction. Les deux renient la rรฉalitรฉ de l’espace. ยป En effet, l’interaction des personnages avec l’espace est souvent compliquรฉe car dangereuse. Soit ils avancent aveuglรฉment dans un espace comme John ร Venise dans Don’t Look Now, soit ils sont รฉtouffรฉs par un espace comme Milena dans l’appartement qu’elle a dรฉcorรฉ pour Alex dans Bad Timing, soit ils fuient un espace pour un autre comme dans les trois autres films du corpus. Donc, l’abstraction de certains zooms sont aussi des indices sur le vertige des protagonistes par rapport ร leurs espaces. Une autre phrase de Paul Joannides rรฉsume bien cette idรฉe. Bien qu’il parle de la longue focale, son application au zoom n’est pas absurde, le passage en longue focale รฉtant une consรฉquence du zoom : ยซ La longue focale contribue seulement ร l’intrigue quand l’intrigue dรฉpend de l’espace ; sinon c’est gรฉnรฉralement utilisรฉ pour l’effet attractif qu’elle peut avoir. ยป
Dans le cas de Nicolas Roeg, l’espace entretient un lien รฉtroit avec l’intrigue. L’utilisation du zoom n’est donc pas seulement une question d’esthรฉtique bien que ce procรฉdรฉ soit rรฉcurent dans sa filmographie. De plus, le zoom รฉtait dรฉjร prรฉsent dans son travail lorsqu’il รฉtait chef opรฉrateur avant de devenir rรฉalisateur. C’est le cas notamment dans Fahrenheit 451 de Franรงois Truffaut en 1966 et de Petulia de Richard Lester en 1968. Dans le film de Truffaut, Roeg fait une succession rapide de zooms sur des antennes de tรฉlรฉvision pendant la premiรจre minute du film pour anticiper le rรฉcit. Le film se dรฉroule dans une sociรฉtรฉ qui vรฉnรจre la tรฉlรฉvision et interdit la lecture. Le zoom dans le reste du film est utilisรฉ dans un moment d’attente d’une rรฉponse. Dans Petulia, Roeg effectue des zooms sur le personnage รฉponyme (Julie Christie) dans des moments d’introspection oรน suit un flash-back ou quand elle est dans ses pensรฉes.
Ainsi, le zoom agit comme le regard du rรฉalisateur sur ses films, guide lโoeil du spectateur et focalise notre attention sur des rรฉactions des personnages. Le zoom peut donc avoir une fonction esthรฉtique par son abstraction mais aussi une fonction scรฉnaristique et narrative. La fonction scรฉnaristique implique une manipulation scopique part le rรฉalisateur afin d’orienter notre regard et la fonction narrative implique les personnages et leur รฉmotions. En fonction de la situation narrative, les effets du zoom peuvent รชtre liรฉs ร la psychologie des personnages et ร leur relation ร l’espace qui se traduit souvent par un รฉtouffement, une relation oppressante avec le dรฉcor.
Couleurs signifiantes
La couleur n’รฉchappe pas non plus ร la manipulation de Roeg. Ayant dรฉbutรฉ sa carriรจre en tant que chef opรฉrateur. Nicolas Roeg accorde une place non nรฉgligeable ร la couleur. Elle en dit parfois autant que les mots voire plus dans certains cas. C’est un vรฉritable texte chromatique. L’enjeu n’est pas de dire que la couleur est fragmentรฉe, ce serait faux et hรขtif. Il s’agit plutรดt de distinguer les consรฉquences de la maniรจre d’utiliser une couleur qui amรจne un sens fragmentรฉ, c’est-ร -dire dont la symbolique est double, ou qui brise une continuitรฉ dans la nature de l’image ou dans le temps du rรฉcit.
La premiรจre chose qui attire notre attention est ce que nous appelons des couleurs ambivalentes par leurs significations imprรฉcises dont l’imprรฉcision relรจve d’une double signification que l’on peut qualifier de sens fragmentรฉ. Ce que nous allons tenter de dรฉmontrer est que certaines couleurs, soigneusement choisies par le cinรฉaste et le chef opรฉrateur, sont dans un premier temps ambivalentes, mais plus nous avanรงons, plus nous comprenons que ce sens fragmentรฉ, venant de l’ambivalence, prรฉsente une complรฉmentaritรฉ. L’ambiguรฏtรฉ que contient une couleur dans sa symbolique existe car les deux sens qui en รฉmanent sont opposรฉs. Cependant, cette opposition apporte une complรฉmentaritรฉ dans le sens oรน le premier sens est un fait constatรฉ au dรฉbut du film et le deuxiรจme sens est une consรฉquence tragique de ce premier constat.
Couleurs ambivalentes
Le rouge est la couleur la plus rรฉcurrente dans le travail de Nicolas Roeg car, dรฉjร en tant que chef opรฉrateur, il a dรป travailler ร plusieurs reprises cette couleur. En effet, il en a eu recours pour The Mask of the Red Death de Roger Corman (1964), Doctor Zhivago de David Lean (1965), Fahrenheit 451 de Franรงois Truffaut (1966) et Far From the Madding Crowd de John Schlesinger (1967), soit quatre films sur six oรน il a รฉtรฉ directeur de photographie.
L’importance de la couleur lui donne une place aussi puissante que les autres รฉlรฉments techniques et esthรฉtiques en tant que rรฉvรฉlateur psychologique et narratif. La couleur possรจde dรฉjร en elle-mรชme des symboliques. Pour faire apparaรฎtre un trait de caractรจre d’un personnage, faire รฉclater sa personnalitรฉ sans y mettre des mots, la couleur est un bon moyen implicite. La couleur est un rรฉvรฉlateur narratif et psychologique car d’un point de vue narratif, elle peut s’apparenter ร un personnage, un รฉvรฉnement ou encore une temporalitรฉ. D’un point de vue psychologique, elle peut influencer notre regard sur un personnage. La rรฉcurrence ou la mise en รฉvidence forte d’une couleur en la prรฉsence d’un personnage en particulier, influence notre vision et interprรฉtation de la psychologique de ces personnages.
De plus, la couleur est rรฉvรฉlatrice car, comme elle contient dรฉjร une signification premiรจre en elle-mรชme, nous avons dรฉjร en tรชte ces significations et donc nous interprรฉtons certaines choses ร l’aune de ces connotations sociales. Voilร pourquoi la couleur est un rรฉvรฉlateur narratif et psychologique puisque la connotation de la couleur elle-mรชme influence notre vision et l’interprรฉtation du rรฉcit ou des personnages. Comme le dit Sarah Street ร propos d’Eisenstein, la couleur ยซ est capable de crรฉer des dรฉplacements, des enjeux contextuels au sein d’un film narratif, la couleur devrait รชtre comprise โorganiquementโ en relation avec la totalitรฉ du travail. ยป Pourtant, la couleur peut aussi รชtre trompeuse et rรฉvรฉler une chose et son contraire.
Rouge mortel et sensuel
ยซ Organique ยป est un mot qui convient parfaitement ร l’utilisation du rouge dans Performance.
Le premier emploi du rouge dans le film annonce une bagarre et donc, du sang. Le rouge a pour premiรจre symbolique la violence et la consรฉquence du geste qui fait couler le sang. En intรฉgrant des plans oรน l’on voit un liquide rouge qui gicle sur les murs pour anticiper la scรจne de conflit (Fig.14), la couleur agit comme un indice narratif et endosse une identitรฉ propre qui est celle de l’avertissement de la violence.
En revanche, cette fonction se modifie lorsque Chas vit avec les hippies. Le sens premier du rouge dรฉvie et symbolise plutรดt la sensualitรฉ. Dans la deuxiรจme partie du film, le rouge imprรจgne le dรฉcor dans son entier en รฉtant prรฉsent sur les murs, sur les vรชtements, les draps (Fig.15)… La couleur incruste l’รฉcran comme pour orienter implicitement le regard du spectateur et faire dรฉborder la violence qui se dรฉgage des personnages dans le dรฉcor par l’intermรฉdiaire de la couleur. La grande quantitรฉ de rouge dans l’immeuble hippie est associรฉe ร l’idรฉe de sensualitรฉ, de dรฉbauche sexuelle et de drogue, principaux รฉlรฉments qui se dรฉgagent de l’ambiance gรฉnรฉrale.
Cependant, on peut noter que cette sensualitรฉ aboutie finalement ร la violence. La premiรจre fois que nous voyons du rouge nous l’associons directement ร la violence par la brutalitรฉ de la scรจne dans laquelle il apparaรฎt. Pourtant, par la suite, la violence que l’on discerne dans le rouge s’attรฉnue avec les hippies mais une mรฉfiance sous-jacente persiste. Dans cette dรฉbauche qui, au premier abord, relรจve de l’insouciance, l’ambition des personnages habitant les lieux n’est pas innocente. Comme dit prรฉcรฉdemment, une rivalitรฉ se joue entre Turner et Chas. Afin de connaรฎtre mieux son rival et dรฉcouvrir la vรฉritable raison de la prรฉsence de Chas, Turner use de drogue jusqu’ร entraรฎner Chas dans une dรฉpossession de lui-mรชme. L’objet qui provoque cette sensation de bien รชtre et de dรฉpossession de son corps chez Chas n’est pas non plus anodin. Turner le drogue avec un champignon rouge. Le fait de droguer quelqu’un ร son insu est un acte de violence mais Chas ne le sait pas et ร ce moment-lร il vit un instant de plaisir. En outre, nous l’avons dit, cette rivalitรฉ aboutie ร la violence par le meurtre de Turner par Chas ร la fin du film. Sous le rouge du plaisir de la dogue et de la dรฉbauche sexuelle se cache donc encore une fois la violence. La violence physique que l’on voyait dans le liquide rouge projetรฉ sur les murs s’est transformรฉe en une violence mentale accompagnรฉe de plaisir pour revenir ensuite ร la violence initiale lorsque Chas tue Turner d’une balle dans la tรชte. Ainsi, le deuxiรจme sens du rouge n’est pas vรฉritablement une opposition : l’un complรจte l’autre. L’ambiguรฏtรฉ vient de la complรฉmentaritรฉ des opposรฉs, ce qui est d’ailleurs un principe scientifique de la couleur. Ici, la complรฉmentaritรฉ est interprรฉtative. Le rouge possรจde donc une double face complรฉmentaire qui est la violence physique et une violence masquรฉe qui, lorsqu’elle est dรฉcouverte fait resurgir la premiรจre. C’est รฉgalement le cas dans Don’t Look Now. Dans la scรจne d’ouverture, au premier abord, le rouge est une couleur attirante, pรฉtillante, ยซ flashy ยป puisque portรฉe par la petite fille Christine, innocente, en train de jouer dans le jardin (Fig.16). La premiรจre conclusion est que c’est une couleur pleine de vie. Pourtant, le revers de cette couleur est la mort et le sang rรฉvรฉlรฉ par le plan du liquide rouge sur la diapositive symbolisant l’accident (Fig.17). Le rouge est apprรฉhendรฉ au dรฉpart comme une couleur de la vie, de l’enfance mais trรจs vite, son sens se dรฉcline en son opposรฉ : la mort.
Or passionnel et destructeur
Avec la couleur de l’or, on suit le mรชme principe de complรฉmentaritรฉ mais cette fois, la couleur s’incarne dans un objet. Dans Bad Timing, cela a un rapport avec Gustav Klimt dont les tableaux sont montrรฉs dans les toutes premiรจres minutes du film avant d’avoir fait connaissance avec les personnages. Ces tableaux sont ce qu’on pourrait appeler prophรฉtiques, idรฉe que nous exposerons dans la deuxiรจme partie. Ce qui nous intรฉresse ici est comment Nicolas Roeg utilise ces tableaux et intรจgre la couleur de l’or, รฉgalement prรฉsente dans les oeuvres d’art, ร la relation d’Alex et Milena.
Les tableaux, au tout dรฉbut du film, ne sont pas montrรฉs dans leur intรฉgralitรฉ. La camรฉra cible des parties bien prรฉcises et ne montre jamais un tableau strictement dans son ensemble. Par des gros plans sur les toiles, Roeg insiste sur la couleur or qui submerge les oeuvres de Klimt de la pรฉriode de son cycle d’or. L’or, au premier abord est attractif, il reprรฉsente le beau, le brillant. Symboliquement, l’or se rapporte aussi ร la sรฉduction qui laisse place ร la passion.
Mais sa beautรฉ est trompeuse aussi bien chez Klimt que chez Roeg. Dans Le Baiser (Fig.23), les amants enlacรฉs entourรฉs d’or se trouvent au bord d’un prรฉcipice. Leur amour est fort mais fragile et peut s’effondrer ร tout moment et les dรฉtruire. L’arriรจre plan du tableau est d’un dorรฉ plus foncรฉ comme si les amants s’enlaรงaient pour se protรฉger d’un malheur extรฉrieur qui viendrait les sรฉparer malgrรฉ eux.
De plus, il semblerait que dans le film, la couleur or du tableau se soit transfรฉrรฉe sur les cheveux de Milena car leur brillance รฉvolue au cours du film. En fonction des situations, les cheveux de Milena sont lumineux ou plus ternes. Lors de la premiรจre rencontre du couple, les cheveux de Milena sont blonds mais d’un blond qui se rapproche du chรขtain trรจs clair, une sorte de blond foncรฉ. Ensuite, au fur et ร mesure que l’on avance dans la relation, elle tombe amoureuse d’Alex et ses cheveux virent quasiment au blond platine dans certaines scรจnes. En outre, Roeg use de la lumiรจre pour accentuer l’intensitรฉ du blond. Par exemple, ร deux reprises, les cheveux de Milena sont tout proches d’une lampe (Fig.18).
Lorsque Alex tente de faire revenir Milena qui avait disparue pendant plusieurs semaines (Fig.20) sans lui donner de nouvelles, Milena n’est plus heureuse avec lui et la brillance de ses cheveux n’est plus prรฉsente. Elle se place dans l’ombre dans le plan. Ensuite, Milena fait une scรจne ร Alex aprรจs รชtre revenue pour lui montrer qu’elle n’est pas heureuse (Fig.21), qu’Alex ne s’occupe pas assez d’elle et ses cheveux sont de nouveau plus foncรฉs malgrรฉ la lumiรจre de la piรจce. Enfin, la troisiรจme illustration se dรฉroule pendant l’overdose de Milena. Elle est proche de la mort, ses cheveux sont ternes mรชme s’il reste quelques reflets blonds dorรฉs car la trop grande passion amoureuse est la cause de cette tragรฉdie C’est comme si les cheveux de la jeune femme sortaient tout droit du Baiser en reflรฉtant tantรดt l’or brillant qui entoure les amants, tantรดt le fond sombre du prรฉcipice. Aussi, une des affiches du film (Fig.24) reprend exactement la mรชme esthรฉtique des peintures de Klimt avec les personnages d’Alex et de Milena. On retrouve รฉvidemment la couleur dorรฉe mais aussi un assemblage de petits rectangles de couleur dans les cheveux d’Alex et des objets circulaires sur Milena qui sont les mรชmes motifs que l’on retrouve dans le tableau sur l’homme et la femme du tableau de Klimt. Sur l’affiche, Alex et Milena, comme dans Le Baiser, se perdent dans l’or. Il s’y complaisent et s’y embourbent ร la fois comme un piรจge, une obsession qui devient maladive jusqu’ร dรฉtruire les sentiments qui ont fait leur relation. On peut noter d’ailleurs le sous-titre de Bad Timing qui est : A Sensual Obsession (Une obsession sensuelle). Alex et Milena se sont rencontrรฉs dans une fascination sensuelle qui a rapidement tournรฉ ร une fascination sexuelle jusqu’ร , pour Alex, devenir obsessionnelle. Mais, Milena veut plus, elle veut une vraie relation qui n’est pas uniquement basรฉe sur le sexe et Alex ne le comprend pas.
Ajoutons รฉgalement le fait que le titre franรงais de Bad Timing est Enquรชte sur une passion.
L’idรฉe est donc de donner ร voir la naissance d’une passion, ses limites et ses dangers soulignรฉs par l’emploi de la couleur dorรฉe. En somme, les deux visages de la passion. Le commencement, les premiers pas de la sรฉduction, l’รขge d’or de la relation et son effritement progressif jusqu’ร la descente aux enfers. Un autre film de Roeg met en scรจne la passion et la destruction incarnรฉes dans la couleur or. Il s’agit d’Eurรชka. John McCann (Gene Hackman) est un chercheur d’or qui a consacrรฉ la moitiรฉ de sa vie ร la recherche de cet or jusqu’ร ce que celui-ci le consume et le dรฉtruise littรฉralement en le conduisant ร la mort. Son amour obsessionnel et maladif pour l’or a eu raison de lui. Cette passion/destruction s’incarne dans l’or lui-mรชme au dรฉbut du film lorsqu’il le dรฉterre enfin. L’or, sous forme liquide, jaillit de la roche d’un seul coup avant de tout recouvrir sur son passage y compris John lui-mรชme. Il reste quelque secondes sous le liquide avant d’en ressortir en reprenant un souffle de vie. L’obsession pour l’or est ce qui le maintient en vie mais aussi ce qui le tue.
Blanc innocent et condamnรฉ
Le blanc, chez Roeg, se pense souvent en lien avec le rouge. Le rouge serait comme une fatalitรฉ du blanc. Il n’est pas rare que le blanc s’incarne dans une figure imaginaire qui est celle du cheval blanc. Dans beaucoup de film de Roeg, apparaรฎt furtivement un cheval blanc. La symbolique de cette couleur, dans l’imaginaire collectif est la puretรฉ et l’innocence mais associรฉe ร la figure du cheval c’est l’innocente libertรฉ ou au contraire, la dรฉbauche si l’on pense ร la couleur de la drogue qui se traduit en argotique par ยซ horse ยป en anglais. Mais par rapport au contexte des films, l’innocence est plus pertinente. Dans cette sous-partie, nous convoquerons d’autres films du rรฉalisateur qui ne font pas partie du corpus car l’idรฉe que nous tentons de dรฉvelopper est une idรฉe rรฉcurrente et ne s’observe pas uniquement dans les films du corpus. Nous parlerons de The Man Who Fell to Earth, Bad Timing, Don’t Look Now, Track 29 (1988), Two Deaths (1995), et Puffball (2007).
Tout d’abord, commenรงons par Don’t Look Now, Two Deaths et Puffball oรน le blanc tire sa contradiction de son lien avec le rouge. Dans Don’t Look Now, le cheval apparaรฎt dans la scรจne d’ouverture. Il galope devant Christine juste avant qu’on ne la voit jouer seule prรจs de l’รฉtang. La blancheur du cheval montrรฉe ร ce moment prรฉcis symbolise l’innocence de Christine qui ne se prรฉoccupe que de son jeu ร ce moment-lร . Pourtant, l’innocence interprรฉtรฉe prรฉcรฉdemment se retrouve contredite par l’action suivante : la noyade de la petite fille. La noyade, nous l’avons dit plus haut, s’incarne dans le plan traversรฉ par un liquide de couleur rouge (Fig.17). Ainsi, le rouge symbolisant la mort vient nourrir l’interprรฉtation du blanc qui n’est plus seulement l’innocence mais l’innocence condamnรฉe.
On observe la mรชme idรฉe dans Two Deaths qui raconte l’histoire d’un docteur (Michael Gambon) qui a brisรฉ la vie d’une femme (Sรดnia Braga) en la retenant captive chez lui en tant que bonne, seulement parce qu’elle lui plaรฎt sexuellement. Dans un plan situรฉ au dรฉbut du film, on voit une colombe morte devant la porte qu’ouvre la bonne et plus tard un cheval blanc est abattu pendant les agitations de la Rรฉvolution Roumaine. Le sang coule sur le cou blanc du cheval.
Puffball aussi utilise le blanc et le rouge ensemble mais cette-fois, sans la figure du cheval. Le film est le rรฉcit d’un combat entre deux femmes pour donner la vie. L’une, Mabs (Miranda Richardson), est jugรฉe trop vieille pour pouvoir procrรฉer et l’autre Liffey (Kelly Reilly), est jeune mais n’a pas l’intention d’avoir un enfant pour l’instant. La premiรจre femme, jalouse de l’autre, va user de magie noire par l’intermรฉdiaire de sa mรจre (Rita Tushingham), qui est une sorciรจre, pour mettre enceinte Liffey afin qu’elle porte son enfant. Ce n’est pas ce qui va se passer. L’enfant que porte la jeune femme est bien le sien mais aveuglรฉe par l’envie et la jalousie, Mabs persiste dans sa folie en voulant blesser, voire tuer Liffey.
La symbolisation de l’innocence souillรฉe par la violence par la couleur se remarque, premiรจrement, dans les plans eux-mรชmes dont la dominante chromatique est blanche. La jeune femme est architecte. Au dรฉbut du film, elle vient d’arriver en Irlande avec son compagnon pour construire une maison voisine ร celle de de Mabs qui veut dรฉsespรฉrรฉment un enfant. On remarque la blancheur des plans lorsque l’on se trouve sur la propriรฉtรฉ des deux amants, dehors comme ร l’intรฉrieur. Les murs de la maison en construction et la lumiรจre du dehors ont une dominante blanche. De plus, dans une scรจne oรน le jeune couple fait l’amour, l’image du sperme entrant dans le corps de la femme est mis en avant avec la couleur blanche qui ressort.
Le blanc dans Puffball reprรฉsente l’innocence des amants face ร la situation, il ne se rendent pas compte de l’enfer qui les attend mais aussi reprรฉsente l’innocence d’un enfant ร venir. Cette insouciance est brisรฉe par la haine et la violence qui dรฉborde de leur voisine qui les envie dรฉsespรฉrรฉment. Et, cette violence s’incarne dans le rouge du sang dans trois situations. Dans la premiรจre, la jeune femme fait une fausse couche et perd beaucoup de sang qui vient souiller la blancheur de son pantalon (Fig.25).
Le rouge fonctionne ici comme l’envers du blanc, en รฉtant une reprรฉsentation imagรฉe de laviolence souillant l’innocence.
En revanche, le blanc peut aussi avoir un sens ambigu qui lui est propre, de la mรชme maniรจre que l’or et le rouge, en รฉvoquant la figure allรฉgorique du cheval blanc. Le cheval blanc est une allรฉgorie, car il incarne une idรฉe abstraite qui est, nous l’avons dit, l’innocente libertรฉ. Mais, son interprรฉtation est changeante en rapport avec le reste du film qui bouleverse la premiรจre interprรฉtation en impliquant la fatalitรฉ. C’est pourquoi nous proposons l’expression d’innocence condamnรฉe.
Dans trois autres films nous pouvons รฉgalement remarquer la prรฉsence d’un cheval blanc : The Man Who Fell to Earth, Bad Timing et Track 29. Dans The Man Who Fell to Earth, nous voyons un cheval blanc qui galope pendant quelques secondes. Newton le remarque alors qu’il est en voiture avec Mary Lou. Ce court passage quitte le temps du rรฉcit, appuyรฉ par la musique mรฉlancolique des Kingston Trio : Try to remember. Le titre de la chanson qui veut dire ยซ essaye de te rappeler ยป enclenche ensuite le souvenir rรชvรฉ de la famille de Thomas Newton. Dans Bad Timing, il s’agit d’une licorne qui apparaรฎt cette fois-ci sur une tapisserie : La licorne captive. Elle est issue de la sรฉrie de sept tapisseries intitulรฉe La chasse ร la licorne, datant de la fin du XVe siรจcle. Cette tapisserie orne un mur de l’appartement d’Alex.
Enfin, la derniรจre occurrence de la figure du cheval blanc se trouve dans Track 29. Linda (Theresa Russell) est enfermรฉe dans une vie conjugale ennuyeuse et rรชve d’avoir un enfant. Son mari, Henry (Christopher Lloyd), mรฉdecin passionnรฉ par les trains, n’est pas de cet avis. Le cheval blanc apparaรฎt pendant que les personnages font un tour de carrousel.
Quel est le point commun de tous ces moments ? Le cheval blanc, par sa couleur est symbole de puretรฉ, d’innocence mais sa prรฉsence indique pourtant toujours un prรฉsage de danger futur, proche ou plus lointain. Pour reprendre les mots de Joseph Lanza, c’est un prรฉsage d’innocence avant la catastrophe55. Dans The Man Who Fell to Earth, au bout de quarante cinq minutes de film, les plans de Newton commencent ร s’effondrer, il va รชtre dรฉmasquรฉ malgrรฉ sa naรฏvetรฉ de pouvoir sauver sa famille en s’immisรงant dans le monde des humains. Dans Bad Timing, nous pourrions dire que mรฉtaphoriquement, La licorne captive est une image de Milena. Une jeune femme en quรชte d’amour qui pense le trouver enfin avant de s’en retrouver prisonniรจre. Enfin, dans Track 29, dans un flashback de Linda, ร l’รฉpoque oรน elle รฉtait lycรฉenne, elle est sur le cheval blanc d’un carrousel juste avant de se faire violer dans le plan qui suit. Elle perd son innocence et sa virginitรฉ.
La blancheur de l’innocence n’est toujours qu’รฉphรฉmรจre et ne peut รชtre que fatalement profanรฉe par un malheur, une tragรฉdie souvent liรฉe ร la mort. Entendons-lร pas forcรฉment une mort physique mais la mort d’un sentiment de bonheur, de confiance ou d’insouciance.
La couleur agit ainsi quasiment comme un personnage extรฉrieur qui nous invite ร entrer dans la psychologie des personnages ou du film en lui mรชme, c’est-ร -dire le propos du film, son atmosphรจre, ce qui doit รชtre compris. La couleur, par sa simple prรฉsence, fait passer un message sur le rรฉcit oรน sur la pensรฉe intรฉrieure d’un ou plusieurs personnages. C’est pour cela que sa symbolisation est double, opposรฉe et complรฉmentaire ร la fois. L’ambivalence de la symbolique des couleur viendrait peut-รชtre de notre relation naturellement ambivalente avec la couleur selon David Batchelor. ยซ Par ambivalence je veux dire une attraction / rรฉpulsion puissante et simultanรฉe รฉmanant d’un mรชme objet, une coexistence d’รฉmotions contraires. ยป Dans les films du corpus, la couleur est une indication narrative visible mais muette qui oriente l’interprรฉtation. Les couleurs chez Roeg sont hermรฉneutiquement ambivalentes et bien sรปr, les interprรฉtations qui ont รฉtรฉ faites ci-dessus ne sont pas les seules possibles. Il existe รฉvidemment d’autres interprรฉtations, d’autres significations de ces couleurs mais l’idรฉe รฉtait de servir l’argument qui dรฉmontre que la couleur, dans les films de Roeg, est changeante parce que dans beaucoup de cas, les significations s’opposent et se complรจtent en ne se contenant qu’ร l’intรฉrieur d’une seule couleur.
Couleurs de la rupture
La couleur se rapporte ร la notion de fragment non seulement dans le sens fragmentรฉ qu’elle propose mais elle s’y rapporte รฉgalement par la rupture. En dรฉfinissant le fragment en introduction, nous avons indiquรฉ qu’il impliquait aussi l’idรฉe de rupture57. Le fragment, en naissant d’un acte de fragmentation, crรฉe une frontiรจre et donc une rupture entre deux parties d’un objet. L’apparition de la couleur dans certains plans provoque รฉgalement une rupture. Celle-ci se divise en deux. On observe d’une part une rupture plastique et d’autre part une rupture temporelle. La premiรจre est une pause dans le rรฉcit par la contemplation. La seconde agit sur la structure temporelle des films en s’รฉtendant parfois ร la rรฉalitรฉ en faisant rรฉfรฉrence ร une rรฉalitรฉ extรฉrieure dans le cas de The Man Who Fell to Earth.
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Table des matiรจres
Remerciements
Introduction
Enjeux et รฉtat des lieux
Une analyse fragmentรฉe
Premiรจre partie : Des constructions fragmentaires
Chapitre I. Montages alternants
I.1. Formes hermรฉneutiques
I.1.2. Montage ouvert
I.1.3. Montage de circulation
I.1.4. Montage omnivoyant
I.1.5. Montage de reconstitution
I.2. Raccords cicatriciels
Chapitre II. Plans du morcellement
II.1. Miroirs de la division
II.2. Zooms : guides scopiques
Chapitre III. Couleurs signifiantes
III.1. Couleurs ambivalentes
III.1.1. Rouge mortel et sensuel
III.1.2. Or passionnel et destructeur
III.1.3. Blanc innocent et condamnรฉ
III.2. Couleurs de la rupture
III.2.1 Rupture plastique
III.2.2. Rupture temporelle
Deuxiรจme partie : Des temporalitรฉs รฉclatรฉes
Chapitre IV. Mosaรฏques temporelles
IV.1. Perceptions temporelles
IV.1.1. Flash-back รฉquivoques
IV.1.1.1. Le souvenir prรฉsumรฉ
IV.1.1.2. Instabilitรฉs temporelles
IV.1.2. Flash-forward intrusifs
IV.1.2.1. Voyance et prophรฉties
IV.1.2.2. Flashs anticipรฉs
IV.2. Circuits temporels
IV.2.1. รchos temporels
IV.2.2. Boucles temporelles
Chapitre V. Mosaรฏque rรฉfรฉrentielle
V.1. Tableaux prophรฉtiques
V.2. Adaptations fragmentaires
Troisiรจme partie : Des relations chaotiques
Chapitre VI. Des รชtres dรฉstructurรฉs
VI.1. Personnalitรฉs en รฉclats
VI.1.1. Inconstances sentimentales
VI.1.2. Chaos intรฉrieurs
VI.2. Le corps fragmentรฉ
VI.2.1. Fragments รฉrotiques
VI.2.2. Fragments traumatiques
Chapitre VII. L’ambivalence spatio-temporelle
VII.1. Des repรจres perturbรฉs
VII.1.1. Espaces chromatiques signifiants
VII.1.2. Espaces trompeurs
VII.1.3. Espaces et temps dissociรฉs
VII.2. Le temps antagoniste
Conclusion
Filmographie
Bibliographie
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