Pénétration intergranulaire fragilisante du cuivre par le bismuth liquide
En ce début de 21ème siècle, la production d’énergie peut être considérée comme le défi majeur que l’humanité doit relever, et cela à plusieurs titres. Tout d’abord, la demande mondiale en énergie ne cesse de croître dans le même temps que les réserves en énergie fossile s’amenuisent. Les pays industrialisés doivent donc élaborer des politiques énergétiques visant à disposer de toujours plus d’énergie tout en limitant leur dépendance énergétique envers ces énergies fossiles. Il en va non seulement de la survie économique actuelle des états, mais également de leur survie future. En effet, sachant que les ressources en énergie fossile seront épuisées dans quelques décennies, il apparaît inconscient de continuer à consommer sans réfléchir à des solutions alternatives de production d’énergie. Ensuite, l’écologie prend une part de plus en plus importante dans nos vies quotidiennes et la santé de la planète est devenue un souci permanent (ou est en passe de le devenir selon que l’on est optimiste ou pessimiste sur la nature de l’homme). Les solutions d’avenir de production d’énergie doivent donc limiter au maximum les impacts négatifs sur l’environnement, notamment à travers la réduction de l’émission des gaz à effet de serre que l’on sait responsable du réchauffement climatique actuellement constaté. Ce n’est donc pas seulement un enjeu économique mais également un problème écologique auquel nous sommes confrontés.
La fragilisation par les métaux liquides
Le processus de spallation est une réaction nucléaire mettant en jeu un noyau cible et une particule, le plus souvent un proton, accélérée jusqu’à une énergie de quelques centaines de MeV à quelques GeV. Au cours des collisions entre le nucléon incident et les nucléons de la cible, certains de ces derniers sont éjectés et le noyau cible est laissé dans un état excité. Il se désexcite en émettant des particules qui s’avèrent être préférentiellement des neutrons. Ce sont ces neutrons produits par la spallation qui sont ensuite utilisés pour interagir avec les éléments radioactifs afin de conduire à leur transmutation en éléments de moindre toxicité.
Cette cible de spallation doit donc être une source efficace de production de neutrons mais elle doit également pouvoir évacuer la chaleur produite lors de la réaction de spallation. Les métaux lourds possédant un bas point de fusion tels que le plomb ou le bismuth apparaissent alors comme de bons candidats. Leur masse élevée est, en effet, synonyme d’un bon rendement pour la réaction de spallation et leur capacité thermique à l’état liquide permet également d’évacuer rapidement la chaleur produite. Cependant, leur utilisation suppose une bonne connaissance des mécanismes d’endommagement des matériaux de structures dont ils peuvent être responsables. C’est ainsi que le phénomène de fragilisation par les métaux liquides (FML) a connu un regain d’intérêt de la part de la communauté scientifique et a donc fait l’objet d’études expérimentales, au même titre d’ailleurs que la corrosion par les métaux liquides ou l’irradiation qui sont d’autres phénomènes pouvant conduire à la dégradation des propriétés mécaniques des matériaux de structure.
Le système industriel envisagé pour la réalisation de MEGAPIE comprend l’eutectique plomb-bismuth à l’état liquide contenu dans une enceinte métallique construite en acier. L’étude de la fragilisation des aciers par le plomb liquide fait donc l’objet de recherches intensives au sein de différentes équipes [AUG-2004, GLA-2004, GUE-2003, LEG 2000, SCH-2001, VOG-2004]. Toutefois, ces études relatives aux systèmes matériau solide / métal liquide d’intérêt technologique sont confrontées à des difficultés majeures liées essentiellement à la complexité des aciers envisagés. Elles risquent donc de ne conduire « qu’à » une caractérisation du comportement mécanique du matériau solide envisagé en présence de métal liquide sans pouvoir donner de réelles indications sur les mécanismes associés au phénomène de FML. Réaliser le dimensionnement d’installations industrielles sur la base de caractérisations mécaniques représente ainsi un risque en absence d’une meilleure compréhension des mécanismes d’endommagement sous-jacents potentiels.
DESCRIPTION PHENOMENOLOGIQUE DU COMPORTEMENT DES JOINTS DE GRAINS AU CONTACT D’UN METAL LIQUIDE
Que se passe-t-il au niveau des joints de grains d’un matériau solide placé en contact avec un métal liquide ? Nous allons voir dans cette partie que les diverses réponses que l’on peut apporter à une telle question sont encore très controversées. Pourtant, ce n’est pas un sujet d’intérêt très récent puisque de nombreux ouvrages ont été consacrés aux différents phénomènes relatifs au contact entre un matériau solide et un métal liquide dans la deuxième moitié du vingtième siècle [KAM-1973, KAM-1984, ROS-1960]. Malgré tout, ces phénomènes restent très mal compris encore de nos jours par la communauté scientifique s’y consacrant [CONF-1998]. Néanmoins, l’aspect thermodynamique du contact entre le matériau solide et le métal liquide peut être correctement défini ; il est représenté schématiquement sur la figure I.A.1. Il est, en effet, régi par l’équilibre entre les tensions interfaciales γGB (énergie du joint de grains) et γSL (énergie de l’interface solide / liquide) et conduit à la formation d’un sillon intergranulaire caractérisé par son angle dièdre θ donné par l’équation E.I.A.1. C’est l’évolution de cet angle dièdre (notamment en fonction de la température, de la composition du métal liquide et de la nature du joint de grains) qui cristallise tous les efforts de compréhension entrepris.
Morphologies générales des sillons
Avant de discuter du comportement des joints de grains en présence d’un métal liquide, nous avons souhaité présenter le gravage thermique. Cela nous permet ensuite de souligner les différences entre ce phénomène et les phénomènes consécutifs au contact entre le matériau solide et le métal liquide.
Sillons de gravage thermique
C’est Mullins qui, à la fin des années 50 [MUL-1957, MUL-1960], posa les bases des différents formalismes diffusionnels applicables à la cinétique de croissance du sillon thermique sous atmosphère gazeuse. Les différents mécanismes envisageables pour cette croissance sont la diffusion par évaporation-condensation, la diffusion de surface et la diffusion de volume. Les sillons calculés d’après chacun des mécanismes mentionnés cidessus présentent alors certaines différences notamment en terme de morphologie (figure I.A.2). D’autre part, les cinétiques de croissance des sillons sont également différentes selon le mécanisme envisagé :
(i) proportionnelles à t1/2 pour le mécanisme d’évaporation-condensation,
(ii) proportionnelles à t1/4 pour le mécanisme de diffusion de surface,
(iii) proportionnelles à t1/3 pour le mécanisme de diffusion de volume.
On peut noter que, depuis Mullins et avec l’avènement de nouvelles techniques, de nombreuses études ont utilisé ce phénomène de gravage thermique. La mesure de l’angle dièdre θ du sillon apparaît, en effet, comme une méthode directe de caractérisation du joint de grains considéré par son énergie interfaciale. Exploitant, par exemple, les possibilités de la microscopie à force atomique (AFM) concernant la mesure de cet angle dièdre, certaines études [RAB-2001] se basent sur l’analyse de l’évolution des sillons (au cours de traitements thermiques) pour accéder à l’évolution des microstructures (migration des joints, croissance des grains, apparition de texture, etc…).
Originalité des sillons de gravage liquide
Les calculs réalisés pour décrire les sillons de gravage thermique peuvent être exploités afin d’obtenir les sillons de gravage liquide. Cependant, alors que des mécanismes d’évaporation-condensation ou de diffusion de surface peuvent être invoqués pour expliquer la croissance des sillons thermiques [MUL-1957], la croissance des sillons obtenus après contact avec un métal liquide est contrôlée par la diffusion en volume des atomes du matériau solide dans le métal liquide [MUL 1960]. Les dimensions géométriques du sillon (largeur et profondeur) sont donc proportionnelles à t1/3. D’autre part, la diffusion dans le métal liquide étant rapide (comparée, par exemple, à la diffusion en surface), le gravage liquide conduira à des cinétiques de formation de sillons plus rapides que celles observées en l’absence de milieu liquide (1 à 2 ordres de grandeur plus élevées selon [BOK-1995]).
Il n’en demeure pas moins que la principale originalité du gravage liquide est qu’il peut conduire au mouillage parfait des joints de grains. Deux situations doivent donc être distinguées dans le cas du gravage liquide :
(i) mouillage partiel du joint de grains : l’angle dièdre θ du sillon est donné par l’équation E.A.I.1 (figure I.A.3a),
(ii) mouillage parfait du joint de grains : le joint de grains est remplacé par un film de métal liquide et l’angle dièdre θ est nul (figure I.A.3b).
Ces deux termes sont ainsi employés par analogie avec le phénomène de mouillage de surface pour lequel un mouillage parfait est caractérisé par l’étalement du liquide sur la surface.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
I.A DESCRIPTION PHENOMENOLOGIQUE DU COMPORTEMENT DES JOINTS DE GRAINS AU CONTACT D’UN METAL LIQUIDE
I.A.1 Morphologies générales des sillons
I.A.1.1 Sillons de gravage thermique
I.A.1.2 Originalité des sillons de gravage liquide
I.A.1.3 Température de transition de mouillage
I.A.2 Mouillage partiel
I.A.2.1 Gravage intergranulaire
I.A.2.2 Diffusion intergranulaire
I.A.3 Mouillage parfait
I.A.4 Définitions
I.A.4.1 Pénétration intergranulaire
I.A.4.2 Fragilisation induite par les métaux liquides
I.A.4.3 Fragilisation par les métaux liquides
I.A Récapitulatif des phénomènes créés par les interactions matériau solide / métal liquide
I.B DONNEES CONCERNANT LE SYSTEME CUIVRE / BISMUTH
I.B.1 Matériaux
I.B.1.1 Le diagramme de phase cuivre / bismuth
I.B.1.2 L’alliage plomb-bismuth 45Pb-55Bi
I.B.2 Ségrégation du bismuth aux joints de grains du cuivre
I.B.2.1 Données expérimentales
I.B.2.2 Isotherme de ségrégation intergranulaire de Fowler-Guggenheim
I.B.3 Pénétration intergranulaire du cuivre par le bismuth liquide
I.B.4 Fragilisation du cuivre par le bismuth liquide
I.B.5 Diffusion du bismuth dans le cuivre
I.B.5.1 Diffusion volumique
I.B.5.2 Diffusion intergranulaire
I.B Synthèse des données relatives au système cuivre / bismuth
I.C OBJECTIFS DE L’ETUDE
CHAPITRE II : METHODES EXPERIMENTALES
II.A PENETRATION INTERGRANULAIRE DE Cu PAR Bi LIQUIDE
II.A.1 Préparation des éprouvettes de cuivre
II.A.1.1 Echantillons bicristallins
II.A.1.2 Echantillons polycristallins
II.A.2 Contact direct entre le cuivre et le bismuth liquide (CD)
II.A.3 Contact entre le cuivre et la vapeur de bismuth (CV)
II.A.3.1 Description de la procédure expérimentale
II.A.3.2 Epaisseur déposée
II.A.3.3 Evolution du dépôt avec la durée du traitement sous ampoule
II.A.4 Rupture in-situ des éprouvettes de cuivre
II.A.5 Equivalence entre les deux procédures (CD et CV)
II.B ANALYSES DES SURFACES DE RUPTURE
II.B.1 Analyse fractographique des surfaces par MEB
II.B.2 Analyses par spectroscopie d’électrons Auger
II.B.2.1 Description de la technique
II.B.2.2 Caractéristiques technologiques
II.B.2.3 Méthode de quantification utilisée
II.B.3 Analyses par spectrométrie de photoélectrons XPS
II.B.3.1 Présentation de la technique
II.B.3.2 Exploitation des spectres XPS
II.B.4 Analyses par rétrodiffusion Rutherford d’ions légers RBS
II.B.4.1 Description de la technique
II.B.4.2 Analyse des échantillons
II.B.4.3 Dépouillement des spectres RBS obtenus
II.B Schéma illustrant les différentes analyses réalisées sur les surfaces de rupture d’échantillons de cuivre pénétrés par le bismuth liquide
II.C ETUDE DES EFFETS DE LA CONTRAINTE SUR LA PENETRATION INTERGRANULAIRE FRAGILISANTE
II.C.1 Préparation de l’essai
II.C.1.1 Préparation des éprouvettes de cuivre
II.C.1.2 Mise en contact avec le métal liquide
II.C.2 Essais de traction
II.C.3 Essais de maintien sous charge
II.C.3.1 Réalisation de l’essai
II.C.3.2 Exploitation de l’essai
II.C Schéma illustrant les différents types de résultats attendus pour les essais mécaniques en présence de métal liquide
CHAPITRE III : ETUDE DE LA PENETRATION INTERGRANULAIRE DU CUIVRE PAR LE BISMUTH LIQUIDE
III.A CINETIQUE DE PENETRATION INTERGRANULAIRE A 500°C
III.A.1 Résultats
III.A.2 Exploitation des résultats
III.A.3 Confrontation aux résultats de Joseph
III.A Synthèse des résultats concernant la cinétique de pénétration du bicristal de cuivre par le bismuth liquide à 500°C
III.B EPAISSEURS INTERGRANULAIRES A 500°C
III.B.1 Description du modèle utilisé
III.B.2 Comparaison des résultats obtenus par AES, XPS et RBS
III.B.3 Validation des hypothèses du modèle
III.B.4 Confrontation aux résultats obtenus par ségrégation intergranulaire
III.B Synthèse des résultats concernant l’épaisseur intergranulaire de bismuth mesurée après pénétration intergranulaire du cuivre à 500°C
III.C PENETRATION INTERGRANULAIRE CONTROLEE PAR LA DIFFUSION INTERGRANULAIRE ?
III.C.1 Passage bicristal / polycristal à 500°C
III.C.2 Etude de la pénétration intergranulaire à 600°C
III.C Synthèse des résultats sur les polycristaux
CHAPITRE III : CONCLUSIONS
CHAPITRE IV : PROFILS DE CONCENTRATION INTERGRANULAIRE EN BISMUTH OBTENUS A 500°C
IV.A PROFILS THEORIQUES DE DIFFUSION INTERGRANULAIRE
IV.A.1 Profils obtenus en régime C
IV.A.2 Profils obtenus en régime B
IV.A.3 Récapitulatif
IV.B PROFILS EXPERIMENTAUX
IV.C MODELISATIONS
IV.C.1 Modélisation basée sur l’utilisation de l’isotherme de Fowler-Guggenheim
IV.C.2 Modélisation alternative : régime C avec DGB = f (CGB)
IV.C.3 Ségrégation multicouche ?
CHAPITRE IV : CONCLUSIONS
CONCLUSION
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