Penser le passé et la sauvegarde du patrimoine traveller

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Les supports de la transmission

La photographie apparait comme un des principaux supports du passé. Elle se manifeste comme un témoignage historique et est systématiquement présente sur les événements travellers. Ces photographies sont appréhendées comme une narration, c’est d’ailleurs ainsi que Michael McDonagh – directeur de MTW – décrit l’exposition du MTW : « …and it also looks, not only at the…the images but also at the story that’s behind that… ». Parmi les six cartes éditées, les cinq photographes nous montrent aussi l’exemple de cinq approches différentes et offrent diverses perspectives sur le rôle de la photographie en contexte traveller.
Dans le vaste corpus photographique de George Gmelch, deux clichés datant de 1972 ont été sélectionnés pour les cartes postales. La première (cf. carte postale 1) montre une femme assise sur un fagot de bois qui tient un bébé dans ses bras et parle à cinq enfants, dont une jeune fille portant un autre nourrisson. Les enfants et la femme semblent rire. Ils sont à l’entrée d’une bender tent et, sur le côté gauche, un chien et un chiot s’approchent. C’est une scène du quotidien qui souligne l’importance de la famille pour les Travellers et montre des gens heureux dans leur mode de vie. La bender tent n’est plus utilisée aujourd’hui. Cette photographie acquiert alors une valeur de document historique. La seconde photographie (cf. carte postale 2) montre deux hommes riant – un dont on ne voit que la tête et la main tenant la bride – allongés sur un talus le long d’une route, un cheval harnaché à côté d’eux et les surplombant. Sur la droite, à l’angle de la route un peu plus loin, on voit une croix celtique, un fort symbole national. Ces deux photographies sont relativement connues et apparaissent dans l’ouvrage To Shorten the Road (Gmelch, 1972)27.
Le rapport des Travellers aux photographies – et aux travaux ethnographiques – du couple Gmelch est ambigu. Leurs ouvrages ont été critiqués, en particulier par les Travellers qui remettent en question certaines des interprétations émises par le couple. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui considèrent leur approche intrusive et que ces scènes du quotidien n’auraient pas dues être ainsi exposées dans un livre. En outre, certains estiment que cette expérience n’a apporté aucun bénéfice à la communauté. Ces photographies se focalisent sur des aspects que les Travellers jugent parfois superficiels, comme typiquement produits par un « oeil extérieur ». Pour autant, on remarque qu’elles sont très souvent affichées dans les locaux d’organisations ou lors d’expositions. Le magazine Voice of the Traveller intègre régulièrement des photographies de Gmelch. Dans une édition de 2012 du magazine, un article parle du retour du couple en Irlande quarante ans après le début de leur étude28. Ils avaient à cette occasion fait don de 3000 photographies à la National Folklore Collection de la University College Dublin (UCD). L’article présente des images de personnes posant avec une photographie d’eux-mêmes à l’époque. Leanne McDonagh – une des photographes ayant pris part au projet du musée – m’a par ailleurs expliqué que ces photographies doivent être conservées car, même si intrusives, elles font partie des rares documents relatant « leur vie d’avant ». Elles ont aussi une forte valeur affective, m’a t’elle dit, car beaucoup des personnes représentées sont aujourd’hui décédées.
L’oeuvre de Derek Speirs parait faire davantage consensus dans la communauté. Lors de mon premier rendez-vous avec Margaret et David de ITTV, ils m’avaient recommandé de regarder ses travaux. On m’a plusieurs fois dit que ces photographies faisaient partie des meilleures sur la communauté. Celles-ci sont d’ailleurs nombreuses à être exposées dans les locaux de Pavee Point. Derek Speirs est un artiste renommé en Irlande, ses travaux sont connus depuis les années 1970-80. Il a effectué de nombreux projets avec des Travellers, et est reconnu dans la communauté avec qui il semble entretenir une relation de longue date. Ses photographies se focalisent moins sur des aspects « typiques » de la vie traveller tout en montrant des scènes de vies, elles sont rarement mises en scène et restent sobres. Son approche parait effectivement moins intrusive et dénote aussi un certain engagement militant – un grand nombre de ses travaux porte sur les mouvements sociaux et associatifs travellers. La photographie en question (cf. carte postale 3) est en noir et blanc. Non datée, elle a l’air d’avoir été prise dans les années 1980-90. On y voit une voiture tirant une caravane sur la route.
Dara McGrath est elle aussi une photographe irlandaise. Il ne semble pas qu’elle ait particulièrement travaillé avec les Travellers par le passé. La photographie (cf. carte postale 5) représente le wagon du CTWN et a été prise dans la salle d’exposition. Bien que son usage se soit surtout concentré sur la période de 1850 à 1950, le wagon est devenu une image emblématique des Travellers et Gypsies. On voit en arrière-plan les photos de Dragan Thomas. L’image ne se limite donc pas à montrer un wagon, elle le présente dans un contexte spécifique : le musée. Elle retranscrit ainsi l’inscription et la valeur « muséographique » et historique de cet objet. Notons d’ailleurs que ce n’est pas un wagon « d’origine », ce n’est pas un objet ancien qui est exposé, mais une reproduction destinée à être montrée à un public varié.
Dragan Thomas est lui aussi un photographe irlandais qui a réalisé plusieurs projets photographiques dans une communauté traveller au nord de Cork. Il était présent à l’inauguration. Ses photographies sont vives, colorées et ont beaucoup de mouvement et de vibrance. La photographie (cf. carte postale 4) est en couleur et figure un cheval, tenu par un homme dont on ne voit pas le visage (caché par la tête du cheval), devant un mur en parements et sur un sol en béton. Le cheval semble être un irish cob29. Aussi appelée tinker, gypsy cob en Angleterre et gypsy vanner aux États-Unis, cette race est étroitement associée aux Travellers et Gypsies30.
Leanne McDonagh est une photographe irish traveller de 25 ans. Elle fait du mixed media et mélange les techniques d’arts visuels, les matériaux et les supports. Leanne McDonagh a participé au réagencement de l’exposition pour la réouverture. Elle est en contact avec le CTWN et d’autres associations locales et nationales. Le CTWN lui a donc demandé de faire part de ses recommandations pour le réaménagement de la salle : « I told them to get rid of most of it » me dit Leanne. À ses yeux, 80% de ce qui était présenté était erroné ou trop ancien et la communauté apparaissait de manière statique.
Cette photographie (cf. carte postale 6) faisait partie d’une exposition au Cork Vision Centre aux mois d’avril et mai 2015. Grâce à une émission télévisuelle, la Norah’s Traveller Academy31, les réalisations de Leanne ont profité d’une large diffusion. Norah Casey avait alors aidé Leanne à produire et organiser cette première exposition. La photographie a été prise au Cahirmee Fair et est volontairement floue, voir brumeuse. Elle provoque ainsi un sentiment de familiarité distante, on reconnait ce qu’il y a dans la photo sans pour autant le distinguer clairement. Leanne m’avait expliqué s’être aperçue que lorsqu’elle pensait à son enfance, les images qui lui venaient n’étaient jamais très distinctes et se présentaient plus comme des impressions ou des ambiances. Et c’est entre autre ce qu’elle a voulu retranscrire dans ses images. La démarche de Leanne est donc davantage marquée par l’idée du souvenir et de la mémoire, que par celle d’une documentation du passé ou du présent. Elle joue particulièrement sur le potentiel d’évocation de la photographie. Cette attention qui vient d’être portée aux photographes parait traduire leur importance. Mais cet aspect est à relativiser. Il semble en effet que les Travellers se soucient peu de l’auteur d’une photographie. L’exemple du musée devient alors un exemple en négatif. C’est le contexte de l’exposition qui impose de donner les « sources » des documents. Si l’on se réfère aux autres expositions – MTW, GTM, et d’autres – on réalise que les mentions concernant le photographe sont rares. Les sections du magazine consacrées aux photographies du passé citent généralement le nom des personnes qui figurent sur l’image, souvent le lieu, parfois la profession et rarement l’année. À plusieurs reprises, le magazine a publié des photographies de George Gmelch ou Derek Speirs sans en préciser les auteurs. On constate cependant que ces dernières années, Travellers’ Voice a acquis une certaine rigueur à ce sujet – ainsi que pour les dates. Le magazine va de plus en plus puiser dans des collections et archives32, plutôt que de demander aux lecteurs d’envoyer des clichés personnels. La dimension participative a donc été réduite même si les lecteurs sont encore invités à identifier des personnes sur ces photographies et à compléter les informations si nécessaire33. On peut supposer que le manque de précision soit lié au peu d’informations connues des détenteurs de ces photographies. Mais s’ils ne le précisent pas, c’est probablement aussi parce que cette information n’est pas considérée comme pertinente.
En effet, l’auteur de la photographie semble moins importer que la photographie elle-même et ce qu’elle véhicule. La relation qu’un photographe entretient avec son sujet, la perception qu’il a de celui-ci, influence la réalisation photographique. Mais si la relation du photographe avec des membres de la communauté agit sur son oeuvre, le jugement qui est porté par la communauté sur cette oeuvre n’est pas forcément lié à la relation avec le photographe. Par ailleurs, la capacité d’un photographe à véhiculer – à travers ses photographies – une image en accord avec la manière dont les Travellers désirent être représentés, peut jouer sur son statut vis-à-vis de la communauté. Les photographes en question sont d’ailleurs surtout connus dans les milieux militants travellers. Mais en dehors de ce cadre, la question est bien celle d’un engagement, d’un affect, d’une émotion et d’un relationnel avec la photographie et qui la dépasse. C’est pourquoi Edwards (2005) incite à appréhender la photographie comme un objet social et relationnel. La photographie ne se limite pas à l’image, affects et émotions doivent être introduits dans la compréhension de celle-ci.
La photographie peut, dans certains contextes, être employée comme substitut par les Travellers. Certains objets sont tellement personnels que celui à qui ils appartiennent ne peut s’en défaire. C’est particulièrement le cas quand un objet est fortement associé à, ou a appartenu à, un proche décédé. L’exposition du musée présente par exemple une affiche portant sur les beady pockets. Lors des Traveller Prides de Galway, je questionnais une femme sur les raisons pour lesquelles une de ces poches était placée sous verre. La femme m’a répondu que cette beady pocket avait été faite et portée par une femme qui est décédée il y a quelques années. Sa fille a voulu la préserver. Il semble alors que c’est un objet que l’on peut photographier, montrer, mais qui reste inaliénable.
L’évocation de la beady pocket nous amène à une autre dimension cruciale de la photographie. La photographie – et certains objets – agit comme un « pousse à parler » :  (Edwards, 2005: 37). Edwards ajoute que l’organisation et la présentation des photographies influencent la narration historique ainsi que la façon dont elles vont êtres interprétées et le regard que l’on pose sur elles. Brigid Carmody raconte .
Elle explique que les gens viennent en famille voir l’exposition et que les aînés racontent leur histoire aux plus jeunes à partir de ces supports. Alors qu’Anne-Marie – community employment supervisor à GTM – décrit la Traveller Pride de GTM, l’évocation d’un petit objet l’amène directement à un récit personnel : Lors des événements et expositions, les photographies sont toujours le sujet de beaucoup d’attention, les gens circulent, discutent, s’interpellent, commentent, montrent aux enfants. Dans les locaux du magazine, je « fouillais » dans les anciennes éditions. Les magazines étalés autour de moi ont suscité des discussions à plusieurs reprises avec les journalistes et l’éditeur. La capacité de la photographie à stimuler la parole et le mode de visionnage de celle-ci attestent à quel point elle peut être envisagée en termes de performance (Edwards, 2005). Edwards souligne .

Interroger le regard de l’Autre

Le « problème itinérant » en Irlande comme en Europe a été construit sous l’axe du « problème social ». Les sciences humaines ont participé à l’élaboration de cette image. La perception des groupes nomades en Europe a été largement influencée par l’idéologie de classification des populations caractéristique du 19e siècle. La recherche du « vrai gypsy » s’est notamment fondée sur le critère des origines géographiques et de la langue. Plus celles-ci paraissaient éloignées, plus le groupe en question était considéré comme « vrai » ou « authentique » (Helleiner, 2000; Shuinéar, 1994). La construction scientifique mais aussi politique des populations « tsiganes » se faisait ainsi sur des critères raciaux tandis que celle des Travellers s’articulait autour de l’idée du « mode de vie » (Helleiner, 2000; Okely, 1983). Le mode de vie des Travellers n’étant pas imputable à leur « race », il était d’autant plus difficile à considérer légitime46.
Le contexte historique et politique irlandais a lui aussi influencé la difficulté à légitimer le mode de vie des Travellers. Avec la colonisation anglaise, l’intégrité territoriale du pays a été mise à mal. Les différentes vagues de colonisation que connut l’Irlande ont souvent été accompagnées d’expulsions des propriétaires terriens ou de réquisitions sur les récoltes – à l’époque de Cromwell par exemple. La propriété terrienne est donc très valorisée en Irlande. On constate par ailleurs qu’un parallèle s’établit entre les valeurs négatives attribuées aux Irlandais par les Anglais pendant la colonisation, et celles attribuées aux Travellers par les Irlandais47 aujourd’hui (Helleiner, 2000; Ó hAodha, 2011c). En outre, on a vu que l’imaginaire populaire pense souvent les Travellers comme les descendants des victimes de la Grande Famine. Dès la fin du 19e et suite à l’indépendance du pays, l’idée de retrouver son « authenticité » et sa « celticité » a mené un certain nombre de folkloristes à s’intéresser aux Travellers. Ces derniers étaient perçus comme les derniers porteurs des traditions d’une Irlande révolue. Il fallait donc garder des traces de cette culture considérée comme mourante. Mais comme le souligne Gmelch (1975), les stéréotypes, qu’ils soient positifs ou négatifs, entrainent toujours des comportement problématiques vis-à-vis des Travellers.
Au 20e siècle, la théorie des drop-outs dominait et était répandue en Irlande (Ó hAodha, 2011a). Dans cette perspective, le mode de vie et l’économie traveller apparait obsolète et comme un frein à la modernité du pays. Dans les discours politiques en Irlande, la sédentarisation des Travellers est alors présentée comme bénéfique à l’ensemble de la société, mais également comme la réparation d’une faute – celle des Anglais. Au demeurant, ce discours nie la responsabilité des autorités irlandaises dans la situation actuelle des Travellers.
La construction des Travellers s’est donc faite sous l’angle d’une « sous-culture de la pauvreté » et s’est accompagnée d’une criminalisation de leur identité. Si les Travellers sont pensés selon un critère social, la frontière entre eux et les non-Travellers est en permanence ethnicisée (Helleiner, 2000). Renforcé par les théories scientifiques, cette idéologie a largement influencé les politiques gouvernementales visant les Travellers. La Commission on Itinerancy de 1963 en est un exemple. Avant même le début de l’étude, l’objectif explicite était celui de l’assimilation et de l’intégration des Travellers dans la communauté sédentaire (Ó hAodha, 2011a). Cette commission redéfinissait le « problème itinérant » en termes de déniant ainsi l’idée d’une communauté ou d’une ethnie (Helleiner, 2000).
Les militants travellers dénoncent cette vision de leur communauté de même que les politiques d’assimilation menées par l’état irlandais. Ces discours se concentrent notamment sur les politiques gouvernementales en matière de logement et des restrictions qui entourent les déplacements – on l’a vu dans le chapitre précédent. Michael McDonagh (directeur de MTW) signale d’ailleurs les effets de ces politiques sur la vie des Travellers : (1994: 107). L’impression d’être toujours considérés comme des éléments criminels est souvent exprimée. Une des oeuvres de Leanne retranscrit ce sentiment. Composée de deux images et intitulée « Police Presence », une photographie montre un mouvement flou de circulation de personnes, et sur l’autre, un poste de police a été souligné à la peinture. Leanne me dit que la gardaí fait partie intégrante des marchés ou tout autre événement traveller, à chaque fois  dit-elle.
Certaines formes de discriminations institutionnelles sont également rapportées par les Travellers. Les militants travellers ont entre autres l’impression que les coupes budgétaires mises en place par l’État depuis la récession affectent davantage les organismes et projets travellers que les autres. Martin Collins m’expliquait notamment que si toutes les ONG en Irlande avaient été touchées par une forte réduction des financements, le community sector l’avait été d’autant plus – jusqu’à 24%. Les projets travellers auraient pour leur part subi des « coupes disproportionnées » (disproportionate cuts) allant jusqu’à 85%. Pavee Point a ainsi dû abandonner un certain nombre de programmes – drogue, santé, éducation, etc.
Les récits dans lesquels des Travellers se sont vus refuser l’entrée dans des établissements – bars, magasins, restaurants, hôtels – sont aussi récurrents. Des éléments comme l’accent, le nom de famille ou le lieu de résidence sont souvent présentés comme des indicateurs de leur appartenance à la communauté. Une femme m’a par exemple expliqué que lorsqu’elle était plus jeune, elle utilisait l’adresse d’une amie pour chercher du travail. S’il n’existe plus officiellement ou explicitement de « classes travellers » dans les écoles, Leanne raconte que cette séparation existe encore aujourd’hui. Chaque année d’étude est divisée en trois classes selon le niveau des élèves. Leanne dit que dans certains établissements, les enfants travellers sont systématiquement envoyés dans celles du plus bas niveau.
Les Travellers ne dénoncent pas uniquement la dimension active de la discrimination en Irlande, mais aussi – voire surtout – sa dimension passive. Au delà des actions menées par les représentants et élus contre les Travellers et les démantèlements de camps, il y a le silence ou les discours approbateurs vis-à-vis des actions, parfois violentes, menées par des civils (Helleiner, 2000). En 2013, plusieurs affaires de racisme anti-Traveller ont fait jour. On peut ici citer le cas d’une maison qui devait accueillir une famille traveller à Donegal et qui a été incendiée48. Un événement suivi de discours approbateurs par certaines figures politiques locales et nationales. Comme le souligne MacLaughlin (1999), ce phénomène alimente l’impression pour les militants travellers d’une collusion officielle du gouvernement et des élus avec les éléments racistes anti-Travellers de la société irlandaise. Il n’est alors pas surprenant de trouver dans les locaux d’organisations travellers une affiche citant Paolo Freire Du reste, cette passivité accentue le sentiment qu’ « on ne veut pas les voir » (Williams, 1993b), et donc d’une certaine invisibilité de leur réalité quotidienne. Bernard travaille sur le site où il a grandi. Il explique que les gens ne voient pas ce qu’il se passe réellement dans les sites .
Les militants travellers pointent du doigt que le fond du problème est idéologique. Le « problème itinérant » étant pensé comme un « problème social », la discrimination à l’encontre de ces populations n’est en conséquence pas perçue comme du racisme. C’est là une spécificité du sentiment anti-Traveller ou anti-Tsigane. Les Travellers cherchent alors à redéfinir la question en termes de discrimination raciale. Pour cela, ils vont souvent se comparer aux autres minorités de nationalités différentes en Irlande. On en trouve un exemple dans un article de Martin Warde dans le Travellers’Voice de mai 2012 où il explique qu’à commentaire égal par un élu, les médias s’indignent si le propos concerne une personne de couleur, mais ne réagissent pas si c’est un Traveller. Les discours anti-Traveller sont en fait relativement acceptés et normalisés en Irlande – comme ce peut être le cas des propos anti-Rom en France par exemple. Cette banalisation de la stigmatisation des Travellers trouve un très bon exemple dans un échange que j’ai eu avec un ami irlandais. Un jour, alors qu’il me parle des travaux qu’il a effectué dans sa maison, il se rappelle de mon sujet d’étude et me dit .
L’exclusion des Travellers est autant sociale que physique. L’exemple de cet ami montre également que les Travellers peuvent être acceptés dans certains cadres, comme pour des échanges commerciaux ou de menus travaux. Mais une ligne reste tracée. Cette exclusion à l’échelle individuelle est récurrente dans les discours. Chez les Travellers plus âgés ou plus investis dans les mouvements militants, la description de la marginalisation des Travellers est plutôt théorisée et expliquée. Les anecdotes viennent en renfort à l’argumentation et servent d’exemples. Braid (1997) note le même procédé avec les Scottish Travellers. Les narrations courtes sont souvent utilisées pour répondre à des questions sur les relations Travellers-non-Travellers. Elles matérialisent le propos, mettent l’auditeur à la place de l’énonciateur et donnent un exemple concret du type de situations auxquelles les Travellers peuvent être confrontés. Avec les Travellers plus jeunes, la narration personnelle occupe une place plus importante. Le rejet évoqué est davantage présenté comme un rejet personnel plutôt que de la communauté. L’attitude des Settleds à leur égard est souvent décrite comme hypocrite. En effet, ils sont nombreux à parler de la relation amicale qu’ils ont pu créer avec des non-Travellers qui les évitent par la suite dans les lieux publics.
La discrimination exposée par les associations travellers opère donc à différents niveaux – institutions, politiques, individus – et de manière à la fois passive et active. Nous avons donc ici évoqué trois points important du discours des Travellers sur la discrimination : le sentiment d’un acharnement sur la communauté ; des discours ou silences approbateurs de la discrimination ; une mise dans l’ombre des réalités de la communauté. À cela nous pouvons ajouter un quatrième point. Pour les Travellers, leur stigmatisation et marginalisation est aggravée par les médias. Un phénomène qui se serait accentué ces dernières années. Nous avons déjà évoqué l’image romantique qui peut être associée aux Travellers. Comme on peut l’imaginer, cette image là semble moins problématique aux yeux des Travellers, d’une part parce qu’elle est estimée moins négative – voire parfois valorisante49 – et d’autre part parce qu’elle est moins présente.
L’image des Travellers comme éléments criminels et dangereux de la société est quant à elle encore d’actualité. Elle se retrouve dans les films, les séries, mais surtout dans des documentaires et aux informations – télévision, journaux, radio. On remarque en effet que les médias d’information ont tendance à se focaliser sur les problèmes de pauvreté, de criminalité ainsi que sur les fraudes aux aides sociales. Même pour un banal fait divers, si une des personnes impliquées est Traveller, ce détail sera mentionné dans l’article. Ce procédé jette ainsi la lumière sur une donnée qui n’est, en général, pas pertinente aux faits eux-mêmes. Il accentue alors l’idée d’une « culture criminelle ». En Irlande, on constate que deux domaines attirent particulièrement l’attention des médias quand il est question des Travellers : les feuds – conflits interfamiliaux – et le bareknuckle boxing – un combat régulier pour régler un conflit entre deux individus ou familles. Les vidéos et articles prolifèrent sur internet ; il suffit d’entrer « Irish Travellers » dans Google pour le constater, les trois premières propositions sont : fighting, culture, et crime50. Selon Ó hAoddha (2011b), l’aspect « ritualisé » de ces combats où les adversaires se quittent en bons termes, ainsi que la participation des femmes, accentue aux yeux des non-Travellers l’idée d’un groupe socioculturel à part et au statut de outcast. Les bagarres sont souvent l’argument avancé par les propriétaires de pubs pour refuser l’entrée aux Travellers. J’ai pu moi-même constater qu’il y avait moins de taxis aux abords du Cobblestone le soir de la Traveller Music Night. Un constat qui m’a par la suite été confirmé par son propriétaire qui me disait que : « taxis disappear that night ».
Les films et séries participent aussi à accentuer cette image. C’est souvent un sujet de frustrations pour les Travellers car, contrairement aux journaux, les images sont explicitement créées et mises en scènes. Le film King of the Travellers (2012) fût une grande déception pour de nombreux travellers, une « opportunité manquée » comme le décrit Noelle51. Les éditions de Travellers’ Voice avant et après la sortie du film montrent d’ailleurs cette frustration. Si à l’édition d’automne 2012 le magazine présente un article élogieux sur la démarche du réalisateur, mentionnant le fait que Mark O’Connor a fait des recherches sur la communauté et que des Travellers font partie de l’équipe et du casting ; l’édition de mai/juin 2013 présente pour sa part une critique assassine évoquant un « dodgy title » et l’incapacité des acteurs non-Travellers à s’exprimer distinctement52. Ce film est comparé à Snatch (2000) de Guy Ritchie.
Chaque épisode les préparatifs de mariage d’une jeune femme membre d’une communauté gypsy ou traveller. Les Travellers avec qui j’ai pu en discuter font généralement preuve d’un vocabulaire riche et fleuri pour caractériser ce programme. Comme l’écrivain Thouroude (2012) le souligne, on attend désormais des Travellers du mauvais goût, de la vulgarité, des couleurs vives, etc. Cette perspective vient ainsi se superposer aux autres déjà existantes. L’image que renvoie le programme est celle de « primitifs » soudainement confrontés à la modernité et qui n’auraient pas su s’adapter aux nouveaux codes et usages. La description du programme sur le site de la chaîne contient d’ailleurs cette idée : « Ancient traditions meet modern fashions in an ostentatious culture clash »53. Les Travellers regrettent la diffusion d’une telle image et que celle-ci soit généralisée à l’ensemble de la communauté. Mais ce souci reste cependant secondaire face à ce que cette image implique. Michael Power décrit .

Se défaire des images assignées

Si le portrait qui vient d’être brossé des relations Traveller-Settled semble particulièrement négatif, il ne faut pas oublier que nombreux sont les Travellers qui travaillent et entretiennent de bonnes relations avec des non-Travellers. Le cadre des Traveller Prides fait que la négativité de ces rapports est exprimée de manière plus explicite. La dimension militante elle aussi amplifie l’émergence de ces discours. En effet, les militants sont non seulement déjà dans une démarche d’exposition de ces sujets, mais ils sont aussi davantage exposés aux discours négatifs. Leurs activités associatives – employés ou bénévoles – fait qu’ils sont plus souvent en contact avec des personnes extérieures à la communauté. Parce qu’ils sont à la frontière, ils sont d’autant plus confrontés à cette question de l’image.
La façon dont les Travellers pensent et parlent de leurs relations avec les non-Travellers est toujours mise en lien avec les conséquences de celles-ci sur leur vie quotidienne et leur travail. Les militants mettent en relief qu’ils doivent en permanence travailler avec des individus qui ne connaissent sur les Travellers que ce qu’ils en lisent dans les journaux. Il faut donc en permanence créer et recréer un dialogue avec des personnes ayant des préjugés sur eux. Bridget Kelly explique que cela complique et limite leur tâche. Ce problème d’écoute, à « faire passer le message » comme dit Martin Collins, est directement mis en lien avec l’inadéquation des services qui leurs sont proposés. Thomas McCann soulignait par ailleurs que les Travellers se sentent exclus des prises de décisions les concernant. Lors d’une discussion, Margaret reprenait un certain nombre de points couramment évoqués par les social workers qui travaillent auprès de la communauté. Elle explique par exemple que le système administratif avec lequel elle doit travailler n’est pas adapté au mode de vie traveller.
Même en proposant des services spécifiques aux Travellers, elle doit se conformer aux rythmes des administrations et législations du pays. Il lui faut donc préparer tous les documents nécessaires en amont, avant les départs estivaux des familles. Mais il faut également anticiper les arrivées de celles qui viennent d’Angleterre. Les places sur les sites changent selon les saisons et le rythme administratif ne permet pas de répondre à ces besoins dans les temps.
Margaret s’accorde avec Michael McDonagh (1994) et considère que les sites ne sont pas adaptés. L’organisation des sites et la répartition des places disperse les membres des familles étendues et mélange différents groupes familiaux – Travellers et autres communautés – ce qui peut entrainer des tensions. Les sites sont de plus situés dans des endroits qui rendent presque impossible de mener une vie normale avec une activité commerciale régulière. Ils sont placés loin des villes et des regards et dans des lieux peu accessibles. Pour elle, cet isolement physique et social participe à un phénomène de « ghettoïsation ». Il n’y a pas ou peu de transports publics, il faut donc louer des bus pour que les enfants aillent à l’école par exemple. Sur un site où elle travaille, les enfants qui n’obtiennent pas de places dans le bus, doivent alors marcher deux miles54 jusqu’à leur école sur une route démunie de barrières de protection. Margaret lie aussi cette distance et inaccessibilité aux problèmes d’alcoolisme dans la communauté. Selon elle, si un pub est à proximité, les hommes vont boire jusqu’à la fermeture puis rentrer. Mais s’ils sont sur un site isolé, ils boivent à la maison, en plus grandes quantités et plus régulièrement. Elle souligne par ailleurs que la législation irlandaise qui entoure l’auto-entreprenariat et certains métiers, est incompatible avec l’économie traveller. Les militants et employés sur les sites travellers sont tous assez loquaces sur ces sujets et les exemples sont légions. Si certains attribuent cette inadéquation des services à l’ignorance des autorités, d’autres rejettent cette idée. Ils estiment que le nombre important de rapports gouvernementaux et associatifs à disposition des autorités ont justement vocation à les informer des besoins et spécificités du contexte traveller. Ils remettent donc en cause une véritable volonté des instances gouvernementales. Pour d’autres, comme Martin Collins, c’est aussi une question de négociations, il faut parfois faire des concessions.
En conséquence, les aides et services publics disponibles ne sont pas considérés pertinents à la résolution des problèmes. Le Traveller Visibility Group (TVG) de Cork a produit un livret intitulé « Rings of Hope » portant sur les violences domestiques. Le livre se présente comme un outil pour des groupes de discussion et propose des informations et solutions. Le texte de conclusion explique que les services sociaux n’ont volontairement pas été inclus dans l’ouvrage. Pour les participantes du projet, le rôle de ces services est négligeable et pas pertinent à leur milieu : discrimination institutionnelle, méconnaissances des travailleurs sociaux sur le contexte traveller. Ainsi, les Travellers ne contacteront pas forcément ces services, même s’ils en ont connaissance, car ils estiment que l’issue ne sera pas positive pour eux. On retrouve ce sentiment dans le cadre des formations professionnelles par exemple. Patrick de MTW et d’autres me soulignaient que malgré les formations et les diplômes, leur appartenance à la communauté reste problématique et ne leur permet pas d’accéder à l’emploi.
Les échanges avec les non-Travellers, présentés comme un rapport de force constant, entraine méfiance et suspicion envers ceux qui cherchent à entrer dans leur monde. Les Settleds sont toujours suspectés d’être des « officiels », d’avoir de l’animosité contre les Travellers ou d’un jour trahir la confiance qui leur est accordée. Cette méfiance est aussi liée à la qualité des relations entre Travellers qui considèrent qu’il n’existe pas la même loyauté entre Settleds. Les Travellers se montrent donc généralement réticents face aux études et aux médias qui s’intéressent à eux. L’usage qui pourrait être fait des informations est toujours problématique à leurs yeux, particulièrement dans le cas d’une production écrite sur laquelle ils estiment avoir trop peu de contrôle. Accepter de participer, c’est prendre le risque d’être déçu ou trahi. C’est aussi risquer de mettre en péril son intégrité sociale et économique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté. À l’extérieur, être identifié comme Traveller peut faire perdre son emploi ou ses clients, ou accroître les refus à l’entrée de certains établissements. Cet individu prend le risque que ses propos soient généralisés à l’ensemble de la communauté alors que lui considère s’exprimer en son nom propre (Griffin, 2002b). Ses attitudes et discours peuvent donc avoir un impact à l’intérieur de la communauté.
C’est un cercle vicieux. Dans les études sur les populations nomades en Europe par exemple, la manière dont les groupes coopéraient avec les chercheurs influençait la classification qui serait opérée. Un groupe qui se montrait distant et peu coopératif était automatiquement suspecté de ne pas être un « vrai traveller » ou un « vrai gypsy » mais un imposteur se faisant passer pour tel. On constate la même chose avec les médias aujourd’hui, et Noelle le décrit elle aussi. Les Travellers évitent de parler aux journalistes qui se rendent sur les sites. Pour Noelle, c’est parce que ceux qui ont déjà coopéré ont souvent été misreported. Il est difficile pour les Travellers de se sentir en contrôle avec les médias mainstream. Mais pour les médias, le manque de collaboration des Travellers est attribué à de l’ignorance, à la dissimulation de quelque chose ou un manque de volonté à créer un contact.

Promouvoir une représentation positive

Les Travellers reconnaissent l’utilité des médias dans la possibilité de promouvoir une autre image d’eux-mêmes (Braid, 1997). Les médias mainstream permettent aussi parfois d’accroitre l’audience d’un média traveller. Travellers’ Voice est apparu dans de multiples documentaires, dont le programme Norah’s Traveller Academy en 2014, ce qui a permis au magazine d’obtenir plus de diffuseurs. En recevant le Arts and Culture Award, ITTV espère gagner en notoriété. Pour Michael Power, la webtv est une démarche complémentaire à celle du magazine et présente un avantage sur le long terme : les représentations positives des Travellers sont plus nombreuses et remontent dans les recherches Google. Les médias et réseaux sociaux apparaissent alors aussi comme un élargissement de l’environnement contrôlé que constitue la cérémonie.
Notons également la place importante des femmes dans ces événements et dans les associations travellers. Ní Fhloinn (2002) note que les femmes travellers sont très actives pour les droits et la reconnaissance des Travellers. En contexte traveller ou gypsy, les femmes ont souvent un rôle de médiateur et d’intermédiaire, elles sont fréquemment en interaction avec les non-Travellers et les autorités (Court, 1985; Gmelch, et al., 1975; Helleiner, 2000; Okely, 1983). On peut donc supposer que cette forte présence des femmes est en partie liée à la répartition des rôles entre hommes et femmes chez les Travellers. Selon Bridget Kelly (GTM), c’est aussi parce que les femmes sont « more forward » alors que les hommes sont plus timides et réservés. Les mutations survenues dans les activités économiques des travellers depuis les années 1970 peuvent également expliquer ce phénomène. Les hommes semblent avoir poursuivi dans des activités plurielles et en auto-entrepreneurs. Les femmes – qui ont toujours participé aux revenus de la famille – ont entrepris d’obtenir des diplômes et d’accéder à des emplois qui leur permettaient de compléter les revenus de la famille. Beaucoup d’entre elles, bénévoles ou employées, ont en fait repris des études ou une formation après avoir fondé une famille. Elles s’orientent alors vers des domaines qui restent proches de leurs rôles « traditionnels » en s’investissant auprès de la communauté.
En termes d’image et de communication, la forte représentation des femmes a aussi une utilité. Les femmes travellers ont souvent été présentées comme victimes et le travail féminin était généralement passé sous silence (Helleiner, 2000). L’image des femmes véhiculée dans des programmes tels que BFGW s’aligne sur une vision de la femme traveller soumise, passive et dépendante de son mari. En mettant en avant des femmes travellers fortes, engagées et indépendantes, la Traveller Pride Award et les médias travellers contrecarrent cette vision. Corolairement, ils interrogent et remettent en question l’image des hommes travellers. Travellers’ Voice édite chaque année un calendrier. Celui de l’année 2015, intitulé The Originals, cherche à changer l’image des hommes travellers en faisant la promotion d’hommes fiers, engagés auprès de leur communauté et aux styles vestimentaires très à la mode et dandy. De même, une des premières séries de vidéos faite par ITTV montrait Bernard s’essayant à la cuisine avec humour.

Montrer une société traveller moderne

Ces remarques nous amènent à la volonté de montrer que les Travellers ont changé, ont évolué avec leur temps et se confrontent à leurs problèmes. Les différentes catégories de prix sont en ce sens assez significatives : arts et culture, éducation, esprit d’entreprise, etc. Travellers’ Voice agit de manière analogue à travers divers articles ou forums de discussions. En parcourant les éditions, on trouve par exemple un forum sur la pratique du grabbing57, souvent représentée dans BFGW, dans lequel deux jeunes adultes travellers commentent la pratique et les dérives apparues ces dernières années (édition hiver 2012). En avril 2010, le magazine publiait un article sur une association qui a créé un programme ayant pour but de résoudre les conflits interfamiliaux et éviter les feuds. L’édition spéciale mariage de février 2015 présentait un portrait de Margaret dans lequel elle explique avoir effectivement choisi une robe « Cendrillon » lors de son mariage, mais qu’elle opterait aujourd’hui pour quelque chose de plus simple58. On constate en outre que la promotion d’une image positive passe en particulier par la valorisation de role models et le récit personnel. Les histoires individuelles s’inscrivent donc dans un discours plus général qu’elles viennent renforcer.
L’éducation et l’entrée à l’université reste néanmoins le point sur lequel les Travellers insistent. Travellers’ Voice édite un poster Travellers at Third Level chaque année que l’on retrouve systématiquement accroché sur les murs des associations. Lors de la cérémonie, Margaret O Leary expliquait par exemple que, comme la majorité des femmes travellers, elle avait quitté l’école jeune (14ans) et s’était mariée tôt, mais elle indique avec humour que : « as my mother would vouch, I wasn’t good for the house ». Elle a par la suite décidé de reprendre ses études et a choisi le droit afin d’être active dans la lutte contre les discriminations. Pour Bridget Kelly, les Travellers ont réalisé que les études sont nécessaires s’ils veulent accéder à des postes avec un certain pouvoir décisionnel et ainsi avoir plus de poids dans la défense des droits travellers. Indirectement, c’est encore une manière de dire que les Travellers ne sont pas « assistés » si on les laisse faire. De toutes ces remarques résulte parfois l’impression d’une binarité radicale entre des Settleds-oppresseurs et obtus et des Travellers-oppressés et de bonne volonté. Un individu ou un groupe, on l’a dit, a tendance à présenter une version idéalisée de soi (Goffman, 1956). Il cherchera alors à incorporer et exemplifier les valeurs officielles de la société. Il va vouloir minimiser ou cacher toute occurrence incompatible ou perturbatrice de cette version. Entre eux ou dans les médias travellers, les freins internes et désaccords semblent être davantage évoqués. Certains, comme Maher (1998) dans son autobiographie, ou Martin Warde dans un article du Travellers’ Voice, exposent par exemple les blocages qui peuvent exister à l’intérieur de la communauté concernant l’éducation. Ils notent que ce choix est parfois incompris par l’entourage et peut être perçu comme de l’arrogance ou une volonté de s’éloigner de la communauté.

S’inscrire dans la nation irlandaise

Un autre point que nous évoquions est celui de l’inscription dans la nation. Celui-ci se manifeste tout d’abord par la volonté de signifier son appartenance nationale et la revendication d’une certaine normalité. Celle-ci apparait dans les propos de Leah59 :  Dans son discours d’ouverture, Brigid Quilligan explique par ailleurs que : « We are very proud to be Irish. We love Ireland. But Ireland doesn’t always love us ». Ils veulent envoyer le message qu’être Traveller n’est pas un problème et que les Travellers peuvent être fiers. Les Travellers tentent ici de faire valoir l’idée qu’ils sont à la fois Irlandais et Travellers, que ces deux identités ne sont pas incompatibles. Par ce moyen, ils disent que le rejet des Travellers en Irlande est un rejet d’une partie de sa propre société.
L’inscription dans la nation est également marquée par la volonté affichée dans les organisations et programmes travellers de devenir des citoyens irlandais actifs (MacLaughlin, 1999). Margaret et David par exemple, expliquent qu’on n’attend généralement pas des Travellers qu’ils prennent des positions dans les débats. ITTV veut montrer que c’est faux et cherche à inciter les Travellers à s’exprimer sur des sujets nationaux ou internationaux. Ce fait était particulièrement visible en 2015 avec le référendum pour l’Equality Mariage en Irlande. ITTV avait fait une vidéo de discussion portant sur cette question. Par ce biais, la chaîne montrait que les Travellers se sentent concernés, qu’ils interrogent leur communauté, et affirment leur implication dans les débats nationaux et sociaux. Précisons d’ailleurs que Oein.
De Bharduin est un militant pour les droits LGBTQ et Travellers, et est membre d’ITTV. Il remettait le Community Award lors de la cérémonie et avait exprimé sa fierté et la source d’inspiration que représentait le vote en faveur du mariage homosexuel. Pour lui, c’est un signe que le changement est possible. À la cérémonie, Brigid Quilligan déclarait également .On retrouve donc ici le phénomène de proximité-distance évoqué dans le chapitre précédent.

S’inscrire dans le paysage politique irlandais

Pour comprendre comment cette inscription se fait et pourquoi elle est autant affirmée, il nous faut d’abord revenir un peu sur ce que les Travellers dénoncent dans les attitudes de la société environnante. Les Travellers sont restés à la marge du système démocratique et politique, des instances décisionnaires mais aussi des organisations sensées les représenter. La Commission on Itinerancy de 1960, dont le rapport sera publié en 1963, fait figure d’exemple : aucun Traveller n’avait été consulté au cours du processus. La visée de la commission était ouvertement celle d’une politique d’assimilation. Jusque dans les années 1980, la mobilisation politique des Travellers était principalement menée par des non-Travellers (Brandi, 2013; Helleiner, 2000)68. Ce changement est notamment marqué par le Travelling People Review Body – tenu en 1980, rapport publié en 1983 – où quelques représentants d’organisations travellers furent consultés mais n’ont cependant pas pu prendre part à la publication des résultats. Durant son intervention, Thomas McCann soulignait également que les universités de Trinity et de la National University of Ireland (NUI) ont six sièges au Séanad (sénat). Il mentionne que Trinity comporte environ 20 000 étudiants et explique que les Travellers sont 40 000 mais n’ont pas de représentants au Séanad69.
Le second point mis en avant est celui de l’attitude des politiques et en particulier ceux qui jouent un « anti-Traveller ticket », comme le dit Thomas McCann. Hugh Friel et Margaret soulignent que c’est parce qu’ils savent que cela n’aura aucune conséquence pour eux que d’aucuns se permettent ces propos. Ni condamnés par leur parti, ni par les élections, ils se sentent autorisés à ces attitudes. Le ministre évoquait d’autres groupes qui ont pu faire les frais de cette « cheap publicity » : demandeurs d’asile, parents non-mariés, ceux qui touchent des aides sociales, les populations vivant dans des régions désavantagées. En outre, il parle en premier lieu des « politiques politiciennes » de certains candidats ne s’intéressant qu’aux votants. Il explique à l’audience que chacun possède des documents et registres sur les zones et circonscriptions. Ils ont donc connaissance des personnes inscrites sur les listes, celles qui votent ou non et pour qui elles votent. Ceux qui ne sont pas inscrits et qui ne votent pas ne sont pas susceptibles d’intérêts pour certains politiques en campagne.
Depuis les années 1970, la participation et l’implication des Travellers dans les structures et organisations s’est accrue mais reste encore parfois limitée (Brandi, 2013; Mincéirs, 2013). Pour Thomas McCann, l’exclusion du système démocratique des Travellers existe depuis au moins la fondation de l’État et le nomadisme en est une des raisons. Lors de son intervention, il dit : « For far too long,  Margaret explique également que les Travellers n’ont jamais voté car ils pensaient que ce n’était pas pour eux. Hugh Friel ajoute que les Travellers ont parfois des difficultés à comprendre l’utilité du vote de même que le fonctionnement et la structure démocratique irlandaise. Ils ne voient pas pour qui voter, ni comment le système politique affecte leurs vies. Une incompréhension qu’il met en lien avec leur marginalisation. Le feuillet présent dans le pack décrit lui aussi cette idée et ses conséquences :
Pour Mincéirs Whiden, l’exclusion des Travellers des processus décisionnels participe à la marginalisation politique, sociale, économique et culturelle des Travellers (Mincéirs, 2013).
C’est donc à partir de ce constat que sont articulés deux besoins : 1) la nécessité d’avoir des représentants des intérêts travellers aux différents niveaux de la structure démocratique irlandaise ; 2) celle d’un changement de politique général du pays. Pour parvenir à une représentation politique des intérêts travellers, il faut que ces derniers s’investissent dans le processus démocratique. Lors d’un entretien, Martin Collins me parlait du Voting pack et du roadshow qu’ils organisent ensuite : « I mean, in terms of any strategy for change, for social change, there are a number of, you know, tactics, that you need to develop to achieve that change ». Selon lui, le premier outil est celui de la démocratie participative qui peut donner une voix à la communauté. Celle-ci devrait permettre aux Travellers et Roms de prendre part aux décisions qui les concernent mais aussi de négocier avec les politiques et divers organismes d’État en matière d’habitat, d’éducation, d’égalité d’accès à l’emploi, etc. Le second est la démocratie représentative et donc avoir des élus locaux et nationaux – dans les conseils, au parlement – et qui est un point sur lequel les organisations se sont peu focalisées jusque là. Le Voting pack s’inscrit donc dans cette démarche. Martin Collins précisait que cet implication traveller ne peut se faire que si un travail de pédagogie sur la démocratie, le vote et leur fonctionnement est mis en place et que les Travellers comprennent en quoi ils sont concernés. Les intervenants incitaient donc à faire diffuser le message de s’inscrire sur les listes, d’en informer les candidats aux élections et de les inviter dans les communautés.
Le vote est présenté comme moteur de changements et une possibilité d’accès à une société plus égalitaire. L’issue positive du référendum sur le Equality Marriage vient en renfort à cet argumentaire70. Brigid Quilligan, lors de la Traveller Pride Awards, disait d’ailleurs que le référendum prouvait que leur pays se soucie des questions d’égalité. C’est également ce que le Ministre évoquait .
Dans la feuille 4 du pack, on trouve la phrase: « We are responsible for the kind of politicians we get ». Le vote y est décrit comme une forme d’action collective cohérente avec une volonté de changement. C’est aussi cela que la feuille 5 adresse : « We are not Powerless » ; « By Travellers voting and standing for Elections they are taking a stand against racist politicians ». L’argument avancé est celui qu’en prenant part au processus électoral, il est possible d’avoir un impact la carrière d’un candidat politique. C’est en fait un des principes du fonctionnement démocratique qui est décrit ici : la situation politique, le choix des représentants, sont l’objet d’une responsabilité commune. Thomas McCann parle ainsi de la démocratie comme un moyen de dépasser les clivages politiques et idéologiques :
Cet appel à une démocratie inclusive est amplifié par l’ensemble des emblèmes et symboles associés au lieu où nous nous trouvions ce jour là. Cette promotion de la démocratie et des valeurs républicaines irlandaise, Thomas McCann l’étend encore en faisant référence à « 1916 », l’insurrection de Pâques contre le pouvoir britannique .

Irish Travellers : acteurs du changement

Les organisations et militants puisent dans les théories et mouvements existants pour élaborer un discours qui va au-delà de l’affect et de l’émotion et au delà de la simple dénonciation. Parmi les notions et principes d’actions mobilisés par ces organisations dans le but de développer l’engagement traveller, deux apparaissent centrales : l’empowerment et le community development. Notons déjà que le premier est généralement pensé avec le second. Depuis les années 1970, le concept d’empowerment est très employé dans différents champs et notamment celui du développement communautaire (Calvès, 2009). Dans les années 1960 apparaissent des critiques du développement qui est alors uniquement pensé en termes économiques sans prise en compte de la dimension sociale. Un modèle de développement alternatif est proposé qui passe par le renforcement du pouvoir des individus et communautés (Calvès, 2009). Dans la décennie qui suit, l’emploi du mot se répand en particulier dans les mouvements sociaux contestataires : Afro-américains, femmes, LGBT, handicap. Calvès explique que les premières théories de l’empowerment s’inscrivent dans une vision philosophique qui donne la priorité au point de vue des opprimés. Le but est de leur permettre de s’exprimer et surmonter la domination. Ce concept est donc souvent associé aux approches suivant les principes de démocratisation, décentralisation, participation politique, insertion économique, etc. (Calvès, 2009; Jouve, 2006). Des notions et références qui, comme on l’a vu, sont aussi mobilisées dans le discours traveller. Jouve définit ainsi le concept : « L’empowerment désigne le processus de transfert de ressources politiques et de pouvoirs de l’Etat vers la société civile, la modification du rapport entre, d’une part, l’individu comme sujet politique et social et, d’autre part, l’Etat » (2006: 7). Selon l’auteur, c’est un renversement des rapports classiques de domination entre l’État et la société civile qui passe par le transfert des ressources politiques et des capacités d’organisation. Pour Jouve, c’est un idéal plus qu’une réalité mais qui est nécessaire pour un changement social et politique.
On retrouve cette notion et ces principes dans de nombreux discours de manière plus ou moins explicite : prospectus de MTW, de Pavee Point, de ITM et ses antennes locales, etc. Martin Collins souligne que, même si Pavee Point est une association de partenariat, le noyau dur du programme est la participation traveller. Ce sont eux qui doivent mener les négociations avec le gouvernement et les autorités. Dans ce contexte, il est aussi nécessaire que chacun ait connaissance de ses droits. Ainsi, quand Travellers’ Voice publie presque systématiquement sa rubrique « Know Your Rights », ou s’attache à expliquer les nouvelles législations qui pourraient affecter les Travellers, le magazine s’associe aussi à cette démarche d’empowerment.
La notion est très présente chez Thomas qui dit lui-même être dans une « liberation perspective ». Mincéirs Whiden s’inscrit largement dans la ligne de pensée de l’empowerment et on retrouve le concept dans le pack et les intentions qui ont mené à sa réalisation. La feuille 7 du pack décrit l’association Mincéirs Whiden et mentionne les grandes lignes directives de l’organisation : Traveller-only forum ; participation et inclusion des Travellers dans la vie sociale, économique, politique et culturelle ; inclusion de la diversité et promotion de l’égalité des opportunités à travers un leadership collectif. Le pack met en avant l’utilisation des outils de la démocratie irlandaise pour une reconnaissance et une émancipation de la communauté. Ici, avec le pack et la cérémonie, on met en valeur ce que peut faire le système pour les Travellers et non – comme c’est souvent le cas dans d’autres Traveller Prides – ce que les Travellers font pour la société irlandaise.
L’empowerment s’inscrit donc dans l’approche du community development prôné par la majorité des associations travellers aujourd’hui. Dans les années 1980, c’est John O’Connell qui va faire la promotion d’une approche en termes de community development. Il voulait inciter les Travellers à prendre des initiatives, à être plus confiants et à se former en théorie et politique afin de pouvoir définir et articuler eux-mêmes leurs intérêts (Brandi, 2013; Helleiner, 2000). Une ligne d’action et une philosophie que poursuivent aujourd’hui des organisations telles que Pavee Point ou ITM. À l’époque, John O’Connell et Ronnie Fay prospectent auprès de jeunes travellers. Ils leur proposent d’entrer dans un programme de leadership afin qu’ils s’investissent dans la défense des droits des Travellers. Martin Collins avait 18 ans à l’époque et fait partie des premiers à se joindre à la formation. En 1983, ils créent la DTEDG (Dublin Travellers Education and Development Group), qui deviendra plus tard Pavee Point. Martin Collins raconte.

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Table des matières

Partie 1 – Les usages du passé
A – Conserver, préserver, transmettre
B – Les supports de la transmission
C – Les fonctions du passé
Partie 2 – Se représenter dans le présent
A – Interroger le regard de l’Autre
B – Se défaire des images assignées
C – Changer son image
Occuper l’espace public
Promouvoir une représentation positive
Montrer une société traveller moderne
S’inscrire dans la nation irlandaise
Ouverture
Partie 3 – Revendiquer pour l’avenir
A – S’inscrire dans le paysage politique irlandais
B – Irish Travellers : acteurs du changement
C – Les orientations du « Traveller Struggle »
Partie 4 – La question de l’identité dans les Traveller Prides
A – L’État-nation irlandais et les Travellers
L’émergence de la nation irlandaise
Les Travellers dans la nation irlandaise
B – La revendication ethnique : débats et enjeux
Débattre avec l’État
Débattre dans sa communauté
L’autre débat
C – L’identité dans les Traveller Prides
L’affirmation de soi
Perspectives et propositions
Partie 5 – Traveller Prides et Patrimoine
A – Travellers, folklore et patrimoine
B – Travellers : quelles intentions patrimoniales ?
C – Penser le passé et la sauvegarde du patrimoine traveller
D- Patrimoine traveller
E – Communication et « misdirection »
Conclusion : Travellers Prides et patrimoine
Conclusion
Annexes
Annexe 1 : A Tinker’s Lullaby, Pecker Dunne.
Annexe 2 : Travellers’ Voice, autumn 2014, issue 96, pages 40-41.
Annexe 3 : Éléments du Voting pack de Mincéirs Whiden.
Annexe 4 : Extraits du livret produit par Meath Travellers Workshops, The Craft of the Tinsmith – “An Tincear”
Bibliographie

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