Tel un poรจte, Philippe Starck, designer franรงais mondialement connu, invente le dรฉcor de notre quotidien. Reconnu depuis les annรฉes 1980, il est particuliรจrement prolifique. Si lโon feuillette sa derniรจre monographie publiรฉe par Taschen en 2010, on remarque une grande diversitรฉ de rรฉalisations qui vont de lโรฉchelle de la brosse ร dent jusquโร lโarchitecture. De son imagination dรฉbordante sont nรฉs des montres, chaises, lampes, motos, bateaux, palaces en passant par la maison en kit pour les 3 suisses, et mรชme des aliments comme les pรขtes pour Panzani en 1987. Lโabsence de discours autour de ces ลuvres, hormis leur nom, renforce leur pouvoir dโรฉvocation. La mรฉdiatisation de Philippe Starck ร travers ses rรฉalisations est devenue un phรฉnomรจne appelรฉ ยซ Starck systรจme ยป par Christine Bauer, dans son รฉtude Le Cas Philippe Starck ou de la construction de la notoriรฉtรฉ, publiรฉe en 2001. La France entiรจre semble sรฉduite si on en croit la presse pour le grand public. On la voit se ยซ starckiser ยป , selon Sophie VerneyโCaillat dans Rue 89 en dรฉcembre dernier, tandis que lโon parle de ยซ luxe et fantaisie starckissime au Royal Monceau ยป dans la revue, Elle dรฉco, ร propos de la rรฉnovation du cรฉlรจbre hรดtel de luxe. Philippe Starck est le premier designer ร possรฉder sa statue de cire au musรฉe Grรฉvin .
A la fin des annรฉes 1980, alors que Philippe Starck assoit sa notoriรฉtรฉ notamment ร travers ses rรฉalisations dโarchitectures intรฉrieures et objets, en France et dans le monde entier, il รฉlargit son champ dโintervention ร lโรฉchelle de lโarchitecture en dessinant trois รฉdifices commerciaux au japon. Asahi Beer est un รฉdifice publicitaire achevรฉ ร Tokyo en 1989, au mรชme moment que lโรฉdifice multifonctionnel le Nani Nani. Le Baron Vert est un immeuble de bureaux rรฉalisรฉ ร Osaka en 1992. Dotรฉs dโune charge symbolique, ces รฉdifices crรฉent une image qui anime le tissu urbain de ces deux grandes mรฉtropoles. Bien quโil ne soit pas architecte de formation, P. Starck figure quelques annรฉes plus tard dans le Dictionnaire des architectes du XX รจ siรจcle, รฉcrit par J.P. Midant. ยซ Depuis 1988, Starck construit quelquesโuns des immeubles les plus admirรฉs et cependant trรจs discutรฉs par le milieu architectural.ยป , souligne lโhistorien.
Ce mรฉmoire a pour objet de comprendre le positionnement particulier de Philippe Starck sur la scรจne architecturale. Sans avoir visitรฉ ses trois รฉdifices rรฉalisรฉs au Japon, ni rencontrรฉ le crรฉateur, cโest ร partir dโune รฉtude bibliographique, que nous รฉtudierons ces รฉdifices ร travers lesquels le crรฉateur initie un dialogue entre architecture et design.
Il sโagit dans un premier temps de comprendre les trois rรฉalisations de Philippe Starck en nous appuyant sur leur description architecturale. Ensuite, grรขce ร lโรฉtude de diffรฉrentes publications issues de lโactualitรฉ architecturale nous aborderons la maniรจre dont ces projets nous font signes. Le designer confรจre en effet ร ces รฉdifices une dimension narrative par le biais de mรฉtaphores parfois ludiques. Ces caractรฉristiques fantaisistes et ironiques inscriventโelles lโarchitecture de Philippe Starck dans le prolongement du postโ modernisme ? Ou bien alors, ร travers les nombreuses controverses que ces รฉdifices suscitent, annoncentโtโils une nouvelle sensibilitรฉ au tournant des annรฉes 1990 ? En effet, ร ce moment, lโarchitecture de Philippe Starck et notamment ses trois rรฉalisations au Japon, sont identifiรฉes par une partie de la critique comme des exemples dโun ยซ Supermodernismeยป , titre du livre publiรฉ en 1998 par Hans Ibelings oรน il cite dโailleurs lโimmeuble le Baron vert. Trois ans auparavant, ce mรชme รฉdifice apparaissait dรฉjร dans Monolithic architecture, ouvrage publiรฉ ร la suite dโune exposition destinรฉe ร comprendre l’architecture du moment dans un contexte international. Selon ses auteurs, Philippe Starck est ยซthe monolithโmakerยป par excellence. Fautโil voir lร une approche spรฉcifique du designer dans sa maniรจre de passer de lโobjet ร lโimmeuble ?
Trois รฉdifices symboliques, le contexte et la rรฉception
Lโascension dโun designer hors du commun (1968-1989)
Les dรฉbuts de sa carriรจreย
Philippe Starck, nรฉ ร Paris en 1949, est issue dโun milieu social bourgeois. Son pรจre, ingรฉnieur aรฉronautique, est connu pour avoir construit le premier avion de tourisme en France. ยซ Jโai passรฉ mon enfance sous la table ร dessin paternelle ร trafiquer les rouleaux de calques dโรฉpure de CX et ร reconsidรฉrer le problรจme dโempennage des avions ยป , confie celui qui deviendra lโun des plus cรฉlรจbres designers franรงais. Sa passion pour le dessin lui permet en 1967 dโentrer en deuxiรจme annรฉe ร lโรฉcole Nissim de Camondo ร Paris. Lโannรฉe suivante, tandis que les รฉtudiants dโarchitecture de lโรฉcole des BeauxโArts sont aux avantโpostes de la rรฉvolution esthรฉtique et politique, Philippe Starck se tient ร distance de lโagitation environnante. Il explique son peu dโengagement ร Christine Colin : ยซ Pour la bonne raison que jโรฉtais dรฉjร dans des espรจces de prรฉoccupations personnelles et รงa ne venait pas jusquโร mon cerveau. (โฆ) A lโรฉpoque jโavais dรฉjร des projets qui passaient ร la tรฉlรฉ, la maison gonflable par exemple. (โฆ) Je travaillais des journรฉes, des journรฉes et des journรฉes sur les faรงons de ressentir la maison plus que dโy habiter. ยป A ce momentโlร , il rรชve au guidon de sa mobylette et ne frรฉquente guรจre lโรฉcole, dont il nโobtiendra jamais le diplรดme de dรฉcorateur โ ensemblier. Il fonde sa premiรจre entreprise de design spรฉcialisรฉ dans la conception dโobjets gonflables pour lโรฉditeur Quasar Khanh, et en 1969, alors seulement รขgรฉ de 19 ans, P. Starck sโรฉloigne des objets gonflables pour devenir directeur artistique pour Pierre Cardin chez qui il dessine durant deux ans ses premiers meubles en polyurรฉthane.
A partir de 1975, P. Starck poursuit sa carriรจre en concevant des architectures intรฉrieures de nightโclubs dont celui des BainsโDouches en 1978 ร Paris. Cet endroit devient trรจs vite le lieu incontournable de la scรจne artistique parisienne ร laquelle il participe. On y croise le styliste JeanโPaul Gauthier, le photographe JeanโBaptiste Mondino, lโartiste peintre Gรฉrard Garouste ou encore lโarchitecte Jean Nouvel qui tous รขgรฉs dโune trentaine dโannรฉes entendent renouveler leur discipline. En parallรจle ร ses activitรฉs dโamรฉnagement dโespaces, P. Starck travaille en indรฉpendant dans la crรฉation de design de mobilier. Au dรฉbut des annรฉes 1980, la situation est pour lui difficile car les รฉditeurs refusent de financer les prototypes de ses crรฉations, sรฉsame pour commercialiser ses objets. Une rencontre providentielle avec les dirigeants du V.I.A. accรฉlรจre sa carriรจre professionnelle. Le V.I.A. (Valorisation de lโinnovation dans lโAmeublement) est un service bรฉnรฉvole subventionnรฉ par lโรฉtat, le ministรจre de la culture et lโindustrie, dont le prรฉsident JeanโClaude Maugirard vient de lโรฉcole Camondo. Le V.I.A. se consacre ร lโessor du design franรงais qui manque de reconnaissance. Rappelons que jusque dans les annรฉes 1930 en France, le design de mobilier est conรงu par les architectes ou ingรฉnieurs. En Allemagne, en 1927, Wilhem Wagenfeld, ancien รฉlรจve du Bauhaus dessine des petits objets aux formes simples et fonctionnelles et impose la ยซ figure du designer freeโ lance. ยป Pendant la crise รฉconomique, au cours des annรฉes 1930, cette maniรจre dโexercer le mรฉtier de designer sโimpose en Europe, mais se dรฉveloppe lentement en France, oรน la tradition du mobilier privilรฉgie une production artisanale rรฉservรฉe ร une รฉlite loin des prรฉoccupations du design industriel. La formation de lโรฉcole Camondo qui va de lโarchitecture dโintรฉrieur ร lโunivers de lโobjet perpรฉtue la tradition de lโartisanat depuis laquelle remonte sa crรฉation au tournant du XX รจ siรจcle. Lโexรฉcution de piรจces uniques suit un rรฉpertoire formel historiciste (Moyen รขge, Louis XIV, rรฉgence, art nouveau). Au cours des annรฉes 1960, la profession dโarchitecte intรฉrieur est en plein essor, lโรฉcole Camondo participe aux rรฉflexions prospectives sur lโรฉvolution des mรฉtiers de lโarchitecture intรฉrieure et du design. En 1969, le CCI, Centre de Crรฉation Industrielle est crรฉรฉ. Aprรจs une pรฉriode dโexpรฉrimentation et de recherche, la profession dโarchitecte dโintรฉrieur est pleinement reconnue au cours des annรฉes 1980.
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Table des matiรจres
Introduction
I โ Trois รฉdifices signรฉs Starck, leur contexte et leur rรฉception
1-Lโascension dโun designer hors du commun (1968-1989)
Les dรฉbuts de sa carriรจre
Du design dโobjet ร lโarchitecture dโintรฉrieur
2 โTrois projets au Japon
Asahi Beer, Tokyo, 1989
Le Nani Nani, Tokyo, 1989
Le Baron vert, Osaka, 1992
3- Fortune critique (1989-1993)
Le trophรฉe, lโimmeuble enseigne
Le monstre, un รฉdifice zoomorphe
La lame, un monolithe
II โ Signes, symboles et postmodernitรฉ
1-Lโรฉmergence dโun vocabulaire post-moderne
Asahi Beer et le Nani Nani, hangars ou canards ?
La mรฉtaphore des architectures postmodernes au japon
La thรฉรขtralisation des intรฉrieurs
2 โ Une architecture de monolithes
Lโarchitecture comme support publicitaire
Le commerce des signes au tournant des annรฉes 1990
Le Baron vert, un aprรจs post-modernisme ?
3 – Architecture & design, une question dโรฉchelle ?
La signature Starck
De lโarchitecture au paysage domestique
Conclusion
Bibliographie