Depuis environ deux décennies, les spécialistes de la comptabilité de gestion ont pris conscience du fait que le contrôle des coûts ne suffisait pas pour assurer le succès économique durable de l’entreprise, l’accumulation des coûts au long d’un processus de production n’entraînant pas nécessairement la génération d’un chiffre d’affaires au moins équivalent. En particulier, durant les années 80, les industriels et les spécialistes de la gestion des opérations se sont efforcés d’éliminer les « opérations sans valeur ajoutée », comme le stockage ou les contrôles qualité, opérations qui avaient précisément comme caractéristique d’augmenter les coûts sans augmenter la valeur pour le client.
LA VALEUR POUR LE CLIENT
Au cours des deux dernières décennies, le terme de valeur s’est imposé de plus en plus fréquemment, en particulier avec l’insistance portée sur la création de valeur pour l’actionnaire (Ittner et Larcker, 1998). Toutefois, la popularité du terme de valeur ne s’est pas accompagnée d’une clarification de sa définition et des ambiguïtés persistent, en particulier lorsque l’on emploie le mot valeur sans préciser s’il s’agit de valeur pour l’actionnaire ou de valeur pour d’autres parties prenantes : salariés, clients, fournisseurs, collectivités (Bourguignon, 2005). Laissant de côté la valeur pour l’actionnaire et le débat sur une possible convergence des valeurs pour les différentes parties prenantes de l’entreprise, nous nous concentrons pour notre part sur la valeur pour le client. En effet, c’est à cette dernière que se réfèrent les chercheurs spécialisés en comptabilité de gestion quand ils se proposent de mettre en relation les coûts engendrés par des clients ou des produits et la valeur créée par l’entreprise pour ces mêmes clients, dans une perspective de management de la performance. Dans cette première partie, nous allons tenter de définir la valeur pour le client en nous appuyant sur les définitions de la valeur données par les économistes et en rapprochant les notions de valeur et de prix. Puis nous montrerons que la multiplicité des clients, l’instabilité de leurs préférences rendent complexe et problématique la mesure de la valeur pour des clients.
QU’EST CE QUE LA VALEUR ?
Valeur d’échange, valeur d’usage ou valeur-utilité ?
Les définitions du mot valeur peuvent être recherchées dans trois champs principaux : les sciences et les arts, l’économie et la philosophie. Nous ne nous attarderons pas sur les définitions issues des sciences, des arts et de la philosophie (qui ont été rappelées par Bourguignon, 2005). Nous allons en revanche considérer les définitions issues de l’économie car elles peuvent nous aider à mieux comprendre ce qu’est la valeur d’un bien ou d’un service pour le client. Deux conceptions de la valeur, la valeur d’usage et la valeur d’échange, sont présentes dans les travaux de Smith dès 1776 : « Le mot valeur a deux significations différentes ; quelquefois il signifie l’utilité d’un objet particulier et quelquefois, il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’acheter d’autre marchandises » (Smith, 1991, cité par Simon, 2000). Ramirez (1999) a proposé une étude historique du mot valeur dans la langue française dont il ressort que le sens le plus ancien (900 ans) du mot valeur se réfère à l’adaptation à un usage tandis que le sens de mesure du mot valeur, utilisé dans le commerce, ne serait apparu que 200 ans plus tard, fondant ainsi la valeur-échange. A la suite des travaux de Smith, l’économie distingue la valeur d’échange et la valeur d’usage :
– La valeur d’échange est le « taux auquel une marchandise s’échange contre une autre marchandise. Synonyme de prix relatif. » (Echaudemaison, 1989, p. 456)
– La valeur d’usage est « l’utilité d’un bien évaluée soit de manière objective et générale (le pain fournit un certain nombre de calories), soit de manière subjective et donc variable d’un individu à l’autre. La valeur d’usage est relative au besoin, la valeur d’échange relative à un autre bien. » (Echaudemaison, 1989, p. 456) .
Pour les économistes classiques la valeur d’usage est égale à la somme des coûts nécessaires pour produire le bien (ou pour Marx, au coût du travail engagé) tandis que pour les néoclassiques, cette valeur d’usage est appelée valeur-utilité (Simon, 2000, Roche, 2002) et se définit par rapport aux besoins de l’utilisateur. La première question que l’on peut se poser, lorsque l’on parle de gestion du couple coûtsvaleur pour le client, est de savoir si nous nous référons à la valeur d’échange, à la valeur d’usage ou à son avatar néo-classique, la valeur-utilité. En effet, si l’on retient comme définition de la valeur la valeur d’usage au sens des économistes classiques, on peut considérer que les coûts sont identiques à la valeur et l’intérêt de la question de recherche tombe de lui-même. On est alors dans la logique des systèmes de coûts antérieurs aux années 90 dans lesquels l’hypothèse était faite que l’addition de coûts conduirait à une valeur que le client ne pourrait que reconnaître (Mévellec, 2000a, p. 34). Il semble donc, si nous voulons que notre question ait un sens, qu’il faille retenir soit la valeur-utilité soit la valeur d’échange pour définir la valeur pour le client. L’adoption de la valeur-utilité (par opposition à une valeur fondée sur les coûts ou sur la quantité de travail) introduit d’emblée le fait que la valeur d’un bien dépend du contexte dans lequel se trouve l’utilisateur. Comme le mentionne Simon (2000) en s’appuyant sur les travaux de Perroux, « elle conduit à considérer la valeur non pas comme une réalité objective reposant sur des entités (le fer, le blé, la société…) dans une économie figée mais à la fonder sur des comportements humains. La valeur devient ainsi une donnée subjective et contingente. » (p. 1252) La valeur pour le client a donc un caractère relatif, d’une part parce qu’elle dépend des caractéristiques du consommateur et de la situation dans laquelle il se trouve et d’autre part parce que le consommateur va apprécier la valeur d’une offre par comparaison avec les offres de concurrents :
– « La valeur économique offerte au consommateur… est la valeur relative qu’un produit donné offre à un consommateur dans une application particulière. C’est le montant maximum qu’il serait disposé à payer, en supposant qu’il est parfaitement informé concernant le produit et les offres des concurrents. » (Teller, 1999, p. 235)
– « Après comparaison des différentes offres, le client choisira celle dont il pense qu’elle lui en donne pour son argent. La valeur est bien ici une notion relative puisqu’elle résulte d’une comparaison avec l’offre de la concurrence. » (Barwise et Meehan, 1999) .
Cependant, comme on peut le constater en lisant attentivement les deux citations qui précèdent, reconnaître le caractère relatif de la valeur ne suffit pas pour autant à adopter une perspective de valeur d’utilité. La référence au prix, et donc à la valeur d’échange, est bien présente. Ceci va nous conduire dans un deuxième temps à nous interroger sur les relations qui lient la valeur pour le client au prix.
Valeur ou prix ?
Il semble qu’il existe une opposition entre la valeur d’échange, qui s’exprimerait en termes monétaires (et pourrait s’assimiler au prix) et la valeur-utilité qui s’exprimerait en utilité, en satisfaction, « le bien ou le service en question venant remplir certains des besoins de l’utilisateur » (Bourguignon, 2005). D’où la question : la valeur est-elle assimilable au prix ou est-elle distincte de ce dernier ? Plus précisément, la valeur d’un produit ou d’un service peutelle être approchée par son prix ou même identifiée à son prix ? Ou bien est-elle autre chose dont le prix ne serait qu’un des éléments constitutifs ou explicatifs, l’un des attributs ? Nous avons essayé de structurer les réponses apportées à cette question en distinguant les auteurs qui assimilent la valeur au prix et ceux qui considèrent que le prix n’est qu’un des éléments explicatifs de la valeur ; cependant, beaucoup d’auteurs adoptent une position ambiguë comme on va le voir maintenant.
Le prix, approximation de la valeur
Pour certains auteurs, que l’on pourrait considérer comme les tenants de la valeur d’échange, la valeur pour le client est le prix que celui-ci est prêt à payer pour acquérir un bien ou un service ; le prix est donc une approximation, un indicateur de la valeur d’un bien pour le client.
– Dans son article sur valeur et comptabilité, Simon (2000) pose en introduction que « le prix – constaté lors d’une transaction sur un marché – est l’expression d’une valeur ; ou inversement, que la valeur d’un bien constitue le fondement de son prix. » (p. 1245)
– Pour Lorino, (1995b, p. 126) « le prix, comme tout indicateur chiffré, peut constituer un signe de valeur mais il n’est pas la valeur ». De même, pour McNair et al. (2001), le prix de marché représente un proxy de la valeur actuelle nette que le client va retirer du produit ou du service acheté. » (p. 33)
– Dans son article sur la relation entre coût et valeur, Mévellec part de l’idée que « le prix est, dans l’échange, la cristallisation de la valeur » (2000a, p. 32) et parle de « la valeur que les clients vont accepter de payer. » (p. 33) .
Si le prix est l’expression de la valeur d’un produit ou d’un service, l’origine de cette valeur, du fait que les clients sont prêts à payer se trouve dans les attributs du produit/service.
Bromwich (1990) a précisé la notion d’attributs, soulignant que l’attraction d’un produit sur le consommateur n’est pas le fait du produit lui-même, de façon monolithique, mais d’un ensemble de caractéristiques : « Ici, les produits sont vus comme constitués d’un ensemble d’attributs objectifs ou de caractéristiques qu’ils offrent aux clients… Ce sont ces attributs qui attirent réellement les clients… Ces attributs peuvent inclure divers éléments liés à la qualité, comme des performances opérationnelles, la fiabilité, les conditions de garantie, des aspects physiques comme le niveau de finition, et des éléments de service comme la sécurité d’approvisionnement ou le service après-vente. » (p. 30). Cette vision est confirmée par McNair et al. (2001, p. 36) : « Une abondante littérature de marketing démontre que les clients achètent un bouquet d’attributs de produits et services quand ils font un choix sur un marché». Mévellec (2005) considère également que la source de la valeur réside dans les attributs lorsqu’il affirme : « La valeur … est le résultat d’un assemblage de fonctionnalités perçues par le client et chacune porteuse d’une dimension utile » (p. 57) .
La première option qui s’offre consiste donc à approcher la valeur par le prix du produit/service. Cette option suscite quelques interrogations.
1. Il faut d’abord souligner que les différentes propositions que nous avons citées ne sont pas parfaitement identiques. En particulier, le « prix que le client est prêt à payer » n’est sans doute pas égal au prix de marché, ni au prix que le client va payer finalement. En effet, entre ce que le client est prêt à payer et ce qu’il paie, il y a la capacité de l’entreprise à transformer une valeur créée en valeur acquise, capacité qui dépend de la situation concurrentielle, du rapport de force entre acteurs, des caractéristiques du marché, en particulier dans les activités de type B to B (Kœnig, 2004, p.230). De fait, Charreaux et Desbrières (1998) définissent précisément ainsi la valeur pour le client : « Il y a valeur créée si le client obtient le produit à un prix inférieur à son prix d’opportunité, c’est à dire le prix qu’il aurait été disposé à payer. » .
2. Concrètement, si nos systèmes de comptabilité de gestion gardent trace facilement du prix payé par les clients et du chiffre d’affaires qu’ils génèrent, il est plus difficile de se faire une idée du prix de marché et encore plus du prix que client est (était) prêt à payer. Dans ces conditions, est-il possible de fonder la mesure de la valeur pour le client par le prix qu’il est « prêt à payer » ?
3. Enfin, cette première option, assimiler la valeur au prix, pose une question annexe : si la valeur pour le client peut être assimilée au prix qu’il va payer, pourquoi alors parler de valeur pour le client et non de prix ou de chiffre d’affaires ? Y a-t-il une différence entre la gestion du couple coûts-valeur et la traditionnelle gestion du couple coûtschiffre d’affaires par les marges ? Ou s’agit-il seulement de remplacer le mot chiffre d’affaires par le mot valeur afin de donner au client l’impression qu’on lui apporte quelque chose plutôt qu’on ne lui « prend son argent » ?
Le prix, attribut de la valeur
A l’opposé, d’autres auteurs considèrent que le prix est un des attributs, une composante de la valeur mais distincte de celle-ci. Dans ce cas, la valeur serait une synthèse des différentes caractéristiques du bien, le prix étant une caractéristique ou un attribut parmi d’autres. C’est la position retenue par Aurier et al. (2004) qui distinguent la valeur globale d’un produit et sa valeur de consommation. Reprenant des définitions antérieures issues de la littérature de marketing, ils mentionnent que « la valeur globale d’un produit … résulte de la confrontation entre les bénéfices et les sacrifices associés à la consommation. Elle est définie comme l’évaluation globale de l’utilité d’un produit fondée sur les perceptions de ce qui est reçu et donné ou comme le rapport entre les bénéfices et les sacrifices perçus » (p. 2). A l’opposé, le travail sur ce que ces auteurs appellent la « valeur de consommation » est analytique et s’intéresse aux éléments qui sont à l’origine de la valeur globale. L’article propose une liste générique de ces éléments qui se situent à un niveau de généralité et d’abstraction supérieur à ce que nous appelons attributs dans la littérature de comptabilité de gestion .
De la même façon, pour Barwise et Meehan (1999), c’est le rapport valeur perçue/ prix qui détermine le comportement du consommateur : «… la perception de valeur par le client, c’està-dire l’appréciation qu’a le client de l’ensemble des avantages retirés d’un produit ou d’un service par rapport au coût total représenté par son prix d’achat ou sa jouissance. Même s’ils ont généralement d’autres priorités, les consommateurs ont pratiquement tous en tête une notion implicite du « bon » rapport qualité-prix. Après comparaison des différentes offres, le client choisira celle dont il pense qu’elle lui en donne pour son argent. » Jallat (2002) est particulièrement explicite puisque, pour lui, c’est justement l’écart entre la valeur perçue par le client et le prix qui fonde la compétitivité de l’entreprise : « A ce titre la différence entre le prix de vente d’un produit et sa valeur perçue par le consommateur doit être interprété comme… un vecteur de compétitivité marginale qui doit être maintenu, capitalisé et développé par l’entreprise. (2002, p. 70) Porter (1985, p. 3) est plus ambigu en affirmant : « La valeur est ce que les clients sont prêts à payer » mais en ajoutant immédiatement : « …une valeur supérieure vient du fait d’offrir des bénéfices équivalents à ceux des concurrents pour des prix plus bas ou de fournir des bénéfices uniques qui font plus que contrebalancer l’accroissement du prix ». Enfin, Lorino indique que « la valeur apparaît à travers ce jugement d’opportunité sur le rapport entre fonctionnalités et prix. » (Lorino, 1995b, p. 127). Il précise en 1997 : « La valeur est le jugement porté par la société (notamment le marché et les clients potentiels) sur l’utilité des prestations offertes par l’entreprise comme réponse à des besoins. Ce jugement se concrétise par des prix de vente, des quantités vendues, des parts de marché, des revenus, une image de qualité, une réputation, etc. » .
|
Table des matières
I)INTRODUCTION
II) GENERALITES
III) METHODOLOGIE
IV) RESULTATS
V) COMMENTAIRES ET DISCUSSION
VI) CONCLUSION
VII) REFERENCES
ANNEXES
RESUME