« J’interroge l’abîme, étant moi-même gouffre » Victor Hugo, La légende des siècles (1877)
À l’aube du XIXe siècle, l’abîme marin était perçu comme un monde obscur situé en marge de la civilisation occidentale. Bien que la mer recouvrait les trois quarts de la planète, sa profondeur, tout comme l’existence d’êtres vivants en son sein, formaient des inconnues. Ainsi, l’univers marin profond demeura longtemps un espace-autre, pensé mais inobservable et inatteignable de manière directe. En effet, l’immersion humaine en grande profondeur, en submersible, n’apparut qu’au XXe siècle, la vie marine étant essentiellement rencontrée en surface. Hormis quelques exceptions, ce ne fut qu’à partir du XIXe siècle que les savants occidentaux conceptualisèrent et expérimentèrent cet espace au-dessus duquel les navires circulaient dans la crainte d’y être engloutis. L’existence d’organismes marins en profondeur devint alors une problématique fondamentale et un sujet de controverses à travers le monde savant.
Par conséquent, nous nous proposons d’élaborer une histoire des hommes, de leurs idées et de leurs actes, mais également l’histoire de la perception et de l’expérimentation d’un espace jugé extrême, dominant la surface de notre planète . Pour ce faire, nous nous intéressons à la façon dont les savants pensèrent l’existence de vie au sein de l’abîme. Au milieu du siècle, la théorie prépondérante était que la vie marine y était impossible, limitée à partir d’un certain niveau, avant que cette représentation d’un abîme azoïque ne soit unanimement remise en cause au profit de l’idée d’une vie présente en tous lieux. Nous allons donc interroger ce changement qui se situe à la base de notre savoir actuel.
Par conséquent, notre approche forme avant tout une histoire des sciences conceptuelle au sujet de la vie marine profonde. Cependant, elle croise également de nombreuses autres approches puisqu’elle est associée avec l’histoire maritime et l’histoire culturelle et des représentations, des éléments de sociologie, de philosophie et d’épistémologie, l’histoire des techniques et des pratiques, ou encore, parmi d’autres, l’histoire des institutions.
L’histoire de l’étude de l’océan
Avant de présenter plus en détail notre sujet, il convient de le situer au sein de l’historiographie de l’étude de l’océan. De nombreux auteurs y contribuèrent : nous en présentons les principaux sans en donner une liste exhaustive. Dès la fin du XIXe siècle, l’océanographe français Julien Thoulet fut l’un des premiers à élaborer la biographie d’un « océanographe » (bien que le terme soit anachronique), celle du physicien Georges Aimé (1810-1846) en 1898 . Peu avant, en 1895, l’océanographe écossais John Murray inséra un historique des connaissances à propos de l’étude de la mer depuis l’Antiquité au sein de la partie introductive du volumineux rapport de l’expédition du H.M.S. Challenger (1872-1876) . En 1912, il commença également l’ouvrage de référence The depths of the sea, co-écrit avec le zoologiste norvégien Johan Hjort, par un historique, plus court, de ce type . Dans les années 1920, l’océanographe écossais William Herdman réalisa une approche biographique des principaux « fondateurs » de l’océanographie . Il divisa l’histoire de l’étude de l’océan en trois périodes : une première période marquée par les études naturalistes d’Edward Forbes (1815-1854) ; une seconde correspondant aux travaux du naturaliste Charles Wyville Thomson (1830-1882) et de l’expédition Challenger ; et une troisième nommée « post-Challenger » débutant après l’expédition et aboutissant à des travaux internationaux. Ce découpage a ensuite été source de discussion, mais toujours est-il que Herdman posait des bases pour les historiens. De son côté, l’historienne de l’océanographie de Southampton Magaret Deacon évoqua en 1971 un découpage en périodes qui correspondaient à des « (…) fluctuations d’intérêt de grande envergure dans lesquels l’activité des sciences de la mer grandit, prospère pour un temps, et décline ensuite » . Au milieu du siècle précédent, les travaux se concentrèrent sur l’histoire de l’océanographie dite, par de nombreux auteurs, « moderne », c’est à dire débutant avec l’expédition du Challenger. Cependant, cette définition d’ « océanographie moderne » n’est pas tout à fait juste étant donné que l’océanographie en tant que telle – qui regroupe des savants de diverses disciplines, dans un premier temps à bord de navires, avec pour but d’étudier l’océan – n’apparaît pas avant la fin du XIXe siècle. En ce sens, notre période d’étude (1804-1885) devançait l’émergence de l’océanographie en tant que discipline bien que le mot « oceanographie » (ou « ozeanographie ») apparut en allemand au cours des années 1850 . Malgré tout, ce mot demeura peu employé dans les décennies qui suivirent. Pour notre période d’étude, nous préférons par conséquent employer la formule « étude de l’océan » et non « océanographie » afin d’éviter un anachronisme trop récurrent.
Une histoire de l’étude de la vie marine profonde
Nous avons choisi d’étudier la façon dont les savants du XIXe siècle pensaient l’existence de vie dans les profondeurs marines et il convient de préciser deux thèmes. La vie se constituait des êtres vivants marins, aptes à vivre plus ou moins profondément, essentiellement des animaux qui incluaient des êtres microscopiques. À cette époque, les espèces et les classes changeaient au moment où de nombreuses espèces nouvelles étaient décrites. Néanmoins, la vie était, comme elle le demeure, difficile à définir : le Dictionnaire de l’Académie française la désignait en 1835 comme « l’état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement » .
En ce qui concerne la profondeur marine, nous considérons l’abîme qui n’était pas observable directement, ni atteint en plongée. En ce sens, il serait anachronique d’utiliser la limite basse du plateau continental actuel (200 mètres), ou encore la thermocline située vers 1800 mètres, pour qualifier le « commencement » des grandes profondeurs (ou des abysses) qui n’étaient pas définies de la sorte. En outre, la perception de leur caractère profond changeait d’un auteur à l’autre, ce que nous analyserons . Pour figurer cet univers opaque, aux frontières floues, le mot « abîme », était employé en français et correspondait à l’anglais « abyss ».
Penser la vie des profondeurs marines amenait donc les savants du XIXe siècle à réfléchir sur la capacité des êtres marins à occuper un espace situé au-delà des limites humaines. Dans cette optique, l’expérimentation accompagna et enrichit les réflexions savantes. Dans son étude sur le visible et l’invisible, le philosophe Maurice Merleau-Ponty indique que la profondeur forme, en général, « la dimension du caché par excellence ». Dans le cas de l’abîme marin inaccessible, étant donné l’incapacité de la vue ricochant sur la surface, ou pouvant observer seulement quelques mètres d’eau, on pourrait interpréter à notre façon le philosophe lorsqu’il affirmait que « le regard ne vainc pas la profondeur, il la tourne » : celui du savant utilisa effectivement un moyen détourné en remontant en surface des entités diverses sous formes de fragments, c’est à dire des échantillons et des données. L’observation était dès lors procuration. Nous analyserons donc comment ces fragments servirent à concevoir l’univers sous-marin.
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Table des matières
Introduction
L’histoire de l’étude de l’océan
Une histoire de l’étude de la vie marine profonde
Le cadre de notre histoire
La méthode employée
Chapitre 1 – L’abîme mythifié
1-1 – Le haut et le bas : une valorisation ascendante
1-1-1 – Le couple haut-bas
1-1-2 – Les causes de la valorisation du haut
1-1-3 – Le bas infernal
1-1-4 – Des espaces sacrés
1-2 – La verticale renouvelée
1-2-1 – Des interdits renversés
1-2-2 – Des espaces nouveaux
1-2-2-1 – La verticalité attrayante
1-2-2-2 – L’altitude vécue
1-2-2-3 – L’introspection face à l’infini
1-3 – L’homme et la mer : un abîme anthropophage
1-3-1 – La mer, espace de l’engloutissement
1-3-1-1 – Une mer inconnue et redoutée
1-3-1-2 – La peur de l’engloutissement
1-3-2 – Le désir du rivage et de l’abîme
1-3-3 – Un océan horizontal parcouru
Chapitre 2 – Expérimenter l’abîme
2-1 – De la profondeur de la mer
2-1-1 – La mer sans fond ou la profondeur impénétrable
2-1-2 – Des Lumières vers le fond de la mer
2-2 – Des monstres aux spécimens
2-2-1 – Un espace-monstre
2-2-2 – Des spécimens
2-3 – L’abîme glacé de Péron (1804)
2-3-1 – Péron et l’expédition Baudin
2-3-2 – L’abîme glacé
Chapitre 3 – Une vie marine profonde évoquée (1807-1840)
3-1 – Risso et « ses » espèces méditerranéennes (1810-1840)
3-1-1 – Risso, naturaliste niçois
3-1-2 – Des poissons et crustacés niçois
3-1-3 – Un accès privilégié
3-1-4 – Risso, classificateur en marge
3-2 – Biot et ses « observations curieuses » sur les gaz de poissons (1807)
3-3 – John Ross et les profondeurs arctiques (1818-1819)
3-3-1 – John Ross et les profondeurs arctiques
3-3-2 – La vie profonde arctique
Conclusion
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