Physique à la base de la filamentation d’impulsions courtes
Les principaux mécanismes physiques à la base de la filamentation d’impulsions femtosecondes sont aujourd’hui bien compris. On sait que le régime de propagation autoguidée est donné principalement par un équilibre, spatialement et temporellement local, entre trois effets. D’une part l’effet Kerr optique induit l’auto focalisation du faisceau laser [2], à un moment donné l’intensité de l’impulsion auto-focalisée devient suffisamment grande pour ioniser le milieu ; d’autre part, le plasma généré par ionisation a un effet défocalisant. Un effet défocalisant est présent pendant toute la propagation de l’impulsion aussi à cause de la diffraction, qui donc renforce l’effet défocalisant du plasma, et on sait bien que la diffraction est d’autant plus forte que la taille du faisceau est petite. Le régime autoguidé est donc principalement le résultat d’une compétition dynamique entre ces trois effets.
L’auto-focalisation est un effet à seuil, il y a une certaine valeur de la puissance de l’impulsion au-delà de laquelle un faisceau gaussien est auto-focalisé. Cette valeur est appelée ‘puissance critique’ et indiquée par Pcr [2]. Pour ioniser le milieu le long de sa propagation autoguidée, l’impulsion perd de l’énergie (voir Chapitre II) et donc de la puissance. Lorsque la puissance de l’impulsion descend en dessous de la puissance critique l’effet d’autofocalisation s’arrête et il ne peut plus contrebalancer le pouvoir défocalisant du plasma et de la diffraction, donc la filamentation s’arrête. La distance que l’impulsion aura parcouru en régime autoguidé sera toutefois supérieure à la longueur de Rayleigh. La longueur de Rayleigh est définie comme la distance nécessaire pour que la taille de l’impulsion augmente d’un facteur √2 . Cette longueur est directement proportionnelle au carré du rayon (demi largeur à 1/e2 du profil de fluence) du faisceau et inversement proportionnelle à la longueur d’onde centrale de l’impulsion. Un filament formé avec un laser de 800nm de longueur d’onde dans l’air possède un rayon de 50-100µm environ, ce qui fait une longueur de Rayleigh de quelques centimètres. Cette valeur doit être comparée avec les plusieurs mètres de propagation autoguidée qu’on observe expérimentalement dans l’air, comme on l’a dit auparavant.
La dynamique qu’on vient de décrire pour la propagation autoguidée est un peu simpliste, elle est toutefois utile pour se faire une idée phénoménologique d’un processus non linéaire qui, autrement, serait trop compliqué à décrire. En fait d’autres mécanismes physiques, comme la dispersion de la vitesse de groupe ou encore des effets de couplage spatiotemporel [10], jouent aussi un rôle important dans le processus de filamentation. En général la propagation autoguidée est assez bien décrite par une équation différentielle paraxiale complexe appelée ‘équation de Schrödinger non linéaire’ . Depuis des années notre groupe collabore avec le Dr. Arnaud Couairon, un physicien théoricien de l’Ecole Polytechnique, qui a développé un code pour la résolution numérique de l’équation de Schrödinger non linéaire.
Applications de la filamentation
La filamentation est un phénomène très riche, qui peut se prêter à beaucoup d’applications. Le fort élargissement du spectre de l’impulsion, dû à l’auto-modulation de phase [11] et à l’interaction avec le plasma généré pendant la propagation autoguidée, est responsable de la conversion de la lumière du laser en un continuum de lumière blanche, avec un taux de conversion relativement important, jusqu’à 7% dans l’air. Ce continuum de lumière, qui couvre pratiquement tout le spectre du visible, peut être exploité pour des diagnostics à distance de l’atmosphère, en générant des filaments dans l’air [12-14]. Le spectre très large de la lumière rétro diffusée permet par analyse l’identification de différents agents chimiques de l’atmosphère en un seul tir laser. Cette technique LIDAR [15] basée sur la filamentation femtoseconde est avantageuse par rapport à la technique conventionnelle parce que une mesure résolue en 3D peut être acquise en un seul tir laser [16], alors que la technique conventionnelle nécessite un balayage des longueurs d’ondes. Grâce à cette technique une détection des polluants (comme les aérosols) dans l’atmosphère devrait être possible [17]. Pour d’autres renseignements sur cette technique voir les références [18, 19].
Depuis quelques années on développe des recherches permettant d’obtenir des impulsions femtosecondes de quelques cycles optiques (1 cycle optique = 2.67 fs à 800 nm), qui sont utilisées pour la génération d’impulsions attosecondes [20, 21]. Des impulsions de quelques cycles optiques ont été obtenues pour la première fois par propagation d’impulsions femtosecondes dans des fibres creuses. [22, 23]. Récemment, avec le même principe des fibres creuses, mais avec un alignement beaucoup plus simple à faire, des impulsions de quelques cycles optiques ont été obtenues aussi par filamentation dans les gaz [24]. A la fin du filament l’impulsion a un spectre chirpé positivement (dispersion de la vitesse de groupe) très large (grâce à l’auto-modulation de phase et l’interaction avec le plasma), qui peut être recomprimé à l’aide de miroirs chirpés en obtenant des impulsions de quelques cycles optiques. Il s’agit d’une autre application importante de la filamentation femtoseconde. La possibilité d’atteindre des intensités relativement élevées sur des longues distances rend aussi possible l’application de la filamentation à l’analyse spectroscopique loin de la plume de plasma générée dans l’impact du filament sur des cibles solides. Cette technique est appelée LIBS [25-27].
Par filamentation dans les milieux solides il est aussi possible d’induire un endommagement contrôlé du milieu, ce qui permet ‘l’écriture’ dans le volume de lignes à indice de réfraction modifié, utilisables en tant que réseaux de diffraction [28, 29], ou encore en tant que guides d’ondes [29, 30]. Le long de sa traînée l’impulsion autoguidée laisse un milieu faiblement ionisé, c’est à-dire un plasma avec une densité de quelques 10¹⁶ cm⁻³ . Si la puissance du laser est beaucoup plus grande que la puissance critique Pcr , plusieurs filaments sont générés ; on appelle ce processus multi-filamentation [31]. Si tout le faisceau est focalisée à l’aide d’un télescope de longue focale ces filaments peuvent se réunir, en formant un seul canal ionisé avec un diamètre beaucoup plus grand que celui d’un seul filament. Cette configuration peut servir pour le déclenchement et le guidage de décharges électriques à haut flux de courant [32], ou encore à la génération d’antennes de type dipolaire virtuelles de plasma dans l’air. Des travaux ont été faits qui démontrent la possibilité de déclencher et guider, avec des filaments, des décharges électriques sur des longues distances [35, 36]. Un autre domaine important d’applications de la filamentation femtoseconde est la génération de radiation électromagnétique dans la bande Térahertz (THz : 10¹¹ − 10¹³ Hz ). Il a été d’abord prédit [37] et ensuite expérimentalement démontré [38, 39], que la colonne de plasma généré par filamentation émet une radiation THz. Depuis, beaucoup de progrès ont été faits [40 42] qui montrent le haut potentiel de la filamentation comme source de radiation THz.
Etat de l’art
On a vu dans le paragraphe précédent que le processus de filamentation est assez bien compris pour être appliqué dans différents domaines. Toutefois on sait aussi que la filamentation est un phénomène assez complexe et, au niveau fondamental, beaucoup des choses restent à comprendre. On sait que la filamentation s’amorce à une puissance initiale de l’impulsion Pin = α f Pcr , où Pcr est la puissance critique de collapse théoriquement prédit par Marburger [2] et α f est un coefficient dont la valeur dépend du milieu et des conditions initiales de l’impulsion (l’indice f dans le coefficient indique qu’on parle du cas où on n’a qu’un seul filament). On peut dire la même chose pour la puissance initiale nécessaire pour que la multi-filamentation s’amorce, on aura Pin = α mf Pcr ′ , où α mf dépend aussi du milieu dans lequel l’impulsion se propage et des conditions initiales de l’impulsion (l’indice mf indique la multi-filamentation). A l’heure actuelle on ne connaît pas une loi universelle qui permet de retrouver les coefficients α f et α mf à partir des paramètres du milieu, comme la pression, le potentiel d’ionisation, la section de collision, etc., ou des paramètres initiaux du faisceau focalisé (ouverture numérique, phase spatiale, etc.). La compréhension de la variation de α f , α mf et du rapport α mf α f en fonction des paramètres expérimentaux en jeu est très important. Le nombre de filaments en fonction de la puissance initiale de l’impulsion dépend fortement de ce paramètre. Encore, pour pouvoir faire de la compression d’impulsions par filamentation, il faut que le coefficient α mf soit le plus grand possible. Ce paramètre est lié à la quantité maximum d’énergie qu’on peut mettre dans une impulsion comprimée par filamentation, tout en évitant l’apparition de plusieurs filaments. Dans le CHAPITRE III on présente une méthode expérimentale, qu’on a appelée P-scan [43], qui sert à reconnaître les différents régimes de propagation non linéaire de l’impulsion, et qui s’est révélée être très adaptée pour ce type d’études.
Les prévisions théoriques et l’expérience montrent que lorsque Pin >> α f Pcr dans le faisceau on aura toujours plusieurs filaments. Les estimations donnent un nombre de filaments N ≈ Pin/ Pcr [31], et chaque filament est sensé transporter la même puissance P ≈ Pcr . En 2003 Moll, Gaeta et Fibich montrent que le collapse (auto-focalisation) d’un faisceau de forme quelconque, avec une puissance légèrement supérieure à la puissance critique, est accompagné d’une projection sur un mode spatial universel qu’il ont identifié avec le mode de Townes [44]. Le mode de Townes est un soliton spatial, une solution auto-similaire de l’équation de Schrödinger non linéaire de base, c’est-à-dire en absence d’ionisation, de dispersion et d’effets de couplage spatio-temporel ; il est le résultat d’un équilibre parfait entre la diffraction et l’effet Kerr. L’excès d’énergie amplifierait non seulement le mode initial dominant mais aussi les autres modes initialement présents dans le faisceau. Moll et al. font donc la conjecture que les différents filaments d’un faisceau multi-filamenté sont la projection des différents modes initiaux sur des modes de Townes, qui transportent tous la même puissance. Le concept de collapse universel est supporté par l’observation d’un phénomène de ‘mode self-cleaning’ [45] de l’impulsion filamentée. L’émission conique d’un faisceau filamenté montre, en effet, toujours un mode circulaire très régulier indépendamment de la forme initiale du faisceau. Ce phénomène a été observé aussi dans des conditions extrêmes, où le faisceau initial prend une forme extrêmement elliptique .
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Table des matières
1. Introduction
1.1. Physique à la base de la filamentation d’impulsions courtes.
1.2. Applications de la filamentation.
1.3. Etat de l’art.
Références.
2. Bases Théoriques de la filamentation femtoseconde dans les milieux transparents.
2.1. Introduction à l’Equation de Schrödinger Non Linéaire.
2.1.1. L’Effet Kerr Optique
2.2. Le modèle de base pour l’auto-focalisation du faisceau laser.
2.2.1. L’auto-focalisation et la puissance de collapse.
2.3. L’auto-modulation de phase.
2.4. L’ionisation du milieu et la formation d’un plasma.
2.4.1. L’ionisation multi-photonique
2.4.2. L’ionisation par effet tunnel.
2.4.3. La formulation générale de Keldysh.
2.5. Le terme de courant dans la ESNL.
2.6. Le modèle complet et la filamentation.
2.6.1. La filamentation.
2.7. Le code numérique de simulation en bref.
Références.
3. Le P-scan : une méthode expérimentale simple pour la caractérisation des différents régimes de propagation d’une impulsion laser focalisée dans les gaz.
3.1. Introduction.
3.2. La caractérisation de la propagation non linéaire dans les gaz.
3.2.1. Le schéma expérimental.
3.3. L’analyse des données obtenues par le P-scan et leur interprétation.
3.4. Résultats expérimentaux et comparaison avec les simulations numériques.
3.4.1. Mesures et simulations dans l’air et dans les gaz rares.
3.4.2. Analyse en fonction de la durée de l’impulsion.
3.5. Conclusions du chapitre III.
Références.
4. Filamentation femtoseconde dans le Ti :Sa.
4.1. Introduction
4.2. Le cristal de Saphir ( Al2O3) dopé avec des ions de Titane ( 3+ Ti ).
4.3. Filamentation dans le Ti :Sa en tant que milieu transparent passif.
4.3.1. Comparaison avec la simulation numérique dans le cas non pompé.
4.3.2. La technique Schlieren pour la reconstruction de la propagation d’un filament dans le Ti :Sa .
4.4. Filamentation dans le Ti :Sa en tant que milieu transparent amplificateur.
4.4.1. Modification du code de simulation en présence d’une inversion de population.
4.4.2. Filamentation en dessous de la puissance critique : expérience et simulation.
4.4.3. Filamentation au-dessus de la puissance critique : augmentation de la fluence et endommagement du cristal.
4.5. Conclusions du chapitre IV.
Références.
5. Filamentation femtoseconde dans la Sulphorhodamine 640 diluée dans le Méthanol.
5.1. Introduction
5.2. Schéma expérimental.
5.2.1. La cellule de Béthune
5.3. Filamentation dans la solution de colorant en absence et en présence de pompage : premiers résultats expérimentaux.
5.3.1. Le ‘clamping’ de l’intensité dans le filament en présence et en absence de pompage
5.3.2. Mesure du gain d’énergie dans le cœur du filament.
5.4. Mesure de l’expansion du diamètre du filament.
5.5. Discussion des résultats et comportement temporel de l’impulsion.
5.6. Conclusions du chapitre V.
Références.
6. Emission radiale de radiation THz par un filament soumis à un champ électrique statique longitudinal.
6.1. Introduction.
6.2. Résultats précédents (état de l’art).
6.3. Schéma expérimental.
6.4. Le détecteur hétérodyne à 0.1 THz.
6.5. Caractéristiques de l’émission THz radiale d’un filament non chargé.
6.5.1. Etude de la polarisation de l’émission THz d’un filament.
6.5.2. Etude de la cohérence de l’émission THz d’un filament.
6.6. Emission THz radiale d’un filament soumis à un champ électrique longitudinal intense.
6.6.1. Etude des propriétés de cohérence et de polarisation en présence du champ électrique.
6.7. Interprétation phénoménologique des résultats
6.8. Conclusions du chapitre VI.
Références.
7. Conclusion
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