Pesticides et santé : la montée des préoccupations
Les questions de santé publique que pose l’usage des pesticides sont nombreuses et concernent des populations multiples, notamment les consommateurs, les populations du secteur agricole mais aussi des professionnels tels que les employés des parcs et jardins et les particuliers qui recourent à ces produits dans leur foyer. Au cours de la dernière décennie, les controverses relatives aux pesticides se sont surtout multipliées en lien avec leurs usages agricoles et leurs effets sur la santé des agriculteurs, des riverains des parcelles agricoles et des consommateurs de produits traités. Largement relayées par les médias spécialisés et généralistes, elles revêtent des dimensions inextricablement politiques et scientifiques. Sur le plan politique, les pesticides ont donné lieu à des mobilisations protestataires particulièrement visibles, mais aussi à des évolutions institutionnelles importantes. Longtemps principalement mis en œuvre par les institutions nationales dédiées à l’agriculture (ministère de l’Agriculture, Mutualité sociale agricole ; MSA), le contrôle des pesticides et la surveillance de leurs effets sanitaires indésirables sont en effet aujourd’hui partagés entre un grand nombre d’acteurs administratifs évoluant à différentes échelles de gouvernement : l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) qui évalue les risques des pesticides et autorise leur mise sur le marché, l’Autorité européenne de sécurité alimentaire (European food safety authority ; Efsa) qui homologue les substances actives, l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), mais aussi les ministères chargés de la santé, du travail et de l’environnement… Sur le plan de la connaissance scientifique, la période contemporaine est marquée par l’accumulation de données épidémiologiques mettant en évidence un risque augmenté de survenue de certaines pathologies chroniques, comme la maladie de Parkinson, certaines hémopathies malignes ou le cancer de la prostate, parmi les populations les plus exposées aux pesticides (Inserm, 2013). Ces résultats alimentent de nombreux conflits d’interprétation, notamment lorsqu’ils sont mobilisés pour évaluer les effets de pesticides particuliers, comme le chlordécone, le glyphosate et très récemment les fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHi). Ce chapitre décrit ces controverses, qui constituent le contexte de cette expertise collective. Il revient en premier lieu sur la politisation des questionnements relatifs aux liens entre pesticides et santé humaine, avant d’analyser les ressorts des conflits d’interprétation autour des données scientifiques disponibles.
La politisation des interrogations sur les liens entre pesticides et santé humaine
Si des inquiétudes relatives aux effets des pesticides sur la santé humaine sont documentées de longue date par des travaux historiques portant sur la France (Fourche, 2004 ; Jas, 2007 ; Jas, 2010), les conflits politiques relatifs à ces enjeux ont pris une acuité sans précédent dans notre pays. Ces conflits sont alimentés à la fois par des mobilisations protestataires et par la concurrence entre administrations pour le contrôle des politiques publiques dédiées à la protection des populations exposées à ces produits.
Les pesticides et leurs dangers comme objets de mobilisation
L’intensification de l’usage agricole des pesticides à partir de la Deuxième Guerre mondiale a permis une substantielle augmentation des rendements (Fourche, 2004). Cependant, dans les années qui ont suivi, ces produits ont suscité des inquiétudes en raison des risques que leur utilisation massive induit pour la santé et pour l’environnement. Les questions de santé au travail affectant la main d’œuvre agricole font notamment l’objet de l’attention de certains médecins du travail agricole dans les années 1960 (Jas, 2010). Dans certains pays étrangers, comme les États-Unis, ces critiques ont alimenté dès les années 1960 d’importantes mobilisations protestataires, dénonçant les effets nuisibles des pesticides pour les saisonniers agricoles (Nash, 2006), les consommateurs (Whorton, 1974) ou pour la faune sauvage (Bosso, 1987). En France, les premières mobilisations de ce type ne se sont cependant réellement structurées qu’au XXIe siècle. Le début des années 2000 a été marqué par d’importantes controverses sur les effets des pesticides néonicotinoïdes sur la santé des abeilles domestiques. Les enjeux de santé humaine liés à l’utilisation agricole des pesticides sont par la suite progressivement devenus des objets de mobilisation. Si ces mobilisations sont alimentées par la production des données scientifiques, notamment épidémiologiques, qui ont mis en évidence les effets des pesticides sur la santé, elles sont également le produit de mutations sociales, économiques et politiques structurelles.
Ces mobilisations françaises sont d’abord apparues dans le champ de la santé au travail. Suite à l’adoption, en 2002, d’une assurance obligatoire contre les accidents du travail et les maladies professionnelles des non-salariés agricoles, plusieurs exploitants atteints de pathologies susceptibles d’être imputées à leur exposition aux pesticides (maladies neurodégénératives, hémopathies malignes) ont entrepris isolément des démarches en vue de l’obtention d’une reconnaissance de maladie professionnelle. La transformation de cas isolés de travailleurs malades en une cause commune d’agriculteurs s’estimant victimes des pesticides a été rendue possible par l’appui qu’ils ont reçu auprès de militants environnementalistes, de professionnels du droit et de leurs familles, qui les ont aidés à fonder l’association Phyto-victimes en 2011 (Jouzel et Prete, 2013 ; Salaris, 2014). Aujourd’hui, plusieurs associations dénoncent les dangers des pesticides sur la santé des travailleurs agricoles ou des salariés de l’agro-alimentaire, en cherchant à rendre visibles de nouveaux cas de victimes, en exigeant une juste réparation du tort qu’elles ont subi, et en exigeant un plus strict contrôle de ces produits, passant notamment par l’interdiction de l’ensemble des substances actives cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la production ou ayant des effets de perturbations endocriniennes. L’émergence de cet enjeu de revendication est le produit de plusieurs mutations sociologiques et politiques conjointes. La mobilisation des agriculteurs de l’association Phyto-victimes apparaît ainsi comme le fruit de l’érosion progressive du monopole longtemps exercé par la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) sur la représentation politique de cette profession, et de l’apparition d’offres de représentation syndicale alternatives et porteuses d’une vision critique du productivisme agricole en général, et de l’intensification du recours aux pesticides en particulier (Jouzel et Prete, 2015). Elle est également une conséquence indirecte des mutations des familles d’agriculteurs : marquées par une hétérogamie sociale croissante au sein des couples (Giraud et Rémy, 2008) et par un alignement progressif du destin scolaire des enfants d’agriculteurs sur celui de la population générale (Giraud et Rémy, 2014), ces familles sont également des espaces sociaux où circule une parole critique sur les pesticides, qui peut servir de vecteur d’indignation pour des agriculteurs lorsqu’ils sont atteints de pathologies imputables à leur exposition à ces produits (Jouzel et Prete, 2016a).
Parallèlement, des groupes de riverains se sont également constitués dans les zones d’arboriculture et de viticulture pour exiger la limitation des épandages à proximité de leurs lieux de résidence ou des bâtiments recevant du public, comme les écoles. D’abord concentrés autour des zones de pomiculture dans le Limousin (Cardon et Prete, 2018), ces mouvements ont essaimé au cours des dernières années dans des régions viticoles comme la Gironde ou la Champagne, et s’élargissent à de nombreuses zones d’activités agricoles variées. Fortement couverts par les médias locaux et nationaux, ces conflits de voisinage semblent se développer de manière particulièrement marquée dans les territoires urbanisés, longtemps principalement dédiés à l’agriculture et accueillant de nouvelles populations non agricoles en périphérie de centres urbains (Amiet, 2018 ; Cardon et Prete, 2018).
Ces divers mouvements sociaux sont connectés à ceux qui militent en faveur de l’alimentation biologique et dénoncent les dangers des pesticides de synthèse. Une association comme Générations futures, qui porte depuis une vingtaine d’années un discours critique vis-à-vis des méfaits sanitaires et environnementaux de l’agriculture intensive, a ainsi joué un rôle dans la constitution des premiers mouvements de travailleurs agricoles et de riverains s’estimant victimes des pesticides (Jouzel et Prete, 2015). L’alimentation biologique en enjeu de mobilisations collectives est profondément liée aux mutations des marchés alimentaires : croissance de la demande pour des produits issus de l’agriculture biologique, augmentation de la part de la surface agricole cultivée et du cheptel élevé en conformité avec un cahier des charges de l’agriculture biologique, apparition de nouveaux circuits de distribution (Sommier et coll., 2019).
L’ensemble de ces mutations sociales, économiques et politiques qui ont affecté les zones rurales et agricoles ont contribué à rendre visibles les effets des pesticides sur la santé, au-delà des seules publications scientifiques en épidémiologie ou en toxicologie. Les mouvements sociaux qu’elles ont alimentés ont été largement couverts par les médias d’information généralistes, en particulier à l’occasion d’affaires judiciaires qui permettent aux journalistes de mettre en récit des enjeux médicaux complexes, en se focalisant par exemple sur l’opposition entre les populations exposées aux pesticides et les firmes qui mettent ces produits sur le marché (Jouzel et Prete, 2016b). Cet intérêt croissant des médias pour les enjeux sanitaires liés aux pesticides s’inscrit dans le contexte plus général de la structuration, depuis les années 1980-1990, d’un journalisme santé porteur d’un regard critique sur les risques induits par les activités industrielles et sur les failles des institutions chargées de les contrôler (Champagne et Marchetti, 1993).
Couplées à la production de données épidémiologiques sur les effets des pesticides sur la santé humaine, ces mobilisations contestataires ont eu des conséquences en matière d’action publique. Dans le champ de la santé au travail, elles ont par exemple incité le ministère de l’Agriculture à inscrire à l’agenda de la Commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (Cosmap) la création de nouveaux tableaux de maladies profes sionnelles permettant une meilleure reconnaissance des pathologies provoquées par les pesticides. Deux nouveaux tableaux de maladies ont ainsi été créés dans le régime agricole de la Sécurité sociale : le tableau 58 « maladie de Parkinson provoquée par les pesticides », en 2012, et le tableau 59 « hémopathies malignes provoquées par les pesticides », trois ans plus tard. Si ces évolutions favorisent une meilleure reconnaissance de certaines maladies professionnelles causées par les pesticides, beaucoup de pathologies imputables à l’exposition à ces produits restent non prises en charge, comme le relève le rapport relatif à la création d’un fonds d’aide aux victimes de produits phytopharmaceutiques publié conjointement par l’Inspection générale des finances, l’Inspection générale des affaires sociales et le Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux en janvier 2018 (Deprost et coll., 2018). Ce rapport a ainsi recommandé d’élargir le périmètre de l’indemnisation des maladies imputables à l’exposition aux pesticides, en particulier aux « enfants atteints d’une pathologie résultant directement de leur exposition prénatale du fait de l’exposition professionnelle de l’un ou l’autre de leurs parents à des pesticides ». Dans le champ de la santé environnementale, les mobilisations de riverains dénonçant les dangers des pesticides pour leur santé ont trouvé des relais dans les exécutifs locaux, en particulier par l’intermédiaire de maires qui, au cours de la dernière décennie, ont pris des mesures d’interdiction des traitements phytopharmaceutiques dans les espaces publics communaux ou sur les parcelles agricoles situées à proximité de zones d’habitation ou de bâtiments recevant du public. De telles mesures font également l’enjeu de discussions au niveau national qui se sont traduites par l’adoption de la loi no 2014-110 dite loi « Labbé » du 6 février 2014. La loi de transition énergétique du 22 juillet 2015, par modification des dates d’entrée en vigueur de la loi « Labbé », a ainsi imposé l’interdiction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques dans les espaces publics dès 2017 et dans les jardins privatifs depuis le 1er janvier 2019. Plus récemment, sur la base de recommandations de l’Anses (Anses, 2019), le gouvernement a ouvert un débat public sur l’opportunité d’imposer des zones de non-traitement de 3, 5 ou 10 mètres entre les zones de pulvérisation de pesticides et les zones résidentielles. De manière plus générale, les mobilisations d’agriculteurs et de riverains dénonçant les dangers des pesticides ont eu pour effet d’inscrire durablement cette problématique dans l’agenda politique, et d’en faire un sujet central des discussions relatives à l’avenir des filières agricoles, comme l’ont montré les états généraux de l’alimentation en 2017. Dans ce contexte, un nombre croissant d’institutions publiques se sont saisies de cet enjeu, bien au-delà des acteurs administratifs du monde agricole qui en ont eu historiquement la charge.
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Table des matières
INTRODUCTION
Avant-propos
Synthèse
Analyse
1. Pesticides et santé : la montée des préoccupations
2. Exposition aux pesticides de la population française
I. Pathologies neurologiques et atteintes neuropsychologiques
3. Développement neuropsychologique de l’enfant
4. Troubles cognitifs
5. Troubles anxio-dépressifs
6. Maladie d’Alzheimer
7. Maladie de Parkinson
8. Sclérose latérale amyotrophique
II. Pathologies cancéreuses
9. Cancers de l’enfant
10. Tumeurs du système nerveux central
11. Hémopathies malignes
12. Cancer de la prostate
13. Cancer du sein
14. Cancers de la vessie et du rein
15. Sarcomes des tissus mous et des viscères
III. Autres pathologies et évènements de santé
16. Santé respiratoire
17. Pathologies thyroïdiennes
18. Endométriose
IV. Focus sur des substances actives
19. Glyphosate et formulations à base de glyphosate
20. Fongicides inhibiteurs de la succinate déshydrogénase
Communications
Cohorte AGRIculture & CANcer (AGRICAN)
Cancer du poumon
CONCLUSION
Annexes
Annexe 1 : Expertise collective Inserm : principes et méthode
Annexe 2 : Algorithmes de recherche bibliographique