Depuis les années 2000, les organisations font face à l’émergence d’une culture de la collaboration massive que ce soit dans les entreprises pour la conception de projets de R&D, en informatique pour développer de nouveaux outils, pour financer des projets ou même dans des nouvelles formes de collaboration comme Wikipédia que l’on peut voir apparaître sur internet (Chesbrough, 2006; Hippel & Krogh, 2003; Howe, 2006; Nielsen, 2011; Surowiecki, 2004; Tapscott & Williams, 2006). Cette tendance est à l’inverse d’une perception négative tenace du fonctionnement d’une foule. Elle est issue de nombreuses expérimentations en psychologie réalisées durant le 20è siècle décrivent comment l’individu et les décisions qu’il prend se retrouvent altérées par la psychologie de la foule (Gilovich, et al., 2012; Le Bon, 1908). En effet, une littérature émergente depuis les années 2000 propose une nouvelle approche de la collaboration entre les individus, où l’action collective d’une foule a plus de valeur que la somme des actions individuelles (Lüttgens, Pollok, Antons, & Piller, 2014; Smith, 2009; Surowiecki, 2004). Des études mettent en évidence un ensemble de situations dans lesquelles la perception et la résolution de problèmes sont plus efficaces quand elles sont réalisées par la foule que par des individus seuls (Mollick & Nanda, 2016; Poetz & Schreier, 2012). Pour que la foule atteigne de tels résultats, elle doit présenter ce que Surowiecki (2004) définit comme une forme de « sagesse » qui lui assure une diversité, une indépendance et une décentralisation.
Fort de cette approche, plusieurs organisations scientifiques ont cherché à utiliser la foule au sein de leurs processus en déléguant des tâches qui sont habituellement réalisées en interne (Brokaw, 2011; Buecheler, Sieg, Füchslin, & Pfeifer, 2010; Cooper, Dickinson, Phillips, & Bonney. R., 2007; Franzoni & Sauermann, 2014; Theisz, 2017). Ces organisations « ouvrent » une partie de leur processus à des groupes d’individus non limité en taille et non identifiés par une quelconque expertise ou un relation établie avec l’organisation. Plusieurs exemples dans la littérature montrent l’efficacité de l’ouverture à la foule pour des situations simples, mais également pour des résoudre des problèmes complexes (Franzoni & Sauermann, 2014; Nielsen, 2011).
LES SCIENCES CITOYENNES COMME NOUVELLE FORME D’ORGANISATION SCIENTIFIQUE EPHEMERE
EMERGENCE D’UN NOUVELLE FORME D’ORGANISATION DE LA SCIENCE
En 2007, Kevin Schawinski, alors doctorant en astronomie dans le laboratoire de Chris Lintott à l’Université d’Oxford, cherchait à étudier les galaxies elliptiques qui avaient formé les étoiles les plus récentes. Ses premières hypothèses étaient basées sur un échantillon limité de galaxies que Schawinski avait codé manuellement, mais plus de données étaient nécessaires pour les vérifier. Le groupe de chercheurs auquel il appartient a alors eu l’idée d’utiliser les 930 000 images de galaxies lointaines que le Sloan Digtal Sky Survey (SDSS) avait mis à disposition quelques mois plus tôt. Les images étaient brutes et devaient être codées (type de galaxie, caractéristiques) pour être exploitables. Or les ordinateurs ne sont pas particulièrement bons pour la détection automatique d’images et, la grande quantité d’images disponibles ne pouvait être traité rapidement par une poignée de scientifiques. Les chercheurs ont donc eu l’idée de créer une plateforme en ligne, appelée Galaxy Zoo, dans laquelle n’importe quel volontaire pouvait s’inscrire afin d’aider les scientifiques à classer ces images. La tâche était accessible à tous sans compétence préalable requise et le volontaire était aidé grâce à un tutoriel ainsi qu’un ensemble d’exemples disponibles sur la plateforme. Chaque volontaire devait visualiser les images puis coder six propriétés différentes des objets astronomiques. La participation est devenue rapidement virale, et sept mois après le lancement du projet environ 900 000 galaxies furent codées par plus de 250 000 volontaires uniques. Afin de réduire la probabilité d’un codage incorrect, les galaxies furent codées plusieurs fois par différents volontaires (environ 50 codages par image), pour un total d’environ 50 millions de classifications. A titre de comparaison, ces 50 millions de classifications auraient requis plus de 83 années à plein temps pour un scientifique seul. Les données récoltées par Galaxy Zoo ont permis à l’équipe de chercheurs de mener à bien l’étude initialement prévue, mais ont également été bénéfiques pour d’autres astronomes et la découverte de nouveaux objets astronomiques (Cardamone et al., 2009).
Ce projet est caractéristique d’une tendance forte et des expériences de ce type se sont significativement multipliées ces 10 dernières années (Franzoni & Sauermann, 2014; Houllier, 2016; Wiggins & Crowston, 2011). Foldit, par exemple, est un projet collaboratif incluant plusieurs centaines de milliers de participants, et dont l’objectif est d’améliorer les connaissances scientifiques en biologie sur le repliement des protéines. La plateforme DREAM challenge met en relation des biologistes avec des centaines de spécialistes de l’analyse de données pour résoudre des problèmes de biologie computationnelle. Polymath est un blog qui implique des mathématiciens hautement reconnus avec des amateurs afin de résoudre collectivement des problèmes qui ont longtemps échappé aux approches traditionnelles des mathématiques. Ce phénomène, loin d’être isolé, apparait dans un grand nombre de disciplines scientifiques : microbiologie, médecine, écologie, astronomie, neuroscience, physique, histoire, mathématique pour n’en citer que quelques-unes (Franzoni & Sauermann, 2014; Haklay, 2015; Houllier, 2016; Nielsen, 2011; Wiggins & Crowston, 2011). En Août 2018, le site SciStarter répertoriait plus de 2700 projets de recherche faisant participer des inconnus dans le processus scientifique. Définis entre autres par le terme de science citoyenne (Franzoni & Sauermann, 2014; Hand, 2010; Houllier, 2016; Wiggins & Crowston, 2011), ces projets tirent parti de l’effort fourni par une foule de contributeurs variés.
Les projets de science citoyenne intéressent de plus en plus la communauté scientifique, mais également des structures publiques, des agences de financement qui cherchent à évaluer ses avantages et ses défis potentiels considérables. Par exemple, des revues ont publié des numéros spéciaux autour de la science citoyenne (R. Bonney et al., 2014), et le sujet a été abordé dans le cadre des sciences de gestion dans des médias tels que le Sloan Management Review (Brokaw, 2011). Plusieurs rapports publics font également état de la multiplication de ce type de projet et démontrent de l’intérêt des sphères publiques à s’approprier la question des sciences citoyennes (e.g. Haklay, 2015; Houllier, 2016). Enfin, il existe une réelle volonté de la part de certains Etats d’investir dans le développement de projets de science citoyenne : le gouvernement canadien a lancé un appel à projets « Protection des Grands Lacs » pour lequel il financera tout projet basé sur un principe de science citoyenne ; le gouvernement australien fournit des fonds à toute organisation souhaitant développer des projets scientifiques qui font participer le public ; les sciences citoyennes sont également l’une des cinq orientations stratégiques du nouveau programme de travail 2018 2020 «Une science avec et pour la société» (SwafS) dans Horizon 2020 de la Commission Européenne .
L’appel à la contribution d’un public non-scientifique au sein du processus scientifique n’est pas aussi récent que l’on pourrait le croire. En 1900 par exemple, l’américain Frank Chapman, fondateur du magazine Bird-Lore, proposa aux citoyens de compter les oiseaux à Noël. Cette année-là, 27 observateurs prirent part au comptage à 25 endroits aux États-Unis et au Canada. Le succès de l’initiative poussa les organisateurs à réitérer le processus chaque année à la période de Noël et depuis, les dénombrements ont intégré un nombre croissant d’observateurs. En 2009, les données collectées grâce à ce programme auront permis la rédaction de 350 publications scientifiques autour de la biodiversité (Cohn, 2008; Houllier, 2016). A une époque où les moyens de collecter les données étaient plus réduits, ce type d’organisation offrait deux avantages aux scientifiques : la facilité d’accès à des terrains parfois répartis géographiquement, l’intégration de groupes de personnes concernées (par ex. pour l’installation d’un site nucléaire). Des scientifiques en biologie, écologie, agronomie, ou astronomie ont pu tirer parti de l’implication de volontaires et d’amateurs dans leur domaine pour collaborer avec eux et augmenter leurs ressources expérimentales (Bonney et al., 2009; Callon, Lascoumes, & Barthe, 2001).
LA SCIENCE CITOYENNE COMME ORGANISATION SCIENTIFIQUE EPHEMERE
Actuellement, la littérature continue de cumuler les initiatives des projets de science citoyenne et de présenter des exemples, généralement des « success stories ». Bien que certains scientifiques cherchent à rationaliser le processus (Franzoni & Sauermann, 2014; Haklay, 2015; Houllier, 2016; Wiggins & Crowston, 2011), les exemples d’application restent pour l’heure plutôt considérés comme des évènements ponctuels (Brokaw, 2011; Nielsen, 2011). La mobilisation d’un public au sein du processus de production de connaissance est encore largement transparente du point de vue des institutions scientifiques traditionnelles. Si les participants sont cités comme auteurs dans les publications (e.g. Cranshaw & Kittur, 2011; Khatib et al., 2010), leur place au sein du modèle de production de connaissances n’est pas considérée, et ils échappent pour le moment à un système normé et reconnu. Le manque d’analyse actuel pointe qu’il y a besoin d’étendre, si ce n’est de concevoir un cadre conceptuel adapté.
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Table des matières
Introduction générale
scientifique éphémère
Partie 1 – Etudier la performance des projets de science citoyenne dans un processus « data-driven »
Chapitre 1 – Les limites des modèles de gestion pour étudier l’ouverture par les projets de « science citoyenne »
1. Les projets de science citoyenne comme organisation scientifique éphémère
2. Modèle de performance de la production scientifique traditionnelle : trois échelles de coordination
3. Le crowdsourcing comme modèle de performance dominant pour étudier l’ouverture à la foule
4. Performance dans la répétition des projets de science citoyenne
Chapitre 2 – Le contexte des données comme cadre d’étude : l’effet de l’avalanche des données sur le processus scientifique
1. La transformation par les données comme cadre impensé pour l’étude de l’ouverture
2. La formulation des hypothèses scientifiques : de la science « knowledge-driven » à la science « datadriven »
3. Questions de recherche
Chapitre 3 – Approche méthodologique et présentation du matériel de recherche
1. Itinéraire et cadre méthodologique général de la thèse
2. Contexte des terrains de recherche dans leurs domaines de science
3. Synthèse de l’itinéraire de recherche et des méthodes choisies
Partie 2 – Elaboration d’un cadre d’analyse des projets de science citoyenne
Chapitre 4 – Répartition des activités scientifiques entre acteurs et remplacement du scientifique dans le processus : approche historique
1. Etudier l’histoire pour déterminer les limites de l’ouverture de la science
2. Du 17è au 19è siècle : redéfinir le rôle du scientifique face aux fabricants d’instruments scientifiques
3. Du 19è siècle à nos jours : ouverture des disciplines scientifiques aux laborantins et aux statisticiens
4. Ouverture du processus scientifique dans le cadre de la science data-driven
Chapitre 5 – Modèle formel des activités déléguées du processus de découverte scientifique : notion de « tâche couplée » et critères de performance
1. Présentation du modèle général
2. Tâche élémentaire, recette, résolution de problème et performance
3. Résolution de problèmes vs formulation de problèmes : la notion de « tâche couplée »
4. Performance et capitalisation dans les tâches
Chapitre 6 – Gestion de la productivité d’une foule : performance et risque de pertes durant et entre les tâches
Performance durant les projets de science citoyenne : capitalisation par agrégation et capitalisation croisée
Performance entre les tâches : capitalisation séquentielle
Synthèse des situations de gestion de l’ouverture
Partie 3 – Analyse et expérimentation de dispositifs organisationnels
Chapitre 7 –Pilotage de la performance durant les projets avec incertitude : fonctionnement et impact de la « capitalisation croisée »
1. Initiatives émergentes pour réunir scientifiques et experts en analyse de données : le cas du RAMP
2. Cas d’études : le Drug spectra et le HEP challenge
3. Comportement des participants durant les phases fermées et ouvertes
4. Processus d’exploration et impact de la phase fermée sur la phase ouverte
5. Gérer la capitalisation dans la résolution de problèmes
Chapitre 8 – Pilotage de la performance des projets de science citoyenne répétés : les dispositifs de gestion de la « capitalisation séquentielle »
1. Elaboration du programme Epidemium : organisation, financement
2. Le programme Epidemium comme la résolution d’une tâche couplée
3. Exploration et production durant le premier Challenge4Cancer
4. Organisation et dispositifs de gestion au sein d’Epidemium
Chapitre 9 – Gestion des tâches couplées par projets successifs par extension des critères de performance
1. Bilan global du deuxième challenge
2. Exploration des espaces et évaluation de la production
3. Effet de la capitalisation séquentielle : extension de l’espace des hypothèses et de la fonction de valeur.
Chapitre 10 – Implications managériales : organisation et apparition de la figure de « gestionnaire des foules»
1. Structure organisationnelle et rôle managérial pour les projets de science citoyenne
2. Le rôle du gestionnaire de foules
3. La place du gestionnaire de foule dans le processus
Conclusion