PLANIFICATION VS. URBANISATION
Avant de traiter des dynamiques de viabilisation des quartiers irréguliers, cette partie porte sur les deux autres pôles de la séquence d’urbanisation : d’un côté la planification comme conception délibérée par les pouvoirs publics de leur action sur la ville, de l’autre les modes d’occupation et de construction des espaces urbains. Il s’agit de poser les cadres conceptuels et de présenter les contextes empiriques de cette recherche. Dans une perspective multiniveau, le cadre planificateur et les dynamiques d’urbanisation constituent les forces environnant le régime sociotechnique et auxquelles doivent réagir les entreprises de services .
Dans les villes en développement, ces deux processus sont considérés comme antagonistes : par définition, la planification urbaine ne peut concevoir ni traiter d’espaces non-planifiés, et l’urbanisation irrégulière constitue une négation des plans urbains. C’est d’ailleurs à partir du constat de leur déconnexion que l’on parle de l’échec de la planification urbaine. Le chaos, le désordre, la crise constituent une rhétorique dominante pour parler des villes en développement, mais que signifie exactement cette idée d’échec ? On entend par là une incapacité des pouvoirs publics à contrôler, ou tout du moins maîtriser la fabrique urbaine, en sous entendant: ‘alors qu’il existe des modèles et des solutions’. Dès lors, dans les débats académiques et politiques, ces modèles dirigistes figés et les modes de croissance des villes en développement semblent irréconciliables, d’où un besoin de refonte de la planification.
Cet appel au renouveau va de pair avec un appel à la réalisation d’études de cas afin de faire émerger de nouvelles connaissances adaptées au contexte des villes en développement. Pour que celles-ci aient de l’intérêt et du sens, elles doivent générer des idées novatrices qui s’articulent à la littérature existante. Par conséquent, les débats théoriques et politiques abordent la planification sous toutes les coutures : ses fins, ses moyens, ses logiques sous-jacentes etc. Toutefois, une question reste en suspens en toile de fond de ces débats, celle justement de l’échec de la planification : dans quelle mesure l’urbanisation irrégulière ne serait-elle pas plutôt un résultat, certes négatif mais voulu, de la planification urbaine (Bhan 2013) ? Pourquoi y voir un échec, et non pas la conséquence logique de décisions prises en toute connaissance de cause ? De manière plus générale, le bien-fondé, la pertinence et l’opportunité de la planification urbaine sont rarement interrogés, ce qui nous pousse à provoquer les cadres d’interprétation habituels : Pourquoi et pour quoi a-t-on besoin de planification urbaine ? En a-t-on réellement besoin ?
One of the most elusive tasks of urban planning in LDCs is the identification of exactly why planning is necessary. For planning to be effective, it must have objectives which have some chances of being achieved. This in turn requires the identification of concrete problems which are amenable to the planning process […]. Rather than regarding planning as an idealised, problemsolving exercise, the way forward in LDCs lies in identifying the limited goals which will make an impact upon specific aspects of conditions within cities. (Soussan 1982: 914) .
Ainsi, plutôt que de se demander si la planification a échoué ou de chercher quelle planification il faudrait mener, cette partie montre la possibilité et l’intérêt de déplacer le regard vers des urbanismes effectivement à l’œuvre (Shatkin 2011). Nous privilégions des cadres d’analyses pragmatiques et des modalités d’action urbaine qui sortent justement de la sphère conceptuelle et opérationnelle conventionnelle de la planification urbaine pour l’aborder sous l’angle des pratiques planificatrices. Le bien-fondé de celles-ci et leur intérêt dans l’analyse émergent du fait même qu’elles sont utiles et utilisées par les acteurs – comme le révèlent les deux études de cas pourtant elles-mêmes très contrastées –, perturbent les schémas d’interprétation habituels et ont donc un potentiel heuristique.
À LA RECHERCHE DE LA PLANIFICATION URBAINE
Que reste-t-il de la planification urbaine ? Suite à l’effondrement du paradigme dominant de la planification urbaine dans les pays occidentaux dans les années 1960, une myriade de nouveaux courants d’analyse ont émergé (Figure 1), s’invalidant les uns les autres dans des débats scientifiques vifs. Présenter ici les grands courants vise simplement à resituer le point de départ de cette recherche : il ne s’agit pas de promouvoir l’un ou l’autre des paradigmes, ni d’évaluer la production scientifique d’un point de vue normatif. Nous suivons ici une approche délibérément plus positive, en cherchant à mettre en valeur les ressources intellectuelles et opérationnelles à disposition de la recherche et de l’action.
La défense d’un renouveau de la planification urbaine, tant sur le plan scientifique que politique, donne lieu à des revendications de nouveauté multiples. Toutefois, cette diversité n’empêche pas que l’interrogation centrale reste celle de la recherche de la bonne planification – qu’il s’agisse d’une théorie scientifique ou d’une technique opérationnelle : si la planification traditionnelle n’est plus valable, comment savoir si l’on fait de ‘bons’ plans (Allmendinger 2002) ? Quelles seraient de ‘bonnes pratiques’ de planification urbaine ? La littérature sur la planification urbaine rend compte de trois types de débats : des controverses théoriques qui contestent sur le plan théorique les présupposés scientifiques de différents types de planification possible ou souhaitable (1), des critiques relatives à la traduction pratique et à l’applicabilité de ces modèles en situation d’action publique (2), et enfin des retours d’expériences provenant notamment du contexte spécifique des villes en développement (3) et qui ont remis en cause l’universalité, l’objectivité et donc plus fondamentalement la légitimité de – la notion de – ‘bonne’ planification. Pour plus de clarté, nous distinguons ici les ‘styles’ théoriques fondés sur des paradigmes scientifiques – tels qu’appelés par les différents courants académiques – des ‘techniques’ opérationnelles et de leurs outils destinés à un usage pratique.
LES MODÈLES DE PLANIFICATION URBAINE
Les controverses scientifiques autour de la planification ont mis à mal le paradigme initial du modèle traditionnel. Sur un registre purement théorique, les revendications de renouveau et de rupture paradigmatiques se suivent et se ressemblent. Au milieu de ces controverses scientifiques, il devient difficile de s’orienter, et surtout, d’en tirer les leçons pour l’action. Sans mener une revue de littérature intégrale – ce qui a déjà été fait (Hillier & Healey 2008) –, l’objectif est ici d’identifier dans cette réflexion les outils à disposition des planificateurs et d’étudier l’articulation entre modèles théoriques et techniques opérationnelles, et la traduction en termes d’action publique des paradigmes scientifiques.
LA PLANIFICATION URBAINE EN PRINCIPE
Depuis les années 1970, une multiplicité de théories planificatrices a émergé : à partir du modèle traditionnel sont apparus des courants pour une planification incrémentale (Lindblom 1959), transactionnelle (Friedmann 1973), interactive (Forester 1989), pragmatique (Hoch 1984a), communicationnelle (Innes 1995), collaborative (Healey 1997), stratégique (Albrechts 2004), structurelle (Baross 1991), engagée (Davidoff 1965), juste (Fainstein 2001), multiculturelle (Sandercock 2000), postcoloniale (Harrison 2006), en termes d’économie politique (Lauria & Whelan 1995), etc. Les lignes de démarcation sont mouvantes et floues, rendant difficile l’identification des rattachements, oppositions et périmètres respectifs.
Les typologies de styles planificateurs
Dans un premier temps, l’analyse de la planification a reposé sur un dualisme entre dimension substantive et dimension procédurale de la planification. Le champ d’étude était divisé entre la ‘theory-in-planning’ traitant du contenu des plans, des objectifs et des visions qui y sont véhiculées, et la ‘theory-of-planning’ centrée sur la planification comme un processus d’action publique, une modalité décisionnelle (Faludi 1973). Cette approche procédurale a pris le dessus dans les débats scientifiques (Taylor 1999) : un bon exercice de planification est considéré comme tout autant, si ce n’est plus, important qu’un ‘bon plan’, suivant l’idée selon laquelle on ne peut aboutir à un bon plan si le processus décisionnel n’est pas bon. Toutefois cette analyse duale est vite devenue trop restrictive pour rendre compte des évolutions postmodernes (Allmendinger 2002).
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Table des matières
INTRODUCTION
1. Les angles morts de la planification urbaine
2. Le chaînon méconnu de la viabilisation
3. La fabrique urbaine ordinaire
PARTIE 1. PLANIFICATION VS. URBANISATION
CHAPITRE 1. À LA RECHERCHE DE LA PLANIFICATION URBAINE
1. Les modèles de planification urbaine
2. La planification urbaine en pratique
3. La planification urbaine à l’export
Conclusion : La planification est morte, vive la planification ?
CHAPITRE 2. DELHI : UNE VILLE PLANIFIÉE DÉPASSÉE
1. Trop de gouvernance, pas assez d’administration
2. Les colonies non-autorisées : l’entre-deux
3. Des services essentiels inégaux
Conclusion : Une planification urbaine centrale et contournée
CHAPITRE 3. LIMA : UNE VILLE ILLÉGALE CONSOLIDÉE
1. L’occupation-autoconstruction comme mode de fabrique urbaine
2. Un cadre national de politiques urbaines originales
3. Le rattrapage progressif des services essentiels
Conclusion : Une planification urbaine négligée et négligeable
CONCLUSION : LA NON-PLANIFICATION URBAINE
PARTIE 2. LA VIABILISATION MALGRÉ TOUT : BRICOLAGES SOCIOTECHNIQUES
CHAPITRE 4. CHANGEMENT TECHNIQUE ET TECHNOLOGIQUE
1. La faisabilité technique n’est pas technique
2. Des modules complémentaires novateurs
3. Des alternatives au réseau refoulées
Conclusion : Le réseau est un et indivisible
CHAPITRE 5. ARRANGEMENTS COMMERCIAUX ET SOCIAUX
1. Du clientélisme au service clientèle
2. Entre responsabilité d’entreprise et action sociale
3. De la coproduction à la contribution
Conclusion : La coresponsabilité
CHAPITRE 6. CRÉATION D’INFORMATION ET INSTITUTIONS
1. Ajuster les règles
2. Générer de l’information
3. Se doter d’un outil de travail
Conclusion : L’informalité institutionnalisée
CONCLUSION : LA VIABILISATION DE QUARTIERS NON-PLANIFIÉS
PARTIE 3. UNE PLANIFICATION MALGRÉ ELLE ? TÂTONNEMENTS ET APPRENTISSAGES
CHAPITRE 7. VRD : VOIRIE ET RATÉS DIVERS
1. Câbles et boyaux
2. La guerre des tranchées
3. Chacun sa route
Conclusion : Y a-t-il un pilote dans la ville ?
CHAPITRE 8. PPP : PROGRAMMATIONS PUBLIQUES ET PRIVÉES
1. Des secteurs publics planifiés
2. Des programmes gouvernementaux autonomes
3. Des stratégies privées programmées
Conclusion : Forget planning and programming, put politics first ?
CHAPITRE 9. GRH : GESTION D’UNE RÉFORME HUMAINE
1. Une entreprise sous influences
2. Mais que fait l’entreprise ?
3. Le consentement à fournir
Conclusion : Des entreprises et des hommes
CONCLUSION : LA VIABILISATION, UNE ACTION NON-PLANIFIÉE
CONCLUSIONS
1. Une urbanisation – pas – comme les autres
2. Le (bon) sens de la viabilisation
3. Une ‘feuille de routes’ pour la planification urbaine
ANNEXES