L’ensemble des sociétés actuelles est essentiellement fondé sur une utilisation intensive de l’énergie. Sans énergie, pas de transport, pas d’électricité, pas de chauffage ni de refroidissement, pas d’activité industrielle. Ainsi, la production d’énergie apparaît comme un enjeu majeur, si ce n’est l’enjeu principal du XXIième siècle. En outre, il semble fondamental de penser cette question en deux temps : à court et moyen termes d’une part afin de satisfaire la demande croissante en énergie due à la croissance démographique mondiale et à l’évolution vers des sociétés de plus en plus énergivores ; à long terme d’autre part, afin de permettre aux générations futures de se développer et d’exploiter à leur tour des ressources de la Terre.
Dès lors, la question de la nature des sources d’énergie et de leur mode d’exploitation demeure centrale afin de garantir la réalisation de ces deux objectifs. Naturellement, il convient de définir ce qu’est l’énergie. L’énergie c’est la transformation de la matière. L’ébullition de l’eau, une réaction chimique ou encore la mise en mouvement d’un corps, c’est de l’énergie. Produire de l’énergie signifie donc transformer de la matière, souvent de manière irréversible, c’est donc transformer notre monde. Or, ce monde est fini et possède de fait des ressources finies. L’enjeu réside alors dans les transformations à réaliser : quelle matière peut-on transformer et avec quel gain ? A titre d’exemple, les réserves fossiles actuelles, héritées de millions d’années de travail biologique et géologique, permettraient de fournir les besoins pendant deux ou trois siècles tout au plus.
Sans même parler de l’acheminement de l’énergie, c’est-à-dire des flux, étudions les stocks, c’està-dire les réserves disponibles. Il s’agit alors bien évidemment d’étudier la matière disponible mais aussi les processus de transformation permettant de récupérer de l’énergie ainsi que leur rentabilité énergétique : pour une quantité donnée de matière transformable, quelle quantité d’énergie peut-on récupérer ? De l’intensité relative des interactions fondamentales régissant les lois de la Nature (gravitationnelle, électromagnétique, faible et forte), découle le « potentiel énergétique » de chaque transformation de matière. Ainsi, pour produire 1 kilo Watt-heure (kWh), plusieurs tonnes de matières doivent être mises en jeu lorsqu’elles sont mécaniquement transformées (pesanteur, cinétique) contre quelques kilogrammes lorsqu’elles sont chimiquement transformées (combustion, électrochimie), ou encore quelques mg lorsque les réactions sont d’origine nucléaire.
Par unité de matière, les réactions de fusion sont les plus performantes et représentent ainsi aujourd’hui un objectif scientifique de long terme, dans lequel s’inscrit par exemple le projet ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor). Les réactions de fission nucléaire sont quant à elles maîtrisées depuis maintenant plus de 70 ans. La France a été, avec les Etats-Unis et le Royaume Uni, pionnière dans l’utilisation industrielle de cette source d’énergie très condensée au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. L’utilisation de l’énergie issue des transformations nucléaires a par exemple permis le développement de nouvelles générations de sous-marins, dits à propulsion nucléaire, augmentant considérablement les possibilités de ces bâtiments militaires.
Plusieurs générations de réacteurs nucléaires électrogènes se sont alors succédé, témoins des avancées scientifiques, du retour d’expérience d’exploitation et des évolutions sociétales. A titre d’exemple, le développement des techniques d’enrichissement de l’uranium a permis la conception des réacteurs industriels à eau légère et pressurisée. De même, les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl ou encore Fukushima ont élevé les exigences de sûreté et de transparence.
Aujourd’hui, compris au sens nucléaire c’est-à-dire depuis une décennie et pour la prochaine décennie également, nous sommes à un tournant stratégique, notamment dû à la durée de vie des réacteurs. Dans les pays pionniers en termes de réacteurs électrogènes, les réacteurs de la génération I sont à l’arrêt et en cours de démantèlement; et les premiers réacteurs à eau sont progressivement mis à l’arrêt. Leur renouvellement concentre donc un intérêt de première importance. En France, les 58 réacteurs actuellement en fonctionnement (en 2017) fournissent près de 80% de l’électricité. On compte également de nombreux pays « nouveaux arrivants », dans lesquels des réacteurs vont être installés à l’échelle industrielle (ou leur nombre croître grandement), le choix de la technologie est donc au cρur des préoccupations. De ce fait, la recherche sur les réacteurs tend à répondre à ces besoins en permettant :
❖ une exploitation plus sûre ; c’est notamment l’objectif de l’EPR (Evolutionary Power Reactor), plutôt conservateur vis-à-vis de la physique des réacteurs en reprenant la technologie bien maîtrisée des REP mais révolutionnaire du point de vue de la sûreté ;
❖ le développement de réacteurs optimaux au sens de la physique des réacteurs, et notamment plus indépendants vis-à-vis des stocks d’Uranium afin d’inscrire l’énergie nucléaire dans une dynamique de développement durable.
Physique nucléaire : caractéristiques et interactions entre noyaux
Découverte de la fission
La découverte de la radioactivité artificielle grâce à des particules ơ du polonium sur différents matériaux valut en 1934 le prix Nobel à Frédéric Joliot-Curie. Enrico Fermi comprit alors que l’on pouvait aussi produire de la radioactivité artificielle à partir des neutrons. Puis, il fut surpris que la réaction de neutrons sur des noyaux d’uranium ou de thorium conduise à l’apparition de plusieurs éléments. Otto Hahn, Fritz Strassmann et Lise Meitner mirent expérimentalement en évidence qu’il s’agissait d’une scission du noyau initial. La fission était alors découverte ! Puis au début de l’année 1939, Frédéric Joliot découvre avec Halban et Kowarski que la fission d’un noyau d’uranium est toujours accompagnée de l’émission de deux à trois neutrons. Immédiatement, les scientifiques comprennent que si l’on parvient à orienter ces neutrons produits vers de nouveaux noyaux d’uranium, d’autres fissions surviendront. C’est la naissance du principe de réaction nucléaire en chaîne :
neutrons → fissions → neutrons → fissions → neutrons → …
La fission nucléaire est une réaction fortement exothermique, libérant autour de 200 MeV par noyau fissionné [James, 1969]. L’entretenir permet alors de récupérer une quantité très importante d’énergie dans un volume fort réduit comparé aux autres sources d’énergie (mécanique ou chimique par exemple). Pour entretenir la réaction en chaîne il convient alors d’orienter de manière efficiente le parcours des neutrons dans la matière. On peut alors dès à présent définir la neutronique comme « l’étude du cheminement des neutrons dans la matière » [La neutronique, 2012].
La fission ? Pas uniquement…
Si la réaction de fission est à la source de l’entretien de la réaction, de nombreuses autres réactions peuvent se produire à partir d’un même neutron incident. En effet, il peut interagir de différentes façons, y compris pour un même noyau cible. On distingue deux grandes familles de réaction : les réactions de diffusion et les réactions d’absorption.
Réactions de diffusion
On dénombre deux types de réactions de diffusion :
● diffusion potentielle où il n’y a pas formation d’un noyau composé : le neutron incident reste « à distance » du noyau, la diffusion du neutron est réalisée par la barrière de potentiel du noyau.
● diffusion résonante, le neutron entre dans le noyau formant alors un noyau composé excité. Il peut se désexciter en émettant un neutron : après réaction un nouveau système noyau-neutron est ainsi obtenu justifiant la notion de diffusion. L’unique différence entre le système initial et final réside dans la répartition d’énergie à l’intérieur du système, entre le neutron et le noyau. Ainsi, si la répartition en énergie du système neutron-noyau est conservée, la diffusion résonante est dite élastique et est notée (n,n). Si la répartition en énergie du système neutron-noyau est modifiée, la diffusion résonante est dite inélastique, et est notée (n,n’). Ce dernier cas apparaît principalement avec des neutrons incidents fortement énergétiques, laissant le noyau dans un état excité.
Réactions d’absorption
Suite à la formation du noyau composé, ce dernier peut aboutir à la création d’un système différent du couple neutron-noyau initial. Dans ce cas, le neutron incident est dit absorbé. La désexcitation du noyau composé peut prendre des formes très distinctes aboutissant à des systèmes fort différents :
– Fission, notée (n,f) : le noyau composé est scindé en deux (ou trois) fragments de fission accompagnés de l’émission d’un ou plusieurs neutrons, généralement deux à trois, ainsi que de rayonnements ƣ.
– Capture radiative, notée (n,ƣ) : le noyau composé retrouve un état fondamental en émettant un ou plusieurs photons, aussi appelés rayons gamma. Le noyau A X devient A+1 X
– D’autres réactions émettant diverses particules : plusieurs neutrons sans fission, notée (n, xn) (un cas classique est 2, réaction notée (n,2n)), des particules chargées comme l’émission d’un proton par une réaction (n,p) ou d’une particule alpha (réaction (n,α))… Ces réactions sont dites « à seuil » c’est-à-dire qu’un apport conséquent d’énergie est nécessaire pour que la réaction ait lieu. Elles n’interviennent donc que pour des neutrons de haute énergie .
Notion de section efficace
Une fois ces différentes réactions définies, la question naturelle qui apparaît est : quelle réaction choisir ? La réponse n’est pas directe et n’est surtout pas de nature déterminée. En effet, pour un neutron incident d’énergie E déterminée réagissant sur un noyau X, toutes les réactions précédemment citées sont possibles, mais avec des probabilités différentes. C’est la notion de section efficace.
Section efficace microscopique
Une section efficace microscopique désigne une probabilité, proportionnelle à la taille du noyau, raison pour laquelle elle est homogène à une surface. Très grossièrement, tout se passe comme si le noyau « paraissait » plus ou moins gros en fonction de l’énergie et la direction du neutron incident. Ces probabilités sont directement liées à la nature quantique des noyaux, des neutrons et de leur interaction, notamment par l’intermédiaire de leurs longueurs d’onde.
On constate alors que cette section efficace présente plusieurs comportements, en fonction de l’énergie du neutron incident :
– Domaine thermique lorsque E < 1 eV : les sections efficaces varient linéairement en échelle logarithmique.
– Domaine des résonances résolues lorsque 1 eV < E < quelques keV : des variations brutales de grande amplitude sont observées, ce sont les résonances dites résolues car bien distinctes les unes des autres.
– Domaine des résonances non résolues jusqu’à quelques centaines de keV : la largeur des résonances est souvent supérieure à leur espacement limitant leur identification individuelle. Des traitements statistiques sont alors utilisés.
– Domaine du continuum au-dessus de quelques centaines de keV : les sections efficaces ne présentent plus de résonances.
La théorie relative au comportement des sections efficaces dans ces différents domaines énergétiques est présentée dans [Archier, 2011 ; Privas, 2015].
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Table des matières
INTRODUCTION
PARTIE I Neutronique « adaptée »
CHAPITRE 1 : Eléments de physique
I Dans l’infiniment petit
II Physique nucléaire : caractéristiques et interactions entre noyaux
III Décrire la vie des neutrons : l’équation de Boltzmann
IV Vers une vision « macroscopique » de la neutronique
CHAPITRE 2 : Neutronique expérimentale
I Présentation des réacteurs nucléaires expérimentaux
II Expériences intégrales et différentielles
III Instrumentation et mesures associées
IV Variabilité spectrale dans les réacteurs de puissance nulle
CHAPITRE 3 : Théories des perturbations
I S’éloigner de l’état critique : la théorie des perturbations standard
II Sensibilité d’un paramètre à une donnée d’entrée : théorie des perturbations généralisée
III L’incertitude des données nucléaires : propagation et représentativité
CHAPITRE 4 : Coupler différentes zones ς théorie d’Avery et développements ultérieurs
I Théorie d’Avery : échanges de neutrons
II Vers les matrices de fission
PARTIE II Spécificités physiques et optimisations de conception neutronique des cœurs couplés thermique-rapides
CHAPITRE 5 : Historique des programmes expérimentaux : identification des forces et faiblesses
I RB Fast-Thermal core (ex-Yougoslavie)
II Programmes dans MINERVE (France)
III – Programmes SEG dans Rossendorf Ringzonen-Reaktor (Allemagne)
IV – Conséquences sur l’orientation des travaux de thèse
CHAPITRE 6 : Optimisation des configurations couplées thermique-rapides
I Modélisation numérique et indicateurs de performance
II Les conditions neutroniques cibles
III Convertir un spectre thermique en spectre rapide
IV Modeler la « dureté » de spectre : impact de la zone de transition (ZT)
V Présentation d’une configuration optimisée
VI Validation de la configuration optimisée par calcul Monte-Carlo
CHAPITRE 7 : Evaluer la dépendance aux zones périphériques
I Une première idée : modifications de la zone nourricière
II Représentativité des indices de spectre
III – Décomposition des effets en réactivité par perturbation exacte
IV Perspective : utilisation de l’approche TFM pour une étude qualitative du couplage
CHAPITRE 8 : Etudes support à la définition d’un programme expérimental
I Comportement en cas d’inondation de la zone en air
II Pré-dimensionnement d’échantillons
III Séparation des effets en réactivité par la méthode d’emphase spectrale
PARTIE III Conception de configurations « épi-thermiques » et application à la fabrication de poudres MOx
CHAPITRE 9 : Présentation d’une configuration ciblant le domaine énergétique 10 eV – 10 keV
I Présentation des outils : schéma de calcul et indicateurs de performance
II Optimisation progressive et choix des matériaux
III Présentation d’une configuration efficace
IV Comparaison code à code : éléments de validation
CHAPITRE 10 : Application à la sûreté/criticité
I Présentation du benchmark de référence
II L’utilisation des mesures par oscillation comme source d’information
III Vers une assimilation des données nucléaires
CHAPITRE 11 : Sensibilité des petits effets en réactivité
I Mise en évidence d’incohérences sur la méthode EGPT vis-à-vis des petits effets en réactivité
II Réflexions sur la formulation théorique des sensibilités
CONCLUSIONS