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Un regard contrasté durant l’Antiquité
Il existe de nombreux exemples à travers l’Antiquité pour illustrer l’antipathie ou le dédain de l’hommes vis-à-vis de la souris (Keeler, 1931). La relation peu amicale qu’ils entretiennent s’exprime déjà dans le nom qui la désigne en latin (Mus), car celui-ci vient du grec ? ??1, qui lui-même dérive du Sanskrit ancien mush, qui signifie « dérober, voler » (Silver, 1995). Il faut toutefois signaler que, pendant l’Antiquité et le Moyen Âge, il n’existe pas encore de distinction entre la souris et le rat, et il est fort possible que les deux espèces ait été désignées sous le nom Mus. En effet, le latin ne connaît que mus et sorex ; le nom rattus, d’origine obscure, est beaucoup plus tardif (Bianciotto, 1997). Ce qui signifie que derrière l’emploi de Mus ne se cache pas forcément la petite souris craintive et discrète de notre bestiaire occidentale moderne mais peut être aussi le gros rat, qui peut souvent se montrer agressif et inspirer de la crainte aux hommes.
C’est surtout le taux de reproduction de la souris qui peut être effrayant et représenter un fléau lors de ses pullulations. La déification du chat dans l’Égypte ancienne tient sans doute en ce qu’il est le seul capable de contenir les populations de souris, qui sont autant de démons voués à la destruction des réserves de grains (Festing et Lovell, 1981). Aristote (Histoire des animaux, livre VI, chap. 37), après s’être étonné de la prolificité des souris, reste sans voix quant à leur capacité de destruction dans les campagnes.
Et ils pullulent si rapidement que certains cultivateurs qui n’ont pas de grandes exploitations, voyant un jour que c’est le moment de moissonner, quand ils amènent le lendemain matin les moissonneurs, trouvent tout dévoré.
Elle est aussi associée à la peste et aux maladies. Parmi les afflictions qui s’abattirent sur les Philistins, la bible mentionne la peste des souris ou des rats (La septante, Premier livre des Rois, chapitre 6). Dans la culture hébraïque de Palestine, elle peut être également considérée comme impure si l’on se réfère au livre du Lévitique 3/6 chapitre 11 : Vous regarderez comme impurs tous ceux des animaux à quatre pieds qui marchent sur leurs pattes : quiconque touchera leur corps morts sera impur jusqu’au soir…
…Voici, parmi les animaux qui rampent sur la terre, ceux que vous regarderez comme impurs : la taupe, la souris et le lézard, selon leurs espèces.
Dans l’Europe Chrétienne, elle se verra associée à la sorcellerie et à la luxure (Festing et Lovell, 1981).
D’autres exemples issus de l’Antiquité présentent la souris sous des jours beaucoup plus positifs, à travers les mythes et les cultes anciens. En Égypte, la souris est associée au dieu lunaire Thoth, qui rendit la vue à Horus après qu’il fut piqué par un scorpion. La souris est tapie au pied de son bâton de destinée avec lequel il mesure la vie des hommes. Mais c’est durant la Grèce archaïque que son association aux divinités est la plus forte. Dans le poème épique de l’Iliade attribué à Homère, Apollon est désigné sous l’épithète Apollon Smintheus ou « Apollon dieu souris ». Le nom smintheus signifie le dieu qui envoie, mais aussi qui protège de la peste des souris (smintheus est un mot crétois ancien qui signifie « souris »). Les grecs associaient Apollon aux souris et le priaient sous ce nom car ils pensaient que les rongeurs étaient vecteurs de maladie. Ils n’avaient pas réalisé que c’était les bactéries portées par leurs ectoparasites et non les rongeurs eux-mêmes qui transmettaient la peste. Ils avaient observé la corrélation entre la diffusion de la peste et l’infestation des rongeurs, c’est pourquoi ils priaient Apollon Smintheus pour qu’il décoche ses flèches de pestilence et de maladie sur leurs ennemis.
Il est difficile de savoir qui, de la souris ou du rat, est réellement impliqué dans ce mythe. On sait que le bacille de la peste, Yersina pestis, est porté par la puce du rat (Xenopsilla cheopis) et que ce dernier est à l’origine des grandes pandémies de l’Histoire humaine, dont la plus ancienne remonte au IIIe siècle av. J.-C. et se situerait sur les rives africaines et asiatiques de la Méditerranée (Audoin-Rouzeau, 2003). La puce de la souris, bien qu’elle puisse être pestifère, ne transmet pas la peste à l’homme. S’il s’agit du rat, cela signifie qu’il était présent en Grèce à l’époque archaïque, mais nous n’en avons aucune preuve archéozoologique. Depuis son foyer méditerranéen, compris entre le delta du Nil et la côte syrienne, il aurait conquit le reste du bassin méditerranéen à la faveur des mouvements commerciaux à l’époque romaine (Audoin-Rouzeau, 2003 ; Audoin-Rouzeau et Vigne, 1994). D’après ces données, il n’y aurait pas de rat noir en Grèce à l’époque archaïque. En revanche, la souris est présente en Grèce avant l’époque archaïque, mais elle ne transmet pas la peste. Dans ce cas, quel est donc le rongeur qu’Apollon est censé commander pour que la peste se répande ? Si on considère, d’une part, la solidité des recherches épidémiologiques concernant l’absence de transmission de la peste par la souris (Audoin-Rouzeau, 2003) et d’autre part la forte probabilité que l’absence de preuves archéozoologiques de rat noir en Grèce à l’époque archaïque soit due à l’absence de collecte de microvertébrés sur les sites archéologiques de cette région, la réponse la plus vraisemblable à cette question est qu’Apollon est le « dieu rat » et non pas le « dieu souris », la confusion reposant sur la traduction du nom latin Mus qui, comme nous l’avons déjà dit, ne distingue pas le rat de la souris.
Toujours selon la légende Homérique de la guerre de Troie, un temple d’Apollon Smintheus fut construit par les crétois en Asie Mineure (côtes ioniennes) sur l’avis d’un oracle qui les somma de choisir, comme lieu d’élévation, l’endroit où leur victoire sur les Pontins fut décisive grâce aux fils du sol (les souris). En effet, selon la légende, à Hamaxitus, des nuées de souris s’abattirent sur l’armée des Grecs de Troade et sectionnèrent leur carquois et les liens de cuir de leurs armures, les laissant sans défense face aux Crétois. Cette légende fut reprise dans l’œuvre d’Hérodote (Histoires Livre II CXLI.) quand il décrit la victoire du prêtre Héphaïstos, nommé Sethon (712-664 BC), sur les armées arabes et assyriennes alors que son armée l’a abandonné. Cette fois ce fut une multitude de souris des champs qui intervint sur un commandement divin pour ronger les carquois, les arcs et les courroies des boucliers comme elles le firent contre les armées d’Asie mineure. Cependant, une fois n’est pas coutume, les rongeurs de ces légendes sont soit des souris, soit des rats, suivant les traductions anglaises ou françaises du texte latin ou grec.
Ces troupes étant arrivées à Péluse, une multitude prodigieuse de rats de campagne se répandit la nuit dans le camp ennemi, et rongea les carquois, les arcs et les courroies qui servaient à manier les boucliers ; de sorte que, le lendemain, les Arabes étant sans armes, la plupart périrent dans la fuite. On voit encore aujourd’hui dans le temple de Vulcain une statue de pierre qui représente ce roi ayant un rat sur la main, avec cette inscription : QUI QUE TU SOIS, APPRENDS, EN ME VOYANT, À RESPECTER LES DIEUX.
Les souris peuvent être directement associées au culte. D’après Strabon (Géographie), les souris (Mus) étaient sacrées et consommées pendant des banquets, dans le culte d’Apollon, à l’intérieur des temples qui lui étaient dédiés à Rhodes, Gela, Lesbos et en Crète. Héraclides du Pont précise que ces « Mus » sacrées sont très nombreuses dans ces sanctuaires. Pline mentionne également, dans les Histoires Naturelles, l’utilisation de souris et de leurs entrailles pour les augures. À Chryse, dans l’un des temples d’Apollon Smintheus, Strabon (XIII.1.48 C 604) nous dit qu’une statue en bois symbolise le dieux avec, à ses pieds, une souris ou un rat.
Cette entrée en matière un peu longue concernant le regard porté sur la souris durant l’Antiquité permet d’illustrer l’ambivalence de la relation entre l’homme et la souris. Cependant, elle a surtout soulevé le problème de la traduction du terme Mus, qui sème un grand doute sur le fait qu’il s’agisse réellement de souris et non pas de rat, que ce soit dans les légendes d’Homère ou dans les observations des auteurs concernant le culte d’Apollon Smintheus. Une reprise complète des occurrences du terme dans les ouvrages latins et grecs en regard des données historiques, archéozoologiques et écologiques devrait être menée, en dehors de cette thèse, pour tenter de clarifier cette situation.
De l’agrément au laboratoire
Nous avons déjà dit qu’à l’origine de la domestication de la souris se trouvent les mutations génétiques qui donnent aux souris des robes albinos, bicolore, satin, etc. Et que ces curiosités de la nature ont intrigué l’homme depuis des millénaires. La plus ancienne référence de souris mutante remonte à 1100 av. J.-C. : dans le plus ancien lexique chinois (EhYah), il est question de souris « à pois » (Festing et Lovell, 1981). La mention suivante de souris mutante est une référence aux souris qui « valsaient » dans les albums de la dynastie Han. Ces souris étaient décrites comme « jaune ». Cet enregistrement date de 80 av. J.-C. Entre 307 et 1641 de notre ère, la Chine a considérablement accru son intérêt pour ces souris colorées. Pendant cette période, plus de trente cas de souris albinos ont été observés dans la nature et enregistrés (Festing et Lovell, 1981). C’est à partir de 1700 que les souris d’agrément commencèrent vraiment à exister car elles obtinrent à cette période une popularité croissante, non seulement comme animaux de compagnie mais aussi comme animaux d’élevage. En 1787, un livret appelé The breeding of Curious Varieties of the Mouse de Chobei Zenya, mentionne de nombreuses variétés de couleur : albino, noir, blanc, champagne, chocolat, etc. (Kondo, 1973). À partir des années 1800, ces souris d’agrément furent importées en Europe par des commerçants britanniques. Par la suite, de nombreuses générations de souris d’agrément furent élevées de part le monde durant le XIXème siècle par des amateurs qui élevaient et sélectionnaient ces souris mutantes pour leur couleur. Le plus connu d’entre eux est Miss Abbie Lathrop, une institutrice à la retraite qui, en 1900, occupait son temps libre à élever ces souris d’agrément pour les vendre, depuis sa ferme de Grandy dans le Massachusetts. La souris de laboratoire remplaça la souris d’agrément quand, en 1902, William Ernest Castle achèta les souris de Miss Lathrop pour tester les lois de Mendel sur l’hérédité à partir de la couleur de la robe des souris (Anonyme, 2002).
Histoire évolutive des souris
Le complexe taxinomique Mus décodé par la génétique
Le genre Mus actuel est la conséquence d’une histoire évolutive complexe. Il appartient à la famille des Murinae et regroupe une douzaine d’espèces. Avant que les généticiens ne s’intéressent à la diversité des souris, les zoologues avaient renoncé à classer et distinguer les souris d’Europe sur la base de leur différence morphologique, souvent considérée comme conservatrice, si bien qu’elles se virent toutes classées au sein d’une seule espèce, Mus musculus (Schwarz et Schwarz, 1943). Après quarante ans de dédain envers cet animal qui ne semblait pas représenter un cas naturel à cause de son lien avec l’homme, un engouement international des biologistes pour les souris eut lieu au milieu des années 70 (Berry, 1981 ; Bonhomme et Thaler, 1988). À cette période, le développement des méthodes de la biochimie permit la résolution fine de la variabilité génétique. C’est à cette ferveur pour leur diversité génétique, menée en grande partie par l’équipe de l’Institut des Sciences de l’Évolution de l’université de Montpellier, que l’on doit une nomenclature précise du complexe des espèces du genre Mus en Europe (Auffray et al., 1990a ; Bonhomme et al., 1984 ; Thaler et al., 1981). À partir du « tri » génétique dans l’ensemble des souris de ce continent permettant de démontrer qu’il n’existait pas une mais plusieurs espèces de souris, des critères de distinction morphologiques purent être validés et appliqués sur le terrain. Ils permirent de cartographier les aires de répartition géographique de ces différentes espèces et de mieux cerner leur exigences écologiques (Orsini et al., 1983) (Fig. 3A). L’aire de distribution des deux sous-espèces européennes Mus musculus domesticus et Mus musculus musculus se superposent à celle des souris sauvages d’Europe (hachures) car elles sont sympatriques, c’est-à-dire qu’elles occupent le même territoire sans se rencontrer, à la faveur de niches écologiques différentes. La divergence génétique entre toutes ces sous-espèces est très importante, ce qui implique une histoire évolutive complexe.
Généralités sur l’évolution des faunes insulaires
Après la théorie de l’évolution de Darwin basée sur un cas extrême d’isolement, la théorie des « équilibres dynamiques » (MacArthur et Wilson, 1963) peut être considérée comme un point de départ essentiel pour appréhender la biogéographie insulaire, car elle a profondément stimulé la recherche sur l’insularité. Ce modèle considère qu’une île n’est pas un vase clos où les espèces qui l’occupent ne subissent aucune influence extérieure. Au contraire, la richesse spécifique des îles est le résultat d’un apport permanent de propagules provenant des sources émettrices les plus proches, qui provoquent des bouleversements continuels dans sa composition spécifique ; c’est pourquoi le modèle est appelé dynamique. Le modèle est à l’équilibre puisque le nombre d’espèces ne change pas malgré cet apport constant, selon la relation espèce/surface établie pour les « îles vraies » (séparées du continent durant les régressions marines des phases glaciaires du Pléistocène) (Vigne, 1999).
Cet équilibre de la richesse spécifique insulaire a été modélisé sous forme d’un graphique bien connu, où celle-ci se situe à l’intersection entre la courbe de l’immigration et celle des extinctions des espèces autochtones (Blondel, 1986). Le flux d’immigration et le taux d’extinction dépendent à la fois de la distance entre l’île et le continent et de la taille de l’île. Le premier décroît alors que la distance augmente et que la surface diminue et le second augmente alors que la taille de l’île diminue. En schématisant à outrance, la richesse spécifique d’une île sera d’autant plus faible qu’elle sera éloignée du continent et de petite taille.
Ce modèle a entraîné dans son sillage de nombreuses études, menées à la fois sur plusieurs groupes d’animaux et de végétaux mais également à partir d’isolats biologiques en milieu continental. Elles ont fourni une masse considérable d’information qui permirent d’affiner et finalement de critiquer le modèle des équilibres dynamiques (Blondel, 1979 ; Simberloff, 1974, 1976).
Les assemblages d’espèces des îles ne sont pas le fruit d’un échantillonnage aléatoire du pool d’espèces de la souche continentale mais résultent d’un tri d’espèces généralistes ou anthropophiles (Vigne, 1992) présentes en abondance sur le continent.
Il y a trois étapes principales à la mise en place d’un peuplement insulaire (Granjon in Vigne (Ed.) (1997a):
1) l’immigration, qui dépendra des aptitudes de dispersion des candidats à l’émigration et des facteurs biotique et abiotique des îles à coloniser ;
2) la colonisation, qui dépendra de leurs aptitudes compétitrices et démographiques ;
3) l’adaptation au nouvel environnement, qui dépendra du pool génétique colonisant et de leur plasticité phénotypique.
Les candidats à la colonisation des îles devront, pour s’implanter durablement, posséder des qualités particulières et/ou réussir quelques ajustements écologiques et adaptatifs. Les espèces qui parviennent à édifier des populations abondantes et stables, réparties sur des milieux écologiques différents, ont un avantage adaptatif important et sont donc mieux protégées face aux risques d’extinction. C’est pourquoi les populations insulaires sont beaucoup plus sédentaires que les continentales. Cette sédentarisation peut mener chez certaines espèces à la diminution voire à la perte des outils locomoteurs de dispersion (i.e. aptérisme des oiseaux et des insectes).
Ces ajustements écologiques qui ont permis à certaines espèces d’immigrer et de s’adapter aux environnements insulaires, s’exprimeront par l’acquisition de nouvelles formes et fonctions si les processus stochastiques et adaptatifs ont eu le temps d’agir sur le génome. Les modifications évolutives liées à l’insularité sont donc indissociables des processus écologiques (Blondel, 1986). Des tendances évolutives ont été avancées, telles que les modifications morphologiques des outils de préhension de la nourriture dans le sens d’un élargissement des capacités de l’organisme à exploiter des proies reliées, soit à la taille d’une ressource précise de l’île, soit à l’élargissement de la niche, elle même liée à la diminution de la compétition intra et inter-spécifique. Un exemple bien connu d’une telle évolution est celui de la variation de la taille du bec de Geospiza des Galapagos corrélée à la taille des graines qu’il consomme sur ces îles (Abbott et al., 1977). Une autre tendance évolutive fut développée à partir de la découverte de mammifères nains (éléphants, hippopotames) et de rongeurs géants dans les faunes fossiles des îles méditerranéennes (Thaler, 1973). Chez les mammifères, cette théorie veut que l’évolution de la taille mène au gigantisme chez les rongeurs et au nanisme chez les carnivores, lagomorphes et artiodactyles (Foster, 1964). Plus généralement il s’opère, sur les îles, une uniformisation des tailles avec une augmentation chez les petites espèces et une diminution chez les grandes (Blondel, 1986). Ce phénomène est généralement considéré comme la conséquence de changements dans les interactions biologiques comme la prédation et la compétition. La règle du nanisme et du gigantisme n’est pas universelle et supporte de nombreuses exceptions (Blondel, 1985).
Anthropisation Holocène des faunes insulaires mammaliennes de Méditerranée
Les grandes îles de Méditerranée (Majorque, Corse, Sardaigne, Crète et Chypre) n’étaient pas reliées au continent lors des régressions marines du Würm (Van Andel, 1989, 1990). Par conséquent, pour les vertébrés non volants du Pléistocène supérieur, les seuls moyens d’atteindre ces îles consistaient à nager ou à mettre à profit des radeaux naturels (troncs flottants, etc.). Cet isolement prolongé est à l’origine d’un peuplement mammalien très peu diversifié et endémique à chacune de ces îles au Pléistocène supérieur, à savoir des cervidés, des hippopotames et des éléphants devenus nains, quelques rongeurs devenus géants et de rares carnivores.
Ainsi, les communautés animales terrestres qui peuplent ces îles « vraies » à la fin du Pléistocène supérieur sont constituées d’espèces parfaitement adaptées à leur milieu mais d’autant plus fragiles à tout bouleversement extérieur. Les conséquences de l’arrivée de l’homme sur ces biotopes fragiles se détectent d’autant plus facilement qu’ils sont isolés des processus de peuplement naturel qui ont cours sur le continent (Elton, 1958). L’observation de l’évolution Tardiglaciaire/Holocène des faunes insulaires terrestres à la lumière des composantes de l’impact de l’anthropisation bien décrites pour le bassin méditerranéen (Blondel et Vigne, 1993 ; Masseti, 1998 ; Vigne, 1999), est donc d’une très grande utilité pour la modélisation biogéographique des faunes continentales actuelles, pour lesquelles les facteurs anthropiques se distinguent difficilement des facteurs naturels. C’est pourquoi elles ont été choisies comme laboratoires des processus continentaux de l’anthropisation (Vigne, 1997b, 1999)
Le modèle biogéographique insulaire qui en résulte a été construit à partir des travaux menés durant les années 80 à l’échelle de chacune des îles citées. La Corse et le Sardaigne ont été les plus étudiées à ce sujet (Vigne, 1988, 1990, 1992 ; Vigne et Alcover, 1985 ; Vigne et al., 1997), mais de nombreuses synthèses ont été menées à partir de compilations des données paléontologiques et archéozoologiques disponibles, que nous avons citées plus haut. Nous nous appuierons principalement sur la synthèse critique de Vigne (1999) qui définit le renouvellement des faunes insulaires de Méditerranée selon six composantes principales :
1) Une extinction des grands mammifères endémiques au Tardiglaciaire ou au tout début de l’Holocène. Faute de preuves archéozoologiques flagrantes, une extinction directe provoquée par les chasseurs-cueilleurs du Tardiglaciaire n’a pas été encore réellement démontrée (Vigne, 2000a) ;
2) Une extinction différée et indirecte, induite par l’homme, des petits mammifères endémiques (Vigne et Valladas, 1996) ;
3) Une introduction volontaire d’espèces domestiques dés le début du Néolithiques (mouton, chèvre, vache, cochon…) ;
4) Le marronnage de taxons domestiques qui ont donné naissance aux faunes d’ongulés sauvages que l’on observe actuellement sur ces îles (mouflon, bouquetin, sanglier…) ;
5) L’introduction volontaire d’espèces sauvages à des fins cynégétiques (daims, cerf, renard, lièvre, lapin) ;
6) L’immigration facilitée de petits mammifères commensaux ou anthropophiles (rat, souris, mulot, musaraigne, lérot…).
Néolithisation et histoire de la navigation
La néolithisation de la Méditerranée
La Néolithisation est le passage d’une économie de prédation (chasse, cueillette, pêche) à une économie de production. En plusieurs points du globe (Proche-Orient, Nord de la Chine, Mexique et les Andes) certaines sociétés ont inventé la maîtrise de la reproduction d’espèces végétales et animales, c’est à dire la domestication. C’est au Proche-Orient que ce phénomène est le plus net car cette région fait l’objet d’une recherche archéologique intense. Au tournant des 9ème et 10ème millénaires, l’agriculture est inventée (Willcox, 1991, 2000) suivie de près par les premiers indices de l’élevage (Vigne, 2000b ; Vigne et Buitenhuis, 1999). Ce nouveau rapport à la nature marque un grand pas dans l’anthropisation puisque l’homme va façonner la nature et contraindre à ses besoins. La domestication des espèces végétales et animales est la composante majeure, mais le Néolithique marque également l’émergence du processus d’urbanisation ainsi que l’accroissement des échanges entre les groupes humains. Cette mutation va se transmettre à travers le monde et totalement remanier l’environnement pour « l’anthropiser ».
Depuis son foyer proche oriental, la néolithisation de l’Europe a suivit deux voies principales : la Méditerranée et l’Europe centrale selon un mode de diffusion progressif et arythmique (Guilaine, 2000). La néolithisation est un transfert culturel, technologique et écologique qui a du composer avec les facteurs écologiques et humains des régions qu’elle a penétrées (Guilaine, 2000, 2003). L’adaptation culturelle aux nouveaux environnements, lors du transfert, depuis la zone de maturation proche orientale, explique les ajustements culturels qui définissents les différentes aires culturelles du Néolithique de la figure 5. La vague de diffusion néolithique d’Europe septentrionale est appelée « danubienne » car le fleuve Danube aurait servi d’axe de pénétration pour la culture et les peuples néolithiques, depuis les Balkans jusqu’en Allemagne. En Méditerranée, la navigation fut le moteur de l’expansion néolithique.
La navigation néolithique en Méditerranée
L’existence d’embarcations viables et d’une navigation de pleine mer est manifeste depuis la Paléolithique supérieur, dans plusieurs parties du monde. D’après les plus anciens témoins archéologiques, la présence humaine en Indonésie et en Australie remonte a près de 40 000 ans (Johnstone, 1988 ; Vinton Kirch, 1997).
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Table des matières
Introduction
1. Le modèle souris et les problématiques
1.1. La souris : taxon modèle des sciences de l’évolution et de la médecine
1.1.1. Souris domestique et souris commensale
1.1.2. La souris domestique et la génétique humaine
1.1.3. La petite histoire de la domestication de la souris
1.2. Histoire évolutive des souris
1.2.1. Le complexe taxinomique Mus décodé par la génétique
1.2.2. Phylogéographie génétique de la souris commensale
1.2.3. La progression Tardiglaciaire/Holocène de la souris commensale en Europe : approche archéozoologique et génétique
1.3. Le modèle insulaire
1.3.1. Généralités sur l’évolution des faunes insulaires
1.3.2. Anthropisation Holocène des faunes insulaires mammaliennes de Méditerranée
1.4. Néolithisation et histoire de la navigation
1.4.1. La néolithisation de la Méditerranée
1.4.2. La navigation néolithique en Méditerranée
1.5. Objectifs et démarches
2. Choix d’une méthode de discrimination morphologique entre espèces du genre Mus dans les assemblages paléontologiques et archéologiques : application des transformées de Fourier elliptiques
2.1. Introduction
2.2. Quantifier la variabilité morphologique : histoire de la morphométrie
2.3. Détermination des fossiles du genre Mus
2.3.1. Les caractères morphologiques et biométriques connus
2.3.2. Une méthode pour le matériel archéozoologique
2.4. Principes et applications de l’analyse du contour de la première molaire inférieure
2.4.1. Principe de l’analyse d’un contour en transformée de Fourier elliptique
2.4.2. Acquisition des données
2.4.3. Traitement statistique des données
3. Diversité phénotypique actuelle et sub-actuelle du genre Mus dans l’aire circumméditerranéenne : analyse des contours dentaires en transformées de Fourier elliptique
3.1. Introduction
3.2. Matériel et méthode
3.2.1. Matériel
3.2.2. Méthodes d’analyse
3.3. Diversité morphologique à différentes échelles taxinomiques
3.3.1. Variations inter-spécifiques de la taille isométrique des M1
3.3.2. Différenciation de forme à l’échelle du genre
3.3.3. Différenciation de forme des espèces commensales (Mus musculus sp.)
3.3.4. La différenciation de forme des espèces sauvages
3.3.5. Arbres phénétiques et validation des patrons de différenciation
3.4. Le syndrome d’insularité et la morphologie la M1 chez la souris
3.4.1. État de la question et démarche
3.4.2. L’exemple des îles de la Corse
3.4.3. Syndrome d’insularité des souris à Chypre
3.5. Signification micro-écologique du peuplement murin à Chypre
3.5.1. Matériel et méthode de l’étude micro-écologique
3.6. Discussion : l’analyse des contours dentaires par les transformées de Fourier, un outil à haute résolution.
3.6.1. La taille isométrique : un paramètre à faible résolution
3.6.2. Analyse de forme et systématique du genre Mus en Archéozoologie
3.6.3. Analyse de forme et reconstitution phylogéographique
3.6.4. Forme et évolution insulaire de la souris
3.7. Conclusion
4.4. Émergence du commensalisme de la souris grise
4.1. Introduction
4.2. Matériel et méthode
4.2.1. Les gisements Pléistocènes (localisation du matériel : Faculteit Aardwetenschappen, Universiteit Utrecht (FAUU))
4.2.2. Les sites archéologiques Tardiglaciaire/Holocènes
4.2.3. Méthodes d’analyse
4.3. Résultats
4.3.1. Les souris du Pléistocène
4.3.2. La terrasse d’El Wad : quel candidat pour la niche commensale ?
4.3.3. Les souris des villages de plein air du Natoufien au PPNB
4.4. Discussion
4.4.1. Le peuplement murin du Pléistocène
4.4.2. Anthropisation et commensalisme de la souris grise
4.4.3. Synthèse sur l’émergence et le processus du commensalisme de la souris
5.5. L’invasion de la souris grise et les premières sociétés méditerranéennes
5.1. Introduction
5.2. Transport passif et navigation ancienne en Méditerranée
5.2.1. Nouvelles données sur la navigation néolithique en Méditerranée : exemple de la microévolution des souris invasives de Chypre
5.2.2. La plus ancienne preuve archéologique du transport de commensaux dans l’épave d’Uluburun (1300 ans av. J.-C.)
5.2.3. Conclusion sur la navigation ancienne en Méditerranée
5.3. Diffusion de Mus musculus domesticus en Méditerranée et anthropisation
5.3.1. Introduction
5.3.2. Première occurrence de la souris grise en Méditerranée occidentale : révision archéozoologique des données fossiles
5.3.3. Discussion de l’article
5.4. Synthèse sur la diffusion de la souris grise en Méditerranée
6.6. Synthèse et perspectives
6.1. Bio-systématique et génétique
6.2. Processus du commensalisme et invasion de Mus musculus domesticus
6.2.1. Emergence du commensalisme
6.2.2. Diffusion du commensalisme au Proche-Orient et en Méditerranée
6.3. Les questions en suspens concernant l’espèce commensale
6.4. Les perspectives paléoenvironnementales
6.5. Perspectives anthropologiques
Bibliographie
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