Peinture et littérature maghrébine
Du pictural au « au scrip-pictural »
Comme on l’a déjà mentionné dans l’introduction, la peinture a toujours inspiré l’écrivain. C’est dans le but de définir une activité esthétique singulière à chacun, que les auteurs du XIXe et XX e siècle sont tentés par de nouvelles orientations et trouvent dans les activités créatrices de l’art pictural une véritable source d’inspiration souligne Daniel Bergez. Les modalités d’insertion de l’art pictural dans la littérature peuvent prendre différentes formes. Selon Daniel Bergez, la peinture constitue pour l’écrivain un sujet et souligne que « le travail de l’écrivain serait analogue à celui du peintre montrant l’écrivain au travail .Il s’agit en fait d’une mise en abyme symétrique »13.C’est le principe de la doctrine de l’ut pictura poesis. L’autre principe est celui de l’ekphrasis, défini comme étant « une description d’oeuvre d’art, réelle ou fictive, enchâssée dans un récit »14.Dans ce procédé, affirme D.Bergez, « la représentation se redouble, du visuel au linguistique »15 Pour la littérature, l’art pictural ne constitue pas seulement un objet d’étude mais une source d’inspiration. D.Bergez parle de « l’écriture picturale »16, une écriture grâce à laquelle l’écrivain « intériorise »17 un élément de la toile et le « transforme en style »18 .Toujours et selon D .Bergez, cette écriture s’est imposée au XIXème siècle, époque où l’on parle de l’impressionnisme littéraire. Ainsi, Verlaine dont le style se caractérise par la disposition de petites touches juxtaposées, nous rappelle le style des impressionnistes. En fait, la manifestation de l’impressionnisme dans les écrits de Verlaine se traduit par « la brièveté des vers »19 engendrant ainsi une « rapidité dans l’écriture »20 rapidité « qui fait penser à un paysage traversé avec vitesse 21». Au XX e siècle, après l’impressionnisme, d’autres courants picturaux contestataires font leur apparition. Parmi eux, celui auquel on fera référence tout au long de notre travail : le cubisme.
Du cubisme pictural au cubisme littéraire
Selon le dictionnaire le Robert : « le cubisme n.m (1908 ; de cube).Ecole d’art florissante de 1910à1930, qui se proposait de représenter les objets décomposés en éléments géométriques simples (rappelant le cube) sans restituer leur perspective. » « Objets décomposés », « éléments géométriques », tels sont les traits caractéristiques majeures du cubisme. A partir de cette définition, voyons comment le cubisme, considéré comme étant le mouvement le plus radical au XXe siècle, a pu influencé les écrivains, en donnant naissance à une écriture dite cubiste. A propos de ce mouvement, Chris Cain souligne :
« C’était une réaction aux mouvements précédents et même aux changement dans la société et la culture qui a affecté tous les arts : la musique, la poésie et la peinture (…).C’était l’art nouveau, l’art moderne, et il a représenté une technique complètement révolutionnaire.»23 Les peintres cubistes particulièrement Picasso et Braque avaient pour objectif, la transgression des règles classiques de l’art qui depuis la Renaissance était défini comme « un art visuel réaliste »24.Ils s’opposeront à l’art de la Renaissance dont les fresques étaient destinées à expliquer souvent l’histoire de la Bible. Etant donné que le cubisme est un art moderne (notion très débattue), il a rompu avec la tradition et s’est fait un art plutôt abstrait, véhiculant un autre plaisir : plaisir intellectuel qui exige bien entendu un effort de la part du spectateur car : « Cet art abstrait (qui) propose une réalité différente, il fragmente le plan visuel et le temps n’est pas linéaire : on voit dans les peintures plus d’un point de vue représenté sur le plan, on voit peut-être le visage en même temps qu’on voit le dos de la tête. »25 Ainsi dans le cubisme, le peintre ne reproduit pas la réalité, il l’a reconstruit donnant ainsi un nouveau sens aux notions de l’espace et du temps. Rejetant les règles de la perspective traditionnelle qui repose sur l’angle de vision unique, la réalité se prête donc aux manipulations. Ainsi, l’oeuvre cubiste travaille la décomposition des formes de manière à donner une simultanéité de points de vue, faisant de l’objet ainsi fragmenté un élément multidimensionnel ou non-conforme à sa représentation réaliste. Si la peinture a été définie pendant longtemps comme la représentation fidèle du réel, il en est autrement dans le cubisme. Généralement, le peintre cubiste prend pour sujets, des objets du quotidien en les présentant sous leurs formes fragmentaire, incitant ainsi l’observateur à examiner l’oeuvre d’une nouvelle perspective. L’objet ainsi fragmenté sous des formes géométriques, est donné à voir sous plus facettes .La visée des cubistes, est de faire voir une réalité conceptuelle et non une réalité perceptuelle.
Peinture et littérature maghrébine
La dimension picturale caractérise les écrits de certains auteurs algériens de en quête d’une nouvelle esthétique littéraire. Parmi eux, Rachid Boudjedra, considéré, par la critique, comme étant l’auteur du nouveau roman algérien de langue française. Nous avons souligné dans l’introduction, que la littérature de Boudjedra entre en dialogue avec les autres arts : musique, sculpture, architecture, et la peinture. Notre étude se limite à un seul art : l’art pictural. Inscrite dans la sphère de la littérature moderne, l’écriture de Boudjedra transgresse les codes de la narration traditionnelle : la caractérisation des personnages, le respect de la chronologie, et la cohérence logique du texte. Grand admirateur de la littérature moderne, Boudjedra s’est laissé influencé par l’un des grands fondateurs du Nouveau Roman français, en l’occurrence Claude Simon .Dans leurs études consacrées à cet auteur, Stéphane Bikialo et Catherine Rannoux soulignent : « Si le prix Nobel de littérature français en 1985 a été quelque chose comme un « nouveau romancier », c’est sans doute dans la manière dont son écriture entre en dialogue permanent avec les arts plastiques (…) »34 En quête d’une perfection technique, R.Boudjedra puisera aussi dans l’art cubiste ses procédés en l’occurrence la technique de la fragmentation. Ainsi grâce aux moyens linguistiques, l’auteur véhicule une vision du monde éclaté. D’ailleurs ,le caractère novateur, que la critique reconnaît à Boudjedra, s’attache à des recherches formelles inspirées de la littérature et de l’art moderne. En recourant à l’art cubiste, art hermétique, Boudjedra propose ainsi une littérature frôlant l’hermétisme. Nous tenterons par la suite de démontrer les éléments qui procurent au roman, La Pluie sa dimension cubiste.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : DU PICTURAL AU « AU SCRIP-PICTURAL »
1-Du cubisme pictural au cubisme littéraire :Aperçu général
2-Peinture et littérature maghrébine
2-1 Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix : Genèse d’une oeuvre
2-2 Un détour par Assia Djebar
2-3 Quand l’écrivain dialogue avec le peintre
CHAPITRE II : DE FEMMES D’ALGER A LA PLUIE : ANALYSE THEMATIQUE
1-Boudjedra, Picasso et la femme
2-Le corps cubiste
3-la fragmentation du temps et de l’espace
3-1 Le temps : « ruban de souvenirs
3-2 L’espace compliqué
4-La palette polychrome
5-L’érotisme
CHAPITRE III : DE FEMMES D’ALGERA LA PLUIE : ANALYSE STYLISTIQUE
1-Pour une narration fragmentée
1-1 La présentation simultanée des séquences narratives.
1-2 Le journal d’une femme morcelée
1-3 Les couples antithétiques
2-La phrase : un véritable labyrinthe
3-Les figures de style
3-1 Emploi excessif de la comparaison
3-2 L’hypotypose
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXE
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