Phylogéographie du vétigastéropode Lepetodrilus elevatus le long de la dorsale du Pacifique oriental (EPR)
La séparation des champs hydrothermaux (encadré 1) sur plusieurs centaines à milliers de kilomètres, créant de grandes discontinuités dans la distribution des espèces le long d’une dorsale, ainsi que la durée de vie limitée des sites soulèvent de nombreuses questions sur les capacités de dispersion et de colonisation des espèces hydrothermales, pourtant essentielles au maintien des populations locales. Si différentes observations in situ ont permis de dégager les principaux facteurs hydrodynamiques impliqués dans le transport des larves tels que les courants de fond (Mullineaux et al. 2005) ou les panaches hydrothermaux (Mullineaux et al. 1995b), les échelles spatiales de la dispersion demeurent mal connues en raison d’une méconnaissance générale de la durée de vie des larves. Cependant, ces dernières années, l’émergence d’outils moléculaires a permis d’appréhender indirectement les patrons de dispersion larvaire des espèces hydrothermales (Vrijenhoek 1997). Sachant qu’à l’exception de quelques monts hors axes, les sites hydrothermaux sont confinés le long d’un graben axial, d’une largeur de 100 à 500 m, les structures génétiques de ces espèces devraient être en accord avec les flux de gènes estimés sous les hypothèses des modèles de populations à une dimension (Chevaldonné et al. 1997) : le modèle de dispersion en îles ou le modèle de dispersion en pas japonais. Dans le modèle en îles, caractéristique des espèces avec une forte capacité de dispersion, les migrants proviennent d’un unique pool d’individus et les flux géniques estimés sont indépendants de la distance géographique. Au contraire, dans un modèle de dispersion en pas japonais, les distances de dispersion des propagules sont bien plus faibles que l’étendue géographique de l’espèce, de sorte que la différentiation génétique augmente avec la distance géographique entre populations (Wright 1943, Kimura & Weiss 1964). Dans ce cas, il existe une corrélation entre le flux génique et la distance géographique, et les espèces à l’état d’équilibre migration-dérive devraient afficher un patron d’isolement par la distance (Slatkin 1993). Théoriquement, les espèces hydrothermales ayant pour la majorité d’entre elles des capacités de dispersion limitées (voir revues dans Jollivet 1996 et Vrijenhoek et al. 1998), les patrons de dispersion devraient être en accord avec le modèle de dispersion en pas japonais. C’est le cas de la polychète siboglinidé Riftia pachyptila, le long de l’EPR nord et de la dorsale des Galápagos (Black et al. 1994), et d’un autre siboglinidé, Oasisia alvinae, le long d’une portion de l’EPR nord. A l’inverse, d’autres espèces de l’EPR, telles que le bivalve Calyptogena magnifica, entre 21°N et 18°S (Karl et al. 1996), la polychète alvinellidé Alvinella pompejana, entre 9°50’N et 21°N (Jollivet et al. 1995), et les gastéropodes Eulepetopsis vitrea et Lepetodrilus pustulosus, entre 9°50’N et 13°N (Craddock et al. 1997), ne présentent pas de patron d’isolement par la distance.
ADN nucléair
Dans une première étape, des marqueurs polymorphes anonymes ont été identifiés par la méthode de l’analyse directe du polymorphisme de longueur (DALP : Desmarais et al. 1998). Brièvement, le principe de cette méthode est la suivante. Des amorces universelles marquées (dérivées de l’amorce universelle M13) sont utilisées pour l’amplification directe de fragments de tailles diverses de l’ADN nucléaire (voir Desmarais et al. 1998 pour les conditions de PCR) et le polymorphisme de longueur est directement observé après migration sur gel de polyacrylamide des produits de PCR. Les bandes les plus intéressantes sont celles qui (1) sont présentes chez tous les individus, et (2) sont susceptibles de correspondre à des allèles de taille variable pour un même locus. Les bandes d’intérêt ainsi identifiées sont alors directement découpées dans le gel et l’ADN est purifié, inséré dans un plasmide-T BlueScriptTM par ligation T-A et transformé dans des cellules compétentes DH5α. Les clones positifs sont ensuite séquencés afin d’identifier les allèles au sein de chaque locus.
Dans le cas de Lepetodrilus elevatus, deux locus (i.e. Lep1 et Lep3) présentant un polymorphisme d’indel (insertion-délétion) ont été sélectionnés selon cette méthode et des amorces spécifiques ont été définies (De Barry 2000). Les séquences des amorces sont : [Lep1-R : 5’-AAAGATCCTCCCTTTGTAATGG-3’ ; Lep1-F : 5’- CTAAAACCTTAAAGTTCGA-3’ ; Lep3-R : 5’-GAAAGATCCTCCCTTTGTAATGG-3’ ; Lep3-F : 5’-TAAACCTTAAAGTTCGAGAC-3’].
Pour appliquer cette technique dans le cadre de ma thèse, l’ADN génomique total de chaque individu a été extrait et purifié selon le protocole phénol-chloroforme (Sambrook et al. 1989). Les amplifications ont été réalisées dans 25µl d’un milieu réactif contenant 5 µl d’ADN, 1x de tampon de PCR, 1,5mM de MgCl2, 0,4 µM de chaque amorce, 3,5 U d’ADN Taq polymérase, 0,14 mM de chaque dNTP, et de l’eau MilliQ stérile pour compléter le volume. Les amorces anti-sens ont été marquées avec le fluorochrome 6-FAM. Les conditions d’amplification sont les suivantes : (1) une étape initiale de dénaturation de 2 mn à 94°C, (2) 35 cycles comprenant 30 s de dénaturation à 91°C, 30 s d’hybridation de l’amorce à 55°C et 1 mn d’élongation à 72°C, (3) une étape finale d’élongation à 72°C durant 5 mn. La migration des produits de PCR, préalablement dénaturés dans du formamide pendant 5 minutes, a été effectuée sur gel de polyacrylamide (8%, 0,5x) dans un tampon Tris-BorateEDTA 0,5x durant 1h 45mn puis visualisée grâce à un scanner FMBIO II HITACHI. Contrairement aux protéines, les fragments d’ADN migrent alors en fonction de leur taille, avec les plus petits fragments migrant à une distance plus importante de l’anode. Les allèles ont été nommés en fonction de leur taille moléculaire déterminée grâce à des marqueurs de taille connue.
Une analyse factorielle des correspondances (AFC) a été effectuée sur les données allozymiques. Le logiciel Genetix 4.05. (Belkhir et al. 2004) permet de mener ce genre d’analyse, grâce à un programme qui correspond à une extension de l’Analyse des Correspondances Multiples (AMC). Dans une AMC classique, les individus (objets) sont croisés avec les modalités des différentes variables (descripteurs) ; l’analyse porte alors sur un tableau disjonctif complet, dans lequel chaque individu présente la valeur 1 pour une seule modalité de chaque variable. Dans le cas particulier de cette AFC, l’analyse est étendue à un tableau où les individus peuvent présenter les valeurs 0,1,2 pour une ou deux modalités (allèles) de chaque variable (locus). Un tel codage est plus approprié pour des individus diploïdes pouvant posséder 2 allèles par locus. Ainsi chaque individu est représenté par un vecteur de son génotype multilocus qui correspond aux scores de chaque modalité pour chaque variable (les différents allèles pour les différents locus) avec 0 pour l’absence, 1 pour la présence de l’allèle à l’état hétérozygote, et 2 pour la présence de l’allèle à l’état homozygote. Les individus sont représentés dans un hyperespace qui a autant de dimensions que de modalités. Le principe de l’AFC repose sur la recherche, dans cet espace, d’axes factoriels orthogonaux et indépendants qui maximisent l’inertie des projections, c’est-à-dire la masse des objets (individus) multipliée par le carré de la distance au barycentre de l’hyperespace. Les différents axes correspondent aux vecteurs propres de la matrice, le premier est par convention celui qui présente la plus forte valeur propre, c’est-à-dire qui contribue le plus à l’inertie totale.
Le logiciel Bottleneck a été utilisé afin de tester d’éventuels déséquilibres démographiques au sein de chaque lignée évolutive identifiée (Cornuet & Luikart 1996). Dans une population ayant récemment subi un goulot d’étranglement ou un effet fondateur, la diversité génétique attendue sous Hardy-Weinberg (He) est plus élevée que la diversité génétique attendue (Heq) sous l’hypothèse de l’équilibre mutation-dérive avec une population de taille constante, calculée à partir du nombre d’allèles observés (k) (Cornuet & Luikart 1996, Luikart et al. 1998). A l’inverse, une population en expansion est caractérisée par une diminution de He comparée à Heq. Afin de tester un tel écart, un test de Wilcoxon a été effectué sous le modèle en nombre infini d’allèles (IAM) selon les recommandations de Cornuet & Luikart (1996).
Séquençage de l’ADN mitochondrial
L’ADN a d’abord été extrait et purifié selon le protocole phénol-chloroforme (Sambrook et al. 1989). Pour chaque individu, un fragment de 690pb de la sous-unité I de la cytochrome oxydase (COI) a été amplifié grâce aux amorces universelles décrites par Folmer et al. (1994). Chaque amplification s’est déroulée dans un milieu réactif de 50 µl contenant 3 µl d’ADN, 1x de tampon PCR, 2 mM de MgCl2, 0,4 µM de chaque amorce, 40 µΜ de chaque dNTP, 2 U d’ADN Taq polymérase, et le reste en eau MilliQ stérile. Les réactions de PCR se sont déroulées selon les conditions suivantes : (1) une dénaturation initiale à 94°C pendant 3 mn, (2) 40 cycles avec 45 s de dénaturation à 94°C, 45 s d’hybridation avec l’amorce à 50°C et 1 mn 30 s d’élongation à 72°C, (3) une élongation finale à 72°C pendant 7 mn. Les individus des espèces Gorgoleptis emarginatus et G. spiralis ont été traités dans les mêmes conditions.
Dans certains cas où l’ADN était visiblement dégradé (i.e. Elsa et Genesis), une double PCR a été effectuée. L’ADN a d’abord été amplifié une première fois avec les amorces universelles de Folmer et al. (1994) dans les conditions suivantes : (1) une dénaturation initiale à 94°C pendant 3 mn, (2) 5 cycles comprenant 35 s à 94°C, 35 s à 46°C et 1 mn 20 s à 72°C, (3) 35 cycles de 35 s à 94°C, 35 s à 50°C et 1 mn 20 s à 72°C ; 1 µl de produit de PCR est alors amplifié une seconde fois avec des amorces spécifiques obtenues à partir d’un alignement de séquences de COI de lepetodrilidés [COI-R : 5’- TAACTTCAGGGTGACCAAAAAATCA-3’ ; COI-F : 5’- GTTCAAATCATAAGATATTGG-3’]. La deuxième amplification a été réalisée dans un nouveau milieu réactif d’amplification de 50µl dans les conditions suivantes : (1) 3 mn de dénaturation initiale à 94°C, (2) 30 cycles avec une dénaturation de 35 s à 94°C, une hybridation de 35 s à 56°C et une élongation de 1 mn 20 s à 72°C, (3) une élongation finale de 10 mn à 72°C.
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Table des matières
INTRODUCTION
1. Les caractéristiques du milieu hydrothermal
2. Le concept de biodiversité : définition et échelles
3. La biodiversité dans le milieu hydrothermal
4. Les objectifs de la thèse
CHAPITRE 1 : Phylogéographie du vétigastéropode Lepetodrilus elevatus le long de la dorsale Est Pacifique (EPR)
1.1. Introduction
1.2. Matériel et méthodes
1.2.1. Echantillonnage et sites d’étude
1.2.2. Méthodes allozymiques
1.2.3. ADN nucléaire
1.2.4. Traitement des données
1.2.5. Séquençage de l’ADN mitochondrial
1.2.6. Traitement des données phylogénétiques
1.2.7. Analyses morphométriques
1.3. Résultats
1.3.1. Diversité génétique, écarts à l’équilibre de Hardy-Weinberg et clines alléliques
1.3.2. Mise en évidence d’espèces cryptiques chez Lepetodrilus elevatus
1.3.3. Analyses démographiques au sein de chaque clade
1.3.4. Analyse du COI sur d’autres espèces de gastéropodes
1.4. Discussion
1.4.1. Evidence de la présence d’espèces cryptiques
1.4.2. Spéciation allopatrique vs. spéciation sympatrique
1.4.3. Evolution démographique de chaque clade
1.5. Conclusion
CHAPITRE 2 : Biodiversité des communautés macrobenthiques associées aux moulières de la dorsale Sud Est Pacifique
2.1. Introduction
2.2. Matériel et méthodes
2.2.1. Echantillonnage et traitement des échantillons
2.2.2. Analyse des données
2.3. Résultats
2.3.1. Description des sites
2.3.2. Structure démographique de Bathymodiolus thermophilus
2.3.3. Diversité et composition faunistique
2.3.4. Distribution spatiale des espèces de gastéropodes le long de l’EPR sud
2.3.5. Analyses multivariées
2.3.6. Diversité fonctionnelle
2.4. Discussion
2.5. Conclusion
PLANCHES 1-3 : Gastéropodes hydrothermaux de la dorsale du Pacifique oriental
CHAPITRE 3 : Structure génétique de Lepetodrilus elevatus à méso-échelle : Recherche de marqueurs polymorphes
3.1. Introduction
3.2. Matériel et méthodes
3.2.1. Echantillonnage et sites d’étude
3.2.2. Mise au point des marqueurs nucléaires
3.2.3. Génotypage des individus
3.2.4. Analyses
3.3. Résultats
3.3.1. Diversité génétique et écarts à l’équilibre de Hardy-Weinberg
3.3.2. Différenciation génétique entre populations
3.4. Discussion
3.4.1. Diversité génétique et écarts à l’équilibre de Hardy-Weinberg
3.4.2. Hybridation entre espèces et introgression d’allèles
3.4.3. Absence de différenciation génétique entre les populations.
3.5. Conclusion
CHAPITRE 4 : Influence de l’environnement physico-chimique sur la structure des communautés de gastéropodes de la dorsale Est Pacifique (13°N EPR)
4.1. Introduction
4.2. Matériel et méthodes
4.2.1. Sites d’étude et échantillonnage
4.2.2. Analyses chimiques et modèle géochimique
4.2.3. Analyse de la structure des assemblages de gastéropodes
4.2.4. Relations entre assemblages faunistiques et environnement
4.2.5. Structure démographique des 4 principales espèces de gastéropodes
4.2.6. Biologie reproductive des 4 principales espèces de gastéropodes
4.3. Résultats
4.3.1. Environnement physico-chimique
4.3.2. Analyse des assemblages de gastéropodes
4.3.2.1. Composition faunistique
4.3.2.2. Structure des assemblages faunistiques
4.3.2.3. Relation avec l’environnement
4.3.3. Structure démographique des 4 principales espèces de gastéropodes
4.3.3.1. Lepetodrilus elevatus
4.3.3.2. Les Peltospiridés
4.3.4. Biologie reproductive des 4 principales espèces échantillonnées
4.3.4.1. Lepetodrilus elevatus
4.3.4.2. Les Peltospiridés
4.4. Discussion
4.4.1. Environnement physico-chimique et structure de la communauté
4.4.2. Biologie de populations des 4 principales espèces de gastéropodes
4.5. Conclusion
DISCUSSION GENERALE
CONCLUSION
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