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Le cas des milieux granulaires
Nous avons choisi d’étudier cette transition dans un système granulaire. Avant de détailler les spécificités de ces matériaux et ce qu’on sait de leur transition de blocage, nous aimerions souligner les enjeux associés à leur compréhension sur les plans industriel et scientifique.
Enjeux industriels La matière granulaire sèche, au delà de sa présence naturelle ex-trêmement abondante sous forme de sable, offre de nombreux avantages industriels, en particulier du point de vue de la production, du stockage et du transport, ce qui rend son usage systématique et lui confère la seconde place en termes de volumes transportés par l’homme, juste après l’eau. On pense en particulier aux industries agro-alimentaire, phar-maceutique, ou encore à la construction. Nous allons illustrer les problèmes associés à la rigidité de ces matériaux aux travers de deux exemples.
Le premier concerne le stockage des grains. Lorsqu’un silo dont la hauteur est grande devant sa largeur typique est rempli de grains, le poids apparent mesuré au fond sous-estime largement le poids total de grains qu’il contient. C’est l’effet Janssen [17], aujour-d’hui bien compris [18]. Il est dû à l’apparition de voûtes dans le réseau des forces qui s’établissent dans le matériau lors de sa création. Ces voûtes transforment la quasi totalité du poids des grains en forces sur les parois latérales, et le poids mesuré au fond corres-pond à celui des grains sur une hauteur équivalente de l’ordre de l’extension horizontale typique du silo. Cet effet, déterminant en particulier dans les problématiques de dimen-sionnement de contenants pour les matériaux granulaires, a des contreparties dynamiques [19] qui sont encore mal comprises.
Le deuxième exemple est celui de la fragilité des assemblées granulaires en géné-ral. Ce type de matériau est largement utilisé dans la construction de nombreux ouvrages comme les digues ou les remblais. Le compromis entre porosité et rigidité est très subtil et lui aussi très mal compris. Cette compréhension est pourtant déterminante pour parvenir à des prescriptions réalistes sur le dimensionnement de ces ouvrages. Bien sûr, les ingé-nieurs n’ont pas attendus les physiciens pour parvenir à de telles prescriptions, mais les mécanismes microscopiques qui pilotent l’apparition d’une rigidité dans une assemblée de grains ne sont pas compris. Nous reviendrons longuement sur cette question puisqu’elle est au coeur de la seconde partie de notre travail.
Il y a donc une vraie demande de solutions du coté de l’industrie, demande qui est comme nous allons le voir relayée par une recherche scientifique abondante et vivace.
Enjeux scientifiques Malgré quelques précurseurs de génie comme Coulomb ou Rey-nolds, les physiciens ne se sont appropriés les problématiques liées aux matériaux gra-nulaires qu’après guerre, notamment avec les travaux de Bagnolds sur les écoulement [20]. L’engouement des physiciens pour le sujet a révélé une grande richesse phénomé-nologique et a mis à jour une vaste gamme de problèmes de physique difficiles. Le plus frappant de ces problème est celui de l’angle de talus. Il n’existe pas à ce jour de théorie qui prédise l’angle de repos d’un tas de grains sur une surface plane à partir des carac-téristiques élémentaires des grains ! Une autre problématique scientifique à laquelle à été dévouée beaucoup d’énergie ces vingt dernières années est celle des avalanches. Là en-core, la compréhension de ce phénomène, largement répandu dans la nature et qui pose des problèmes pratiques réels, est loin d’être complète. Ces deux problèmes sont liés à la transition solide/liquide de ces systèmes que nous nous proposons d’étudier.
Le défi scientifique posé par les milieux granulaires est de taille, et s’avère en fait au coeur de questions plus générales de physique classique. Nous allons pour préciser ce point évoquer deux situations dont la matière granulaire constitue un paradigme.
La première est celle des systèmes athermiques. Ces systèmes sont par définition dé-crits par un nombre macroscopique de degrés de liberté qui ne se couplent pas au bain thermique. La turbulence, ou encore une colonie de bactéries, en sont des exemples. Une assemblée macroscopique de grains secs est un système athermique a priori très simple, et constitue donc un bon système modèle pour aborder l’élaboration d’une description systématique de la physique dont ces systèmes sont le siège.
La seconde classe de système à laquelle appartient la matière granulaire est celle des systèmes désordonnés. L’influence du désordre est relativement bien comprise dans le cas d’un désordre gelé, comme dans les verres de spin, pour lesquels la méthode des répliques permet d’expliciter le diagramme de phase et de comprendre la nature des transitions pilotées par la présence de ce désordre [21, 22]. Au contraire, lorsque le désordre évolue dynamiquement et de manière endogène, comme dans les liquides, sa prise en compte est plus difficile et l’origine des propriétés notamment de rigidité mais aussi de relaxation des solides obtenus au delà de la transition vitreuse, appelés verres structuraux, est sujette à d’intenses débats dans la communauté [23]. Là encore, la matière granulaire contient ce type de désordre et constitue une réalisation expérimentale de système désordonné particulièrement accessible à l’observation.
On comprend donc qu’au delà des questions spécifiques à tel ou tel système granulaire particulier, ce type de matériau se situe à la convergence de problématiques scientifiques d’actualité dont la portée dépasse de loin la simple mécanique, et qui interrogent en parti-culier les fondements de la physique statistique. Il constitue de ce point de vue un système modèle bien adapté pour aborder ces problématiques.
Spécificité de la matière granulaire
Nous allons maintenant préciser ce que nous entendons par matériau granulaire. Nous détaillerons les descriptions existantes de ces systèmes, en soulignant la nécessité d’une approche statistique à la compréhension unifiée de leur phénoménologie. Nous présente-rons enfin différentes approches permettant d’envisager une telle description.
Définition
Les matériaux granulaires sont caractérisés par trois propriétés principales. D’abord, ils sont composés d’un très grand nombre de constituants élémentaires macroscopiques, les grains. Dès l’antiquité, un tel nombre impressionnait les plus grands esprits. Archi-mède, dans « L’Arénaire », invente un système moderne de numération suffisamment gé-néral pour pouvoir envisager un tel décompte. « Certains hommes estiment, roi Gélon, que le nombre de grains de sable est infiniment grand, et j’entends non seulement le sable de Syracuse et du reste de la Sicile, mais encore celui qui est répandu dans toute la terre, habitée ou inculte. D’autres, tout en ne considérant pas ce nombre comme in-finiment grand, pensent qu’il n’existe pas de nombre exprimable assez grand pour dé-passer la quantité des grains de sable ». Pour se donner une idée de ce qu’on entend par « grand » ici, on peut évaluer l’ordre de grandeur du nombre de grains contenus dans un litre de sable de plage. Un grain typique a un rayon r = 100µm, soit un volume Vg = 43 πr3 ≈ 4.10−12m3. Si on remplit naïvement notre bouteille, la fraction volu-mique occupée par les grains est typiquement de l’ordre de φ ≈ 60%. On obtient donc N = 0.6 ∗ 10−3/4.10−12 ≈ 108 grains. Ensuite, ces systèmes ne sont pas soumis à l’agi-tation thermique. Ce sont des sytèmes athermiques. En effet, à température ambiante T = 20˚C = 293.15˚K, l’énergie thermique élémentaire par degré de liberté vaut ET = kBT = 1, 38.10−23 ∗ 293.15 ≈ 4.10−21 Joules. Or l’énergie caractéristique d’un grain au repos peut être évaluée par Eg = ρVg g r = 2.103∗4.10−12∗9.81∗10−4 ≈ 4.10−10 Joules. Plus de dix ordres de grandeur séparent ces énergies, et on comprend que l’agi-tation thermique n’est pas suffisante pour mettre en mouvement un grain individuel. En-fin, ces systèmes présentent dans les situations courantes différentes sources de désordre. D’abord, contrairement aux atomes d’un solide, les grains d’une assemblée granulaire ty-pique sont tous géométriquement différents. Ensuite, ils peuvent avoir des tailles très va-riées. Enfin, même dans une situation idéalisée où les grains sont des sphères d’une seule taille, la friction statique déterminante dans la stabilité des empilements est une force à seuil qui peut prendre différentes valeurs pour une même configuration géométrique des grains. On comprends donc que d’une part, un empilement granulaire est génériquement amorphe, et que d’autre part, la simple donnée des positions des grains ne suffit pas à le décrire.
Description mécanique, description statistique
Un milieu granulaire se présente naturellement sous différents états macroscopiques : un tas de sable est un solide, mais le sable peut s’écouler et s’apparente alors à l’état liquide. S’il est peu dense et fortement agité – par exemple en suspension dans un écou-lement d’air – il se trouve dans un état macroscopique qui s’apparente à un gaz. Une des-cription mécanique de ces matériaux distingue naturellement ces différents états. Dans l’état gazeux, cette approche mécanique, qui donne lieu à une hydrodynamique, peut être dérivée d’une théorie statistique basée sur l’équation de Boltzmann, appelée théorie ciné-tique [24, 25, 26]. Dans ces situations, la notion de température cinétique est bien adaptée à la caractérisation macroscopique des propriétés du système ainsi qu’à leur fluctuations. Au contraire, dans l’état liquide, la rhéologie de ces systèmes se situe à un niveau de compréhension phénoménologique qui manque de fondements statistiques ; de même, la mécanique de l’état solide peut être décrite par des approches du type milieu effectif qu’on ne sait pas clairement relier aux propriétés microscopiques des grains. C’est donc à ces aspects statistiques de la description des états solides et liquides que nous allons nous intéresser dans ce travail.
Comme nous l’avons dit, la première situation qui a reçu l’attention des physiciens est celle dans laquelle un matériau granulaire se trouve en écoulement. L’écoulement peut être intermittent, gouverné par des avalanches successives [27, 28, 29], ou continu. De nombreux travaux ont été dévoués à la caractérisation des écoulements continus, mais il a fallu attendre 2004 pour qu’émerge un début de compréhension unifiée des données disponibles. Cette compréhension résulte d’un effort collectif et s’est traduite par l’identi-fication d’une loi rhéologique pour un fluide granulaire dense en écoulement stationnaire [30]. Cette rhéologie fait cependant intervenir une longueur caractéristique de cohérence , qui doit être extraite des données, et dont l’origine statistique n’est pas déterminée. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion de ce travail.
Du point de vue de la mécanique, la phase solide d’un système granulaire se comporte de manière élastique aux grandes échelles de longueur et au petites échelles de temps. Bien entendu, l’élasticité en question n’est pas linéaire, et la forme précise de la relation contrainte/déplacement est un sujet de recherche actif [31]. Cependant, il a été montré numériquement [32, 33] que la réponse du réseau des forces entre particules à une augmentation locale de pression est hétérogène en deçà d’une certaine échelle de longueur. Cette longueur dépend de la pression de confinement de l’assemblée. Ce phé-nomène est illustré par la figure 1.1. L’approche mécanique échoue donc pour décrire le comportement microscopique du solide granulaire.
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Table des matières
Introduction
1 Problématique
1.1 La transition de Jamming
1.1.1 Présentation générale
1.1.2 Le cas des milieux granulaires
1.2 Spécificité de la matière granulaire
1.2.1 Définition
1.2.2 Description mécanique, description statistique
1.2.3 Physique statistique dans les systèmes athermiques
1.3 Le point de vue du déblocage
1.3.1 Rigidité dans les solides amorphes
1.3.2 Modes mous
1.3.3 Rôle de la friction
1.3.4 Quelques résultats
1.4 Le point de vue du blocage : analogie avec les verres
1.4.1 Éléments de phénoménologie des verres
1.4.2 Analogie macroscopique
1.4.3 Analogie microscopique
1.5 Problématique
1.5.1 Existence d’une description thermodynamique ?
1.5.2 Quels sont les paramètres intensifs pertinents ?
1.5.3 Quelle est la nature de la transition de blocage ?
2 Cas statique : Statistique du volume libre dans les empilements
2.1 Motivation et contexte
2.1.1 Motivation
2.1.2 Contexte théorique
2.2 Dispositif expérimental et Résultats
2.2.1 Dispositif expérimental
2.2.2 Résultats
2.3 Discussion
2.3.1 Origine physique d’écart à l’extensivité
2.3.2 Interprétation des paramètres e et e
2.3.3 Conséquences pour le formalisme thermodynamique
3 Cas dynamique : A la traversée de la transition de blocage
3.1 Dispositif et phénoménologie
3.1.1 Dispositif expérimental
3.1.2 Phénoménologie
3.2 Relaxation : Diffusion et corrélations temporelles
3.2.1 Propriétés de diffusion
3.2.2 Corrélation temporelle du champ de densité
3.3 Relaxation : Hétérogénéités spatiales
3.3.1 Hétérogénéités dynamiques
3.3.2 Relation de fluctuation dynamique
3.4 Discussion
3.4.1 Résultats
3.4.2 Interprétation
3.4.3 Perspectives
Conclusion
Annexe
Bibliographie
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