L’“espace” est une notion partagée par le sens commun, bien que plus particulièrement accaparée par les architectes et les géographes , qui s’en revendiquent spécialistes. Le sens de ce mot paraît clair à tout un chacun, comme celui du mot “temps”. Le temps et l’espace constituent un couple d’évidences : le temps passe, des événements s’y déroulent ; les choses se situent dans l’espace. Cette conjonction-opposition de l’espace et du temps correspond à la dichotomie exprimée par les simples questions “où ?” et “quand ?” ; y répondre semble à la fois nécessaire et suffisant pour déterminer le cadre de nos actions. Le mot “espace” n’était sans doute pas aussi courant que des mots comme “lieu”, “endroit”, “emplacement”, etc., qui répondent également à la question “où ?”, avant que des expressions issues du jargon urbanistique (“espaces verts”), législatif (“espace fumeurs”), scientifique et technique (“espace aérien”, “espace vital”), etc., ne contaminent la langue du quotidien. On doit d’ailleurs remarquer que cette disjonction de l’espace et du temps n’est pas si claire que cela dans l’étymologie du mot “espace” : la première occurrence en français du mot “espace” signifie “laps de temps, durée” ; cette ambiguïté subsiste dans des expressions comme “dans l’espace d’un an”, “dans l’espace d’un éclair”, et est déjà présente dans le sens du mot latin d’où est issu le mot espace, spatium : “champ de course, arène, étendue, durée”.
Kant faisait de l’espace et du temps deux catégories a priori, et Bergson a pu dire que cette conception “diffère moins qu’on ne se l’imagine de la croyance populaire”. Nous n’entendons pas nous opposer à ce point de vue, nous n’en avons d’ailleurs certainement pas les moyens intellectuels, mais il nous semble que puisque nous sommes du côté de ceux qui font, dans et avec l’espace, un point de vue plus pragmatique, peut-être plus naïf, permettait de se doter d’outils pour la compréhension et la création des phénomènes spatiaux, des formes donc, et des processus qui mènent à ces formes. 1 Nous excluons d’emblée le sens “aérospatial” de ce terme, même si bien sûr le sens du mot espace en astronomie n’est pas étranger à celui du quotidien. 2 in WACE, Chron. ascendante des ducs de Normandie, 1160-74, éd. A. J. Holden, I, 1 (source : Centre national de Ressources Textuelles et Lexicales (http://www.cnrtl.fr) ; toutes nos références lexicales feront appel à ce portail) 3 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1927], Quadrige PUF, 1985, p. 69 Le mot “espace”, tel qu’entendu par les architectes et les géographes, revêt pour eux des significations, et surtout peut-être des connotations, qui se rejoignent parfois, même si l’intronisation de ce mot dans les deux disciplines a sans doute suivi des parcours différents. Elles se rejoignent en tout cas pour opposer espace et forme, d’une manière qui peut sembler curieuse, puisque l’on est en droit de se demander ce que serait un espace sans formes (de même qu’un temps sans événements), et ce que seraient des formes qui ne seraient pas situées dans un espace. L’architecture et la géographie (si l’on peut personnifier ainsi ces deux disciplines) sont d’accord aussi en général pour opposer, ou du moins différencier fortement, “leur” espace à celui de la géométrie.
Privilégier l’espace pour les architectes cela peut tout simplement vouloir dire offrir pour le même prix des m² (et donc des m³) supplémentaires au détriment des finitions, voire du confort . Cela peut aussi signifier refuser la partition traditionnelle en pièces fermées et, grâce à l’abandon des murs porteurs et au “plan libre”, proposer une fluidité plus grande des déplacements et des regards. Dans un sens plus général, l’insistance sur l’espace est une réaction au formalisme, voire au “façadisme” ; il s’agit de privilégier l’espace intérieur, habitable, par rapport à l’apparence extérieure : c’est une tendance marquée de l’architecture moderne, même si de nombreux courants de l’architecture contemporaine ont renoué avec une forme de “façadisme” en s’intéressant de nouveau à l’enveloppe, en particulier à ses divers degrés de transparence. Sigfried Giedion, dans Espace, temps, architecture, insiste sur cette notion d’espace, sans d’ailleurs vraiment la définir :
“Ce qui est commun à tous les pays, c’est une même conception de l’espace, correspondant à la sensibilité de l’époque autant qu’à sa tournure d’esprit. Ce n’est pas la forme indépendante et sans lien avec son environnement qui caractérise l’universalité de l’architecture d’aujourd’hui, mais la disposition des objets dans l’espace, la conception même de l’espace. Il en a toujours été ainsi, jusqu’à nos jours, à toutes les époques créatrices. La conception actuelle de l’espace-temps, la manière dont les volumes sont disposés dans l’espace et dont s’établissent leurs rapports mutuels, l’interpénétration de l’espace extérieur et de l’espace intérieur, voilà les caractéristiques communes qui sont à la base de notre architecture.” .
Espace ou anthropos
Le monde perçu
L’expérience directe
La conscience du monde
“La psychologie, comme toutes les autres sciences, ne peut avoir, semble-t-il, qu’un seul point de départ : le monde tel que nous le percevons, naïvement et sans esprit critique. La naïveté peut disparaître au fur et à mesure de nos progrès. Des problèmes peuvent se révéler qui n’apparaissent pas d’emblée. Afin de les résoudre, nous serons peut-être amenés à forger des concepts éloignés, du moins au premier abord, de l’expérience directe. Et malgré tout, il faut partir d’une image naïve du monde. Il n’est pas d’autre base, en effet, pour édifier une science.
Dans mon cas, qui pourrait être celui de bien d’autres, cette image naïve est, à l’heure actuelle, celle d’un lac bleu entouré de forêts obscures, de ce rocher gros et gris, dur et froid, que j’ai élu comme siège, celle du papier sur lequel j’écris, du bruit sourd que fait le vent remuant à peine les feuillages et de cette odeur forte qui vient des bateaux et de la pêche. Mais ce monde contient beaucoup plus que cette image : je ne sais pourquoi j’entrevois maintenant, et bien qu’il ne se confonde en rien avec le présent décor, tel autre lac bleu que je contemplai de ses rives, il y a quelques années de cela, dans l’Illinois. J’ai depuis longtemps l’habitude que surgissent des visions de cet ordre, lorsque je me trouve isolé. Et ce monde contient encore bien d’autres choses : par exemple, ma main et mes doigts, se déplaçant à peine sur le papier. Maintenant que j’arrête d’écrire et regarde de nouveau autour de moi, j’éprouve aussi une sensation de vigueur et de bien-être. Mais, un instant plus tard, je ressens audedans de moi-même comme une oppression singulière et qui va tendre à se constituer en un sentiment d’être pourchassé – j’ai promis de remettre ce manuscrit terminé, dans quelques mois d’ici.” (Wolfgang Köhler, Psychologie de la forme, Gallimard Folio Essais (1964 pour le texte, 2000 pour la présentation), pp. 11-12) .
Même s’il ne s’agit pas ici, essentiellement, de psychologie de la forme, ni même de psychologie tout court, nous partagerons le point de vue de Wolfgang Köhler tel qu’il est exprimé dans les premières lignes de son ouvrage, et considérerons que nous ne pouvons, dans un premier temps, qu’examiner les choses telles qu’elles nous apparaissent, et donc commencer par nous intéresser au “monde tel que nous le percevons, naïvement et sans esprit critique”.
L’expérience décrite dans ce texte est effectivement analogue à celle que nous vivons en ce moment même, que nous vivons forcément à tout moment de notre existence éveillée, à savoir la conscience du monde qui nous environne et dont nous faisons partie. Nous pouvons vivre des circonstances exceptionnelles telles que des états de forte concentration ou de délire, par exemple, qui nous détachent partiellement de notre environnement et qui nous font l’ignorer, voire le transforment en nous confrontant à des hallucinations ; et bien sûr cette conscience du monde disparaît dans le sommeil. Mais la plupart du temps nous avons bien cette conscience, et cette confiance en l’existence du monde.
La description
L’expérience directe, nous la vivons, mais pour pouvoir en rendre compte, il faut bien trouver un moyen, à défaut de pouvoir transmettre directement notre état de conscience à nos interlocuteurs… Il faut donc en passer par la description. Nous aurions pu choisir toute autre description, comme il en existe dans tous les livres, de fiction ou autre. Nous pourrions aussi tout simplement nous arrêter un moment, prendre conscience du monde qui nous entoure et le décrire. Parmi toutes les descriptions qui auraient pu être choisies, le texte de Wolfgang Köhler présente l’intérêt d’être concis, tout en étant assez complet quant aux questions qui vont nous intéresser dans ce chapitre. Nous le prendrons donc comme un témoignage possible de l’expérience directe, tout en reconnaissant l’inflexion par rapport à celle-ci qu’implique l’intention même de décrire. Car il peut y avoir un travers à utiliser la description : en effet l’intention de décrire nous met dans un état autre que celui d’indifférence qui est le nôtre en général à l’égard du monde qui nous entoure. Nous sommes obligés d’être attentifs, d’extraire de notre environnement des éléments significatifs, de chercher les mots qui nous sembleront le mieux rendre compte de ce que nous percevons. Il n’y a d’ailleurs même pas besoin d’aller jusqu’à vouloir décrire verbalement le monde pour activer cette attention particulière : lorsque nous visitons une ville étrangère, nous regardons différemment, plus attentivement, nous remarquons des détails qui nous échappent dans notre environnement quotidien. La description ne rend donc pas absolument compte de l’expérience directe commune, en ce que la conscience vague et indifférente du monde, qui est notre expérience vraie la plupart du temps, devient une observation plus précise et intentionnelle.
Une image du monde
Wolfgang Köhler se propose de décrire “le monde” tel qu’il le perçoit, mais tout de suite après il dit “partir d’une image naïve du monde”. Il assimile donc le monde et son image. C’est l’acception introduite par Bergson dans Matière et mémoire lorsqu’il évoque, en employant le pluriel, “cet ensemble d’images que j’appelle l’univers” . Cela peut nous sembler étrange, tant nous sommes habitués dans le langage courant à distinguer la réalité de son image, à opposer l’image comme illusion, fabrication, reproduction (reflet dans un miroir, peinture, photographie, etc.) à la réalité tangible. Nous n’avons pas l’intention de polémiquer au sujet de l’opposition idéalisme-réalisme, ce qui excéderait largement notre propos. Nous admettrons donc l’emploi du mot “image” comme englobant tout ce qui est perçu par nous, quelle qu’en soit l’origine ; après tout, les images, au sens habituel du terme, font aussi partie du monde que nous percevons. Si l’on en extrait la part objective, l’auteur décrit l’“image” du monde qu’il perçoit en une seule phrase, suivie d’un “repentir” :
“ (…) cette image naïve est (…) celle d’un lac bleu entouré de forêts obscures, de ce rocher gros et gris, dur et froid, que j’ai élu comme siège, celle du papier sur lequel j’écris, du bruit sourd que fait le vent remuant à peine les feuillages et de cette odeur forte qui vient des bateaux et de la pêche. (…), [de] ma main et [de] mes doigts, se déplaçant à peine sur le papier. ” .
Son évocation n’est donc pas que visuelle, mais comprend toutes les perceptions ; là aussi, il rejoint Bergson, qui écrit : “Me voici donc en présence d’images, au sens le plus vague où l’on puisse prendre ce mot, images perçues quand j’ouvre mes sens, inaperçues quand je les ferme.” De nouveau nous admettrons d’élargir l’acception du mot image, que nous limitons souvent au visuel, à tous nos sens : l’“image” du monde, qui est le monde pour nous, est multi sensorielle, elle n’est pas limitée à sa part visuelle.
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Table des matières
Introduction
I Espace ou anthropos
I.1 Le monde perçu
I.1.1 L’expérience directe
La conscience du monde
La description
Une image du monde
Description et connaissances
Une énumération imprécise
Un monde perceptible par nos sens
I.1.2 Les sensations
Les cinq sens et les organes sensoriels
Sensations et affections
Rapport à l’intention
Stimuli et récepteurs
Un sixième sens ?
I.1.3 Les champs perceptifs
Les champs perceptifs entre phénomènes physiques et physiologiques
Champs perceptifs et langage
Relations entre champs perceptifs
Perception et effort
I.2 L’espace comme continu
I.2.1 Continu, parcours, coupure
Consistance ou complétude
Continu empirique
Parcours
Coupure
I.2.2 Dimension
Une définition par récurrence
Représentations
I.2.3 Variétés
Topologie
Fiction
Types de variétés
I.3 L’espace vécu
I.3.1 La matière ou l’espace haptique
Le parcours et le heurt ou la transparence et l’obstacle
Variétés et quasi-variétés
I.3.2 La lumière ou l’espace optique
Des surfaces sur les surfaces, et des lignes
La perception des formes : la vue et le toucher
I.3.3 La gravité ou l’espace orienté
La posture
La verticale, l’horizontale, la pente
La gauche et la droite, l’avant et l’arrière
Le nord, le sud, l’ouest, l’est
Les mouvements
Se perdre et se retrouver
II Forme ou homo faber
II.1 Topologie
II.1.1 Formes de parcours
Le geste et le déplacement
Le labyrinthe
L’entrelacs
La trace du mouvement
La promenade architecturale
Flux, diffusion
II.1.2 Instauration de limites
Murs
Tracer les limites
Intérieur et extérieur, positif et négatif
II.1.3 Rapport à la matière
Manipuler, transformer, fabriquer, construire
Variétés
Découpage et assemblage
Empreinte, moulage, forme et contre-forme
Complication des limites
II.2 Réduction du nombre de dimensions
II.2.1 La coupe (ou section)
La coupe comme échantillonnage
Le plan comme coupe
La carte comme coupe
La coupe en géométrie
II.2.2 Le discours
L’art de la mémoire
Production de texte et production de forme
Ranger, classer
II.2.3 Les projections
Le géographe, le peintre et l’architecte
Des machines à dessiner
L’ombre
La carte comme projection
II.3 Géométrie
II.3.1 Mesure, échelle, proportion
La ligne droite
Métrique
Dénombrement et mesure
Echelle
Proportion
II.3.2 Manipulations, opérations, transformations
Forme et géométrie
Formes géométriques
Géométrisation
Forme et transformation
II.3.3 Vers les processus
Les montagnes ne sont pas des pyramides
Les formes naturelles résultent toutes d’un processus
Principe de similitude
Obéissance à une loi, opération et processus
Des figures monstrueuses : la courbe de von Koch et le triangle de Sierpinski
III Processus
III.1 Espaces numériques
III.1.1 Des espaces discrets et contigus
Continu et discret contigu
Nombres
Image et bitmap
La numérisation
III.1.2 L’espace numérique géométrique et projectif
Variétés
Le calcul de la perspective
III.1.3 Algorithmes
Instructions, variables, valeurs
Programme ou script
Vertige combinatoire
III.2 Processus de génération de formes
Premier interlude : une petite devinette
Second interlude : une carte du chaos
III.2.1 Systèmes de fonctions itérées (IFS)
Transformations contractantes et itération
Transformation du “mi-chemin”
Définition des IFS
IFS avec condensation
IFS sans et avec condensation, forme et contre-forme
IFS avec condensation et perspective
IFS et théorie du chaos
III.2.1 L-Systèmes
Contexte des L-systèmes
Définition des L-systèmes
L-systèmes et IFS
III.2.3 Automates cellulaires
Le “jeu de la vie”
AC linéaires
AC bidimensionnels
Mimétisme
AC stochastiques
AC dynamiques
III.3 De nouveaux espaces
III.3.1 Constitution de l’espace
Cartes de distances
Lutte pour l’espace
Polytopes réguliers
Pavage et processus
III.3.2 Une topologie et une géométrie augmentées
Mesure de la dimension : box-counting et structured walk
III.3.3 Thèmes et variations
Pli : lignes de côte, relief, silhouettes
Dispersion
Expérimentations formelles
Conclusion
Bibliographie