Penser la diversité des productions localisées en termes de changement social

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Mobilisation touristique et gastronomique à la « belle époque »

La mobilisation des cultures alimentaires régionales à travers la professionnalisation des acteurs du tourisme

La mobilisation qui s’effectue par la voie du développement touristique, se met en place en correspondance de deux faits de développement. Tout d’abord, à la fin du XIXème siècle, le développement du réseau ferroviaire, qui s’étend et se modernise, permet le développement des déplacements de vacances. Ensuite, à partir des années 1920, l’évolution des techniques automobiles ainsi que l’élévation du niveau de vie, conduisent au développement du tourisme automobile et par cette voie au développement d’une véritable économie touristique. (Csergo, 1996 : 834).
Dans la première période, les guides Joanne, dont la première parution a lieu en 1840, cite des productions localisées à découvrir en régions, dans le cadre de rubriques sur les « industries et produits particulièrement intéressants » (cité par Csergo, 1996). En effet, dans le cadre du développement industriel et commercial de l’époque, la production localisée est d’abord vue au prisme de la richesse industrielle et économique qu’elle peut représenter localement (Csergo, 1996).
Dans la deuxième période, celle du développement de l’automobile, le « Guide Michelin pour les chauffeurs et les vélopédistes » commence à produire des rubriques spéciales « productions localisées » : les « recommandations gourmandes régionales ». Mais à leur suite, les Guides Bleus (successeurs des Guide Joanne) sont les premiers à créer une rubrique intitulée « mets ». Dix ans plus tard, en 1930, ce sont des pages entières qui sont réservées aux productions et spécialités culinaires locales.
Ce contexte de développement des guides favorise également le développement de l’industrie hôtelière qui se dote de nouveaux outils. Par exemple, une géographie touristique se crée sous l’égide des syndicats d’initiative et ce, sur la base des provinces historiques et non des départements26. Ce développement perdurera jusque dans les années 50, alors que les mouvements régionalistes se mobilisent contre l’internationalisation des échanges. A ce stade, les professionnels du tourisme : hôteliers, restaurateurs, presse, trouvent un intérêt économique à l’idée régionaliste de sauvegarde des cultures régionales. Ils utilisent alors le fait de valoriser et perpétuer les cultures régionales à but de développement touristique (Csergo, 1996). Le sens social qu’acquièrent les cultures régionales durant ces années, est le fait de discours et d’actions conjuguées entre les régionalistes, les professionnels du tourisme et les gastronomes, qui produisent également une valorisation touristique, à laquelle nous nous attachons à présent.

D’une mobilisation académique de l’ethnologie à une vulgarisation scientifique : le développement de l’intérêt pour le monde rural

Mobilisation de l’espace rural à travers la constitution de l’ethnologie de la France

Parallèlement à ces deux premières formes de mobilisation, se développe un intérêt académique des sciences sociales et particulièrement de l’ethnologie pour le monde rural. En effet, cette forme de mobilisation des productions localisées se confond avec la construction de l’ethnologie du domaine français. Nous appréhendons cette dynamique de mobilisation à travers deux dates clés : 1937 et 1961, qui représentent l’amorce de deux générations d’ethnologues du monde rural.
La première génération d’ethnologues du monde rural peut être considérée comme une académisation de la première forme de mobilisation que nous avons analysée dans cette section : un intérêt pour le folklore des différentes provinces françaises. Celle-ci s’incarne dans le travail mené par Georges Henri Rivière et l’ensemble des ethnologues qui travaillent avec lui, à la création et au développement du Musée National des Arts et Traditions populaires (ATP). Ouvert en 1937, il est le premier musée à être dédié aux quotidiens de la France populaire rurale et artisanale. C’est à travers son existence que les « Arts et Traditions Populaires» deviennent un véritable objet scientifique pour l’ethnologie. En effet, c’est un musée « laboratoire », où des équipes collectent des données en direct sur les différents terrains. Ses collections retracent ainsi les modes de production agricoles et artisanaux à partir d’un principe d’« unités écologiques », c’est à dire en ne prélevant les objets que dans l’ensemble auquel ils appartiennent. Ce qui permet, en remontant cet ensemble au musée, de le présenter au plus proche de ce qu’il était dans son milieu d’origine. Cela permet également de présenter chaque étape de l’acquisition et de l’ensemble des étapes de la transformation des différentes techniques jusqu’à la consommation, dans le cas des productions alimentaires (Segalen, 2001). Et les productions agricoles et alimentaires tel que le pain font pleinement partie de cette mobilisation ethnologique, mêmes si elles ne forment qu’une petite partie des gestes et des techniques du quotidien des cultures régionales29 qui constituent l’objet de la mobilisation. En ce sens, la mobilisation de l’espace local à laquelle on a affaire ici, porte sur l’espace dans son ensemble même, si elle se concentre sur le système de Production pour aborder le système de consommation.

L’institutionnalisation de l’ethnologie de la France et l’élargissement de la notion de patrimoine

La dernière revue qui participe à fonder l’objet de l’ethnologie rurale, et à travers laquelle l’espace local alimentaire a été à plusieurs reprises valorisé, est « Les cahiers, collection ethnologie de la France » qui débute en 1985. Les cahiers ne sont pas vraiment une revue mais des ouvrages collectifs qui offrent une synthèse des différents programmes de recherche, financés en partie par le ministère de la Culture et de la Communication. » On voit à travers cette collection, que l’espace rural est l’objet de plusieurs programmes de recherches et en ce sein, l’espace local alimentaire est analysé à au moins deux reprises. Dans le cahier n°6 qui date de 1991 (Chevallier, 1991), et qui porte sur les savoir-faire et la transmission, et dans le cahier n°16, « Campagne de tous nos désirs » qui date de 2000 (Rautenberg et al. 2000). Dans ce cadre, c’est davantage le versant productions, que le versant cuisine de l’espace alimentaire local, qui est valorisé.
La présentation de cette revue nous apprend deux choses sur cette forme de mobilisation. Tout d’abord elle permet d’évoquer le fait, que la valorisation du monde rural s’effectue dans le cadre d’un double enjeu : un enjeu universitaire et un enjeu politique. En effet, à travers la création de la mission du patrimoine ethnologique en 1980 et l’élargissement de la notion de patrimoine, c’est d’un côté l’académisation de la discipline qui entre en jeu , c’est de l’autre un certain contrôle politique de la mobilisation des patrimoines régionaux par les mouvements régionalistes, provincialistes et plus globalement par la mobilisation « civile » du patrimoine matériel et immatériel qui entre en jeu33.
Ensuite, cette dynamique d’institutionnalisation, à la fois du patrimoine comme bien commun, et de l’ethnologie comme discipline indépendante, donne un sens patrimonial à l’espace rural mobilisé et ainsi à l’espace social alimentaire mobilisé.
En effet, glissant de la sphère privée à la sphère publique, la notion de patrimoine a également glissé du marchand au culturel, avec la notion de patrimoine public soutenu par la mission du patrimoine ethnologique. Or, «il apparaît qu’entre les deux catégories symétriques de patrimoine public et de patrimoine privé, une troisième catégorie, le patrimoine commun, intermédiaire porté par des collectifs, [a cherché] à trouver un passage» (Barrère et al. 2004 : 17). On est passé ici « d’une conception du patrimoine comme collection d’objets remarquables à un patrimoine comme reflet de l’identité du groupe. » (Barrère et al. 2004). La conception du patrimoine glisse ainsi également du matériel à l’immatériel et à «un immatériel modeste, celui des pratiques quotidiennes et populaires» (Condominas, 1997-1 et 1997-2, cité par Poulain, 2002). Ce type de patrimoine est reconnu par la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003). Il suscite de nouveaux enjeux politiques (Bortolotto, 2011), bien qu’il soit difficile à définir, à cerner, à limiter comme l’a montré l’inscription du repas gastronomique des français au patrimoine mondial en 201034. Quoi qu’il en soit, la mobilisation de ce type d’éléments patrimoniaux, telles que les pratiques alimentaires et culinaires, a alors pour fonction de « redire ce qui nous relie, ce qui fait société (Micoud in Barrère et al. 2004 : 81). C’est ce que cette littérature scientifique appelle la patrimonialisation35, c’est à dire le processus de reconnaissance par un groupe donné à un moment, d’un élément matériel ou immatériel, comme bien culturel identifié.
Ainsi, dans ce vaste fait social et culturel qu’est la patrimonialisation, les systèmes de Production locaux sont mobilisés localement comme patrimoine à travers de nombreuses actions (mobilisations économiques, manifestations festives, éco-musés, …). Celles-ci émanent d’acteurs locaux, publics et privés, et s’incarnent pour certains, dans des dispositifs institutionnels installés par les acteurs de la mission du patrimoine ethnologique et les conseillers DRAC36 à l’ethnologie. Enfin, ces processus sont analysés par les ethnologues cités plus haut (Bonnain-Dulon et Brochot, 2004 ; Bérard et Marchenay, 2004; Martin et al. 2000). Ainsi, comme nous le verrons plus loin, cette mobilisation est à mettre en résonnance avec la politique de décentralisation qui se met en place entre 1978 et 1982, et avec différentes formes de mobilisation économique.

De la Haute à la nouvelle cuisine de terroir, mobilisation gastronomique

Parallèlement à la précédente mobilisation, le monde de la gastronomie connaît une révolution au début des années 80, celle de la « nouvelle cuisine de terroir », selon l’expression inventée par Marc de Champerard, fondateur du guide gastronomique du même nom créé en 1981. En effet, à cette époque, une « injonction de créativité » est faite aux chefs par rapport à la cuisine classique. Ils se tournent alors vers le terroir comme source d’inspiration et réinventent de ce fait les cuisines locales (Poulain, 2011 : 243). Cette source est immédiatement validée par les critiques gastronomiques. En effet, à la suite de Champerard, Gault et Millau suit le mouvement en inventant les « lauriers du terroir ». Dans ce cadre, les chefs tirent leurs connaissances culinaires des sources précédemment citées : des revues folkloristes, des inventaires vulgarisés, de la collecte auprès d’informateurs locaux (Poulain, 2011 : 244). Puis ils les tirent également de leurs propres pratiques, telles que la cueillette et la cuisine du jardin que des chefs comme Marc Veyrat ou Michel Bras valorisent.

Mobilisations agricole, agro-alimentaire et touristique dans le cadre d’une « renaissance rurale »

De l’émergence du développement local à la renaissance rurale, contextualisation

Le dernier type de mobilisation que nous abordons, concerne des mobilisations qui viennent de l’espace local alimentaire. Il s’agit des mobilisations qu’effectuent des acteurs des systèmes de Production localisés, et des acteurs privés et publics du développement touristique. Le développement de ces mobilisations s’inscrit et participe à un développement local qui croît depuis les années 60. Le développement local est un mode de pensée et d’action ascendant de l’espace local, c’est à dire qui émerge d’acteurs et de dispositifs locaux et dont les retombées sont « horizontales » c’est à dire profitent à l’espace local. Il s’oppose à un développement institutionnel et centralisé, que l’on appellera descendant (Pecqueur, 1989, Barthe, 1998, Bessière, 2000).
Il nous semble opportun, avant de nous intéresser aux acteurs proprement dits, de retracer brièvement l’histoire de ce que nous appelons avec Bernard Kayser une « renaissance rurale » (Kayser, 1990). Cela nous conduira, après avoir décliné l’existence de différents acteurs, à confronter la notion d’espace social alimentaire, avec celle d’espace rural, et de prendre ainsi position dans le territoire des développeurs ruraux.
Jusqu’au début des années 50 subsiste une France paysanne. Mais au sortir de la seconde guerre mondiale commence une première période de reconstruction qui durera jusqu’au début des années soixante. Cette première période est une période de mutation pour l’espace rural qui connait un nouvel exode. Mais contrairement aux premières vagues d’exode rural, celui-ci est dû à l’agrandissement des fermes, aux progrès technologiques associés à la production agricole et à la professionnalisation des agriculteurs. « De 1945 à 1960, le développement rural se résume à l’application de grands programmes nationaux de modernisation des exploitations, des équipements agricoles et ruraux. » (Bessière, 2000 : 76). L’objectif est de nourrir la population urbaine grandissante et de produire pour l’exportation (Bessière, 2000). La période suivante, qui correspond aux années 1960-1975, marque l’apogée de cette croissance qui est constituée par le modèle du productivisme. La France se développe dans une accentuation de l’urbanisation, de l’industrialisation. Et la professionnalisation de l’agriculteur par l’intégration des progrès techniques agricoles est la seule voie considérée comme productive. Comme le dit Pierre Muller, cette période marque le passage d’un état de paysan à un nouveau « référentiel du métier d’agriculteur » qu’il désigne comme étant celui du « modèle technique agricole » (Muller et al. 1989 cité par Bessière, 2000 : 77). Michel Debatisse parle de révolution silencieuse (Debatisse, 1963), Henri Mendras de fin des paysans (Mendras, 1967). « Le nombre d’exploitations diminue de 3.2% par an de 1970 à 1975 au lieu de 2.8% de 1965 à 1970. » (Bessière, 2000 : 78). Cependant, parallèlement à cela, les premières incertitudes quant au modèle dominant surviennent. De plus, commencent à se développer des investissements de l’espace rural, touristiques par exemple, comme nous le verrons plus loin. L’idée de vivre et travailler au pays » s’accentue après la crise de mai 1968, et d’autres modèles de développement agricole ascendants se développent de manière tout à fait marginale par rapport à une agriculture planifiée. Ces prémisses d’un développement local sont inégales, selon les types d’espaces ruraux. Ils s’effectuent dans les zones que le modèle productiviste a défavorisées, comme les zones d’arrières pays et les zones montagneuses, à l’image du pays de Dieulefit dans la Drôme comme le met en relief Bernard Kayser (Kayser, 1990 : 60-62). Après 1975 et les chocs pétroliers, vient un temps de crise et de remise en question. La DATAR (Délégation interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité Régionale), puis les lois de décentralisation (1978-1982) constituent l’amorce d’un développement local qui était resté jusque là symbolique. De cette période jusqu’à nos jours, il ne cessera de se développer. L’espace rural verra alors différents processus de mutations socioéconomiques se mettre en place (Bessière, 2000 : 81), ceux où continue à se développer le modèle productiviste dominant des « agriculteurs-managers » (Kayser, 1996) qui reste largement majoritaire aujourd’hui, bien qu’il se trouve en crise au tournant du XXIème siècle (Bessière, 2000), ceux qui sont en effet en voie d’abandon ou de survie, et ceux qui voient se développer des systèmes autocentrés, qui ne s’articulent pas seulement sur des liens marchands (Bessière, 2000 ; Pecqueur, 1989). C’est dans ce dernier cadre qu’émergent les systèmes de Production localisés, que l’on peut résolument considérer comme un pendant du modèle de croissance productiviste. C’est également dans ce cadre qu’émergent les filières touristiques rurales qui mobilisent les productions des premiers. Ces deux systèmes, plus ou moins imbriqués, sont les systèmes de mobilisation de la production alimentaire localisée que nous allons à présent présenter.

Entre crises agricoles et crises alimentaires, investissements économiques

Dans le contexte dont on vient de parler, la mobilisation économique de la production comme « localisée » s’effectue à travers le développement de systèmes agro-alimentaires localisés, à travers lesquels sont produits des productions de « qualité » (Pecqueur 2001) ou de « terroir » (Bérard et Marchenay, 2007). A travers ces systèmes localisés, ce sont différents acteurs qui peuvent agir individuellement et/ou s’articuler autour de la Production alimentaire : agriculteurs, artisans, industries agro-alimentaires. De plus, chacun parmi eux peut s’inscrire dans des circuits de distribution courts ou longs.
Le point commun à ces différents types de systèmes est que leur insertion sur le marché économique s’effectue par une valorisation de la qualité liée à l’origine, d’au moins une partie de leur production, ce qui implique leur ancrage territorial même si celui-ci est variable selon le type d’acteurs et de filières (Frayssignes, 2005). Les systèmes de Production localisés qui s’inscrivent dans des circuits longs de distribution rencontrent la Grande et moyenne distribution qui « officialise » ces relations à partir de la fin des années 90. Nous nous proposons à présent de présenter d’abord les différents acteurs qui peuvent former les systèmes de Production localisés et ensuite, l’investissement des filières de qualité par les GMS (Grandes et Moyennes Surface).

Penser la diversité des productions localisées en termes de changement social

Le changement social est l’objet du développement et de l’institutionnalisation de la sociologie à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. En effet, à travers différents points de vue, les derniers fondateurs de la discipline pensent les mutations inhérentes à l’industrialisation des sociétés européennes. Il existe dans ce cadre deux grandes approches du changement social qui ont donné lieu, tout au long du XXème siècle, à l’émergence de diverses écoles de pensées. On peut considérer avec Max Weber que le changement émane de facteurs endogènes au groupe social, ou tout au moins, qu’on ne peut comprendre celui-ci qu’en comprenant le sens que l’existence a pour le groupe considéré (Weber, 1905). On peut également considérer avec Emile Durkheim que le changement social est du à des facteurs exogènes au groupe social, qui contraignent celui-ci au changement (Durkheim, 1893). Dans les deux cas, le sociologue classique s’intéresse au domaine des valeurs, considérées comme les préférences collectives des groupes sociaux observés, pour s’expliquer les mutations des sociétés européennes en cours depuis le XVIème siècle (Bourricaud, 1998 : 98). Une introduction à la pensée sociologique du changement social par ces deux auteurs n’est pas exhaustive des différents courants du changement social existants en sociologie classique puis dans les sociologies contemporaines. Cependant, les traditions sociologiques que représentent les pensées de Weber et de Durkheim59 introduisent les deux grandes perspectives heuristiques60 en sociologie : l’holisme et l’individualisme méthodologique. Elles sont donc aussi significatives de deux manières d’envisager le social, par rapport auxquelles nous allons situer notre conception de la construction sociale de la production localisée. Ce faisant, nous verrons, grâce au point de vue de la socio-anthropologie du développement développé par Jean-Pierre Olivier de Sardan (Olivier de Sardan, 1995), qu’il est pertinent pour penser notre question, de distinguer les dimensions méthodologiques des dimensions idéologiques dans ces deux paradigmes classiques. Cela permet d’en combiner les apports dans une approche inspirée de celle du populisme méthodologique.
Ainsi, nous développerons ci-après, tour à tour, les perspectives d’une approche du changement par les dimensions exogènes au groupe social, puis celles d’une approche par les dimensions endogènes au groupe social. Ce développement se déclinera à chaque fois en trois points. Tout d’abord nous décrirons le point de vue de l’auteur sur le changement. Nous verrons ensuite que ce point de vue correspond à une perspective heuristique du social. Nous verrons enfin pourquoi il est pertinent de distinguer dans la perspective considérée une dimension idéologique d’une dimension méthodologique. Après cela, nous synthétiserons les apports de ces deux approches en une perspective théorique socio-anthropologique.

Le point de vue des dimensions externes du changement

Point de vue : c’est par des circonstances extérieures que le système de valeur d’un groupe change

Dans cette approche, le système de valeur d’un groupe change parce que des circonstances extérieures au groupe social contraignent celui-ci à adapter son mode de vie et ainsi son système de valeur. Le sociologue s’intéresse aux changements de ce système de valeur induit par les circonstances extérieures.
Cette approche est développée par Emile Durkheim (Durkheim, 1893). Ici les systèmes de valeurs, de règles, de normes et de rituels sociaux, sont une manifestation de l’intégration de l’ensemble social unifié qu’est la société. Ils assurent la stabilité de l’intégration de cet ensemble. Si ceux-ci sont suffisamment stables et intégrés, c’est-à-dire qu’ils définissent de manière stricte les obligations sociales de ses membres, ils participent à « fixer » la société dans une forme de répétition : sa stabilité, qui seule garantit un équilibre de l’ordre social nécessaire à la bonne intégration des individus. Une société aux systèmes de valeurs stables et qui contribuent à une bonne intégration sociale n’a aucune raison de changer. De ce point de vue le changement est envisagé comme une rupture dans l’ordre social. Il advient par des éléments extérieurs aux systèmes de valeurs et aux principes sociaux. Il détraque l’unité et l’intégration sociale d’une société. Il est donc peu souhaitable, du fait de la transformation des liens qu’il entraîne, et des conséquences sociales que ces transformations ont : exclusion, déviance, anomie. On est ici dans une vision pessimiste du changement qui se développe donc en termes de rupture/stabilité. L’anomie que le changement entraîne fait petit à petit place à une recomposition des systèmes de valeurs.
Les forces exogènes perturbatrices de l’intégration sociale, interviennent, selon Durkheim, chaque fois que se produit une concurrence pour la vie liée à un accroissement de la population. Le changement s’opère ainsi dans une combinaison de facteurs démographiques et de facteurs économiques : un accroissement de la population pousse les hommes à trouver de nouvelles combinaisons technologiques et à changer de mode de résidence. Cet accroissement produit des changements (concurrence, altération) dans les rapports entre les classes d’âge et les rapports de genre. Ceux-ci, combinés à une augmentation ou une diminution significative de la productivité du travail, et notamment de la productivité alimentaire, produisent concurrence et rareté (Bourricaud, 1998, 101).
Durkheim appelle la densité spirituelle des sociétés. En effet, un processus de changement dû à un accroissement de la population qui entraîne une urbanisation très forte, constitue une modification de la densité matérielle des sociétés. Cependant, ce qui intéresse le sociologue est comment cette modification de la densité matérielle entraîne une modification de la densité spirituelle, autrement dit de la fréquence, de la nature, de l’intensité des contacts entre les membres de cette société. Ce dernier élément est l’apport sociologique de Durkheim à une pensée des processus de changement. Elle enrichit un schéma du changement par des forces exogènes à la volonté du groupe social, qui fait consensus chez les auteurs antérieurs et postérieurs à ce dernier, autant en philosophie, en économie qu’en sociologie. A partir de cette notion de densité spirituelle s’imbriquant à la densité matérielle des sociétés, Durkheim divise l’ensemble des sociétés en deux catégories : les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes. Le passage d’une société traditionnelle à une société moderne se fait par la transformation des solidarités (densité spirituelle), qui elle-même, repose sur une transformation de la densité matérielle. L’adaptation sociale réside dans la transformation de la solidarité sociale, qui passe d’une forme mécanique à une forme organique par la division du travail social. La solidarité mécanique « ou solidarité par similitude » désigne le lien social relatif aux sociétés « archaïques ». C’est la similitude qui crée la solidarité. En revanche, la solidarité organique désigne la société de type industriel, que Durkheim cherche à expliquer.
Elle résulte de la différenciation des individus. Ce qui lie les individus les uns aux autres, c’est qu’ils exercent des rôles et des fonctions complémentaires à l’intérieur du système social. L’ensemble des sociétés évolue pour Durkheim entre ces deux pôles. Le passage entre les pôles résulte du caractère de plus en plus dense de la société qui brise progressivement les similitudes et accroit la différenciation. Elle oblige les individus à s’adapter et à se répartir les  tâches : d’où l’avènement de la division du travail social. Il naît de cette division la conscience de l’individualité des individus ; et de cette transformation forcée des systèmes de valeur, les désordres sociaux entraînés par l’anomie61 qui signifie pour Durkheim l’état d’une densité spirituelle faible (Durkheim, 1893).
De fait, cette vision du changement pessimiste fait osciller une société intégrée entre ordre social stable et dérèglements des solidarités et des systèmes de valeurs, c’est-à-dire l’anomie.
Dans ce cadre, le prix à payer par la société dans une dynamique de changement est lourd en termes de désordres sociaux. Dans cette approche, le fait que les systèmes de valeur des groupes sociaux changent en réaction à leur adaptation à des transformations externes à leur système de valeur, peut rappeler le contexte de développement des représentations associées à la production localisée. En effet, nous nous souvenons que l’émergence de la valeur « de terroir » est relative à des transformations dans de multiples domaines de la société, qui ont, comme le dit Durkheim, changé les systèmes de production et de consommation de la dimension sociale alimentaire, et ainsi changé la manière de penser cette structuration sociale. Le concept de production de terroir est indéniablement, mais pour une part seulement, né dans le cadre d’un ensemble de facteurs exogènes à la volonté des groupes sociaux de changer leur manière de penser la production et la consommation.
En revanche, une pensée du changement par des facteurs exogènes est corrélée dans cette approche avec une perspective holiste du social, dans laquelle la liberté individuelle n’a pas de place. Ainsi, ce n’est pas l’idée de facteurs exogènes à un groupe social que l’on récuse ici, mais le fait que les cadres structurels de la société contraignent totalement l’individu. S’arrêter à cette pensée laisserait supposer que l’individu n’a pas en lui-même de capacité de changement, donc de capacité de décision. Or, nous pensons que les facteurs de changement peuvent venir potentiellement autant de la volonté du groupe que d’éléments non contrôlés. Cette perspective ne nous permet donc pas de penser les conditions dans lesquelles le changement est choisi et voulu. Nous allons voir à présent pourquoi l’approche holiste pose le problème de la liberté individuelle.

Lecture du social : la société est un tout supérieur à l’ensemble de ses parties et le comportement individuel est un effet de système

L’approche holiste à travers laquelle Durkheim développe sa perspective du changement, correspond à une lecture du social, dans laquelle le comportement individuel est contraint par les règles et les normes sociales formant des systèmes de valeur organisés, non immédiatement compréhensibles, et qui impliquent des formes d’actions et de représentations qui s’imposent aux individus, la plupart du temps de manière inconsciente (Durkheim, 1895). Cette approche holiste et structuro-fonctionnalisme de la société, qui a donné lieu à différents développements en sociologie comme en anthropologie (le culturalisme notamment), est une des deux grandes approches à partir de laquelle on peut penser le social. Elle suppose que la société forme un tout supérieur à la somme de ses parties et que les individus qui la composent sont contraints et déterminés par le système social dans lequel ils sont socialisés, puisque les faits sociaux fonctionnent en dehors des usages individuels qui en découlent et sont intériorisés et transmis de manière inconsciente. De ce fait, les changements existant dans les comportements individuels sont ici l’actualisation des changements existant dans les systèmes de valeurs d’une société. Les lois générales de la société62 agissent sur l’individu par le biais des facteurs de socialisation comme le groupe familial, le travail, l’école, les institutions en général. Le sociologue doit donc chercher à en comprendre des parties (comme la famille, le système scolaire) pour en dégager des lois générales sur le tout (la société). Cette perspective comporte à la fois un apport et une limite pour théoriser la construction sociale de la production localisée dans une perspective de changement. L’apport se situe au niveau de la pensée de la société comme d’un ensemble décliné en systèmes hiérarchisés et organisés qui sont contraignants et qui expliquent, que des manières de penser, de sentir, d’agir, accumulées et transmises, soient communes entre des membres d’une même société et leur permettent de communiquer entre eux. Ce point de vue nous intéresse, car il correspond à la perspective que nous développons à travers l’espace social alimentaire. En effet, nous adhérons au fait que l’articulation des systèmes de production et de consommation, s’appuie sur et génère des dimensions culturelles de représentations propres au groupe concerné. Les acteurs sociaux sont, en tous cas pour une part, soumis à ces représentations. De plus, cette construction du sens est, nous l’avons évoqué, une contrainte de la condition humaine. Le rapport à l’environnement physique et bioclimatique, ainsi que le rapport à la technique, sont deux autres cadres structurants dont l’être humain ne peut s’abstraire. En plus de ces trois invariants alimentaires, nous adhérons également au fait que les institutions ont un pouvoir d’action sur les règles et normes de la sphère agricole et agro-alimentaire, tel qu’on l’a vu avec le développement de méthodes productivistes et l’avènement d’échanges marchands mondialisés.
Cependant, la limite d’une conception holiste de la société est qu’elle est corrélée à une conception déterministe de l’acteur. Le comportement individuel est compris comme un effet de système, et ceci parce que les systèmes de représentations sont traités comme des réalités autonomes, dans lesquelles toute dimension psychologique est évacuée. Or, cette position ne nous permet pas de penser le changement du point de vue de l’acteur, comme la diversité microsociale repérée sur le terrain drômois l’exige. Elle ne permet pas de penser un changement qui viendrait « d’en bas », et en viendrait à changer les structures institutionnelles  politiques par exemple. Il est contraint plus généralement par les structures sociales comme les règles familiales, sociales etc. conventionnelles qui exercent sur lui leur pouvoir coercitif dès que l’individu s’en éloigne (Durkheim, 1895).
Ainsi, au-delà de cette seule perspective anti-individualiste, il nous faut concilier l’apport d’une pensée holiste du social, signifiante pour nous, à ce stade de la reconnaissance de cadres structurels contraignant l’activité sociale, tout en trouvant le moyen de penser également la liberté individuelle de l’acteur et ses limites.

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Table des matières

PREMIERE PARTIE
Chapitre 1 : La diversité des formes de production localisée: une évolution dans la construction sociale de la production ?
1-Les différentes approches du développement de la production localisée
2-Envisager la production localisée comme un construit dont le sens est relatif à un espace-temps social : les apports d’un point de vue diachronique
Chapitre 2 : Penser la diversité des processus de valorisation de la production localisée en envisageant les systèmes de production localisée comme des systèmes de domination
1-Penser la diversité des productions localisées en termes de changement social
2-Analyser les différents processus de valorisation des productions localisées et le changement dans l’institutionnalisation de ces processus
Chapitre 3 : De l’effervescence de valorisation à l’analyse des processus de valorisation, la construction d’une méthode d’analyse qualitative
1-La construction d’un point de vue socio-anthropologique : un va et vient itératif entre le terrain et sa théorisation
2-De l’enquête exploratoire à l’enquête principale
3-Phases de traitements
SECONDE PARTIE
Chapitre 4 : Les processus de valorisation de la production localisée dans le département de la Drôme : six variations autour de la tradition et une nouvelle manière de localiser la production
1-Le processus de valorisation par la tradition labélisée
2-Le processus de valorisation par la « tradition familiale »
3-Le processus de valorisation de la maitrise industrielle d’un savoir-faire traditionnel
4-Le processus de valorisation de l’innovation-sur-tradition
5-Le processus de valorisation fermier néo-paysan
6-Le processus de géolocalisation de la production
7-Le processus de valorisation par l’acteur local
8-Synthèse des processus : mise en relief d’une nouvelle forme de légitimation et d’un nouvel espace social de référence à la localisation de la production
Chapitre 5 : Vers l’institutionnalisation de tout et partie de la construction sociale de la production localisée néo-paysanne
1-Les orientations du développement chez les acteurs prétendants
2-Changements d’intérêt chez les représentants du système de consommation : le mangeur et la Grande distribution au diapason des intérêts des acteurs prétendants
3-Des changements d’intérêts chez les acteurs institutionnels : vers les circuits courts et vers le développement de l’agriculture biologique localisée
4-Synthèse des orientations de développement dans les stratégies relatives à la valorisation des productions localisées
Chapitre 6 : Formaliser le modèle d’analyse et revenir sur les enjeux : la construction sociale de la production localisée est l’expression d’une stratégie de production localisée
1-L’affinement du modèle théorique : vers une dimension nouvelle de la question et des continuations méthodologiques
2-Reconsidérer les enjeux initiaux
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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