Paysage thérapeutique et état des lieux de la santé contemporaine

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Un projet d’équipe

En 2012, j’intégrai le Master 2 d’anthropologie de la santé de l’université d’Aix-Marseille, avec l’idée de poursuivre les recherches que j’avais débutées sur les représentations et les pratiques de la douleur chronique au Cambodge22. Ainsi lorsque qu’Evelyne Micollier, avec qui j’étais entrée en contact concernant mon projet de recherche au Cambodge, m’a parlé d’un projet de recherche au Laos j’ai été rapidement intéressée. Il s’agissait d’un volet du projet IRD-ANRS23, dirigé par Alice Desclaux, s’intéressant aux questions de la prévention de la transmission du VIH de la mère à l’enfant (PT ME) : « L’enfant protégé par les antirétroviraux au sud. Analyses ethnologiques comparées (Sénégal, Burkina Faso, Laos) ». Evelyne Micollier était en charge du volet Laos avec Pascale Hancart-Petitet. Participer à ce projet était une chance d’effectuer un stage à l’IRD de Vientiane, de participer à un projet d’équipe, ainsi qu’un moyen d’utiliser les expériences acquises au Cambodge. Cela me permettait en effet de travailler sur un terrain géographiquement et « culturellement » proche du Cambodge bien que politiquement très différent, et sur des questions de santé qui m’intéressaient. En effet, j’avais enquêté auprèse dpersonnes vivant avec le VIH (PvVIH) auparavant et j’avais commencé à m’intéresser aux pratiques post-partum en lien avec des questions de douleurs chroniques au Cambodge, à tra vers un terrain exploratoire.
Sur le principe, il fut rapidement convenu que j’effectuerai un stage de terrain au Laos en lien avec ce projet, entre janvier et avril 2013, dates soumises aux calendriers de l’université et du projet de recherche sur place. Le cadre institutionnel de la recherche devait donc être la participation à un projet d’équipe IRD à travers un stage.

La Prévention de la Transmission Mère-Enfant (PTME)

Depuis 2008 on sait que le traitement bien maîtrisé chez les PvVIH (sans coïnfections) permet de rendre la charge virale indétectable, ce qui bloque la transmission du virus. Cette Adeline Philippe, 2011, « Les voix de la douleur au Cambodge, approche socio-anthropologique des pratiques et des représentations de la douleur chronique”, Sous la direction du Pr. Danièle Vazeilles (Laboratoire de recherche LERSEM EA 4584 – CERCE EA 4584 – E1), Uni versité Paul Valéry – Montpellier III . stratégie prophylactique de prévention de l’épidémie par éradication des transmissions pose les questions d’accès aux traitements et de moyens de lutte, dans un contexte d’inégalité entre le Nord et le Sud. Dans le cadre de la PTME, les organismes internationaux rassemblés par ONUSIDA24 en 2010 ont déterminé l’objectif de l’éliminationde la transmission de la mère à l’enfant pour 2015, partant du constat que les programmes de PTME existants ne réduisaient pas suffisamment ces transmissions. Si l’utilisation prophylactique de traitements pour les nourrissons et les mères était déjà plus ou moins mise en place, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a proposé fin 2009 une stratégie visantàréduire le taux de transmission à moins de 5 % et reposant sur l’utilisation des antirétroviraux à titre prophylactique pour le nourrisson pendant toute la durée de la grossesse et la période d’allaitement, selon le niveau d’immunodépression de la mère (Desclaux et al. 2012). Depuis 2012, une nouvelle recommandation (« l’option B+ ») encourage à mettre sous traitement à vie toutes les femmes dépistées VIH+ durant la grossesse (quel que soit el statut immunitaire). En effet, la standardisation de ces stratégies prophylactiques semble être une solution adaptée pour lutter contre la vulnérabilité des femmes dans le contexteconjugal (si l’infection au VIH est bien traitée il n’y a pas de transmission) et pour leur permettre de gérer plus facilement les aspects de la PTME (notamment l’allaitement) sans s’exposer à la stigmatisation sociale. Cependant, ces recommandations soulèvent de nombreuses questions qui mériteraient une approche anthropologique. En effet, si elles semblent applicables dans les pays développés où la PTME fonctionne bien et l’accès aux traitements est envisageable, la faisabilité est relative dans les pays du Sud. Tout d’abord, cela suppose une forme de médicalisation « extrême » de la vie de ces femmes, avec les problèmes d’observance qui y sont liés (accès aux médicaments, transport, organisation etc.). De plus, cela nécessite l’adaptation des structures existantes de PTME (notamment la formation des équipes) dans des contextes où l’intégration de la PTME sous sa forme actuelle pose déjà problème dans un système de soins parfois fragile. Ensuite, cette concentration sur le « traitement » biomédical doit être accompagnée d’études précises sur les déterminants sociaux qui conditionneraient l’efficacité de l’approche, et ne doit pas prendre le dessus sur les formes de prévention transversales à la santé de la reproduction (prévention primaire…). Enfin, et principalement, c ette stratégie de PTME soulève les questions du coût et de l’accès aux traitements pour certains pays qui sont actuellement complètement dépendants de l’aide extérieure dans ec domaine, et pourraient ainsi l’être encore plus, et plus probablement ne pas pouvoir mettre en œuvre ces recommandations.
ONUSIDA (UNAIDS en anglais) est un programme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) destiné à coordonner l’action des différentes agences spécialisées de l’ONU pour lutter contre la pandémie de VIH/sida.
Ainsi ces nouvelles stratégies invitent à de nombreuses réflexions, trop complexes pour être évoquées en profondeur ici, mais qui ouvrent la voie à nombres d’analyses anthropologiques, en ce qu’elles s’appuient sur les différents enjeux de la santé de la reproduction dans le cadre du VIH, et en impliquent de nouveaux. C’est à ces a nalyses anthropologiques que se consacre le volet Laos du projet IRD-ANRS dans le cadre duquel a été réalisé ce travail de recherche.

Le contexte général du projet IRD-ANRS au Laos

Il faut donc réfléchir aux conséquences des dernières recommandations internationales de PTME, dans les pays où la PTME « classique » commence à peine à être intégrée (programmes pilotes, inégalité entre les régions…), et où les données épidémiologiques elles-mêmes ne sont pas encore actualisées, en raison detaux de dépistage très faibles. C’est par exemple le cas au Laos, pays à prévalence « faible » (accès au dépistage très limité) évaluée à 0,2 % en 200925, où le nombre de femmes enceintes dépistées n’a pas augmenté depuis 200926. En 2008, 891 sites proposaient des services prénataux, dont seulement cinq pouvaient proposer des dépistages du VIH et des activités deconseil pour les femmes enceintes27. Dans ce contexte d’écart majeur entre les réalités locales de la lutte contre l’épidémie et les recommandations internationales, il faudrait étudier localement les formes d’intégration des programmes de PTME et leurs conséquences sociales (pour tous les acteurs concernés), ainsi que les pratiques et déterminants socio-culturels et économiques de la santé reproductive hors contexte de VIH et en contexte de VIH. Cela permettrait de réfléchir aux possibilités d’adaptations réalistes des différentes recommandations sur la PTME.
Il a rapidement été déterminé que ma contributionu aprojet de recherche ne se concentrerait pas sur le volet VIH, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, au Laos, ce projet de recherche ne pouvait pas être réalisé de la même façon que dans les autres pays du projet, principal ement parce que le PTME n’y est que très peu développée et qu’il n’y a qu’une faible visibilité de l’épidémie. La politique gouvernementale concernant le VIH a longtemps été marquée d’un certain déni. En effet, le VIH n’est pas considéré comme un problème de santémajeur, chiffres officiels très bas à l’appui 28. Les dépistages ne sont que peu développés il estdonc difficile de connaitre la situation réelle de prévalence. En conséquence, ily a peu de politiques publiques de prise en charge de la maladie à Vientiane. La principale est le CHAS (Programme National SIDA du Ministère de la Santé) qui assure la mise en œuvre du plan VIH et maladies transmissibles sous la tutelle du Comité National pour le Contrôle du SIDA (NCCA), en charge de définir les orientations stratégiques. Le CHAS est le principalinterlocuteur institutionnel dans la mise en œuvre et le suivi d’un projet ESTHER 29/AFD qui, à travers le 6ème round du Fond Mondial, a permis depuis novembre 2007 de travailler à la mi se à l’échelle du dépistage et au financement des traitements anti-rétroviraux et des infections opportunistes pour l’ensemble des patients. Malgré la présence d’autres partenaires techniques et financiers (L’Agence Française du Développement, la Banque Asiatique de Développement, USAID , l’OMS, l’UNICEF, et quelques ONG) ESTHER est le seul opérateur de terrain impliqué dans le domaine de la prise en charge, après le départ de MSF en 2009. Ainsi actuellement à Vientiane, deux hôpitaux publics distribuent des AR V31 et disposent d’un service d’hospitalisation VIH/SIDA : Mahosot et Setthathirat.
Ensuite, si le Laos s’est « ouvert » économiquement et politiquement, cette ouverture reste relative, notamment lorsqu’il s’agit de la re cherche en anthropologie. Sans entrer dans une explication exhaustive de l’historique du Laos, il faut rappeler que la République Démocratique Populaire Lao (RDPL) a été instauréen e1975. Le Laos est depuis un État communiste dirigé par le Parti Révolutionnaire Populaire Lao (« Pathet Lao »), qui est un parti unique d’obédience marxiste-léniniste. Les principales relations du Laos étaient alors avec le Vietnam et la Russie. À partir de la fin de s années 1980 le Parti engage un processus d’ouverture à l’économie moderne et d’intégration égionaler. Le « nouveau mécanisme économique » (le «chitanakarm mao ») a été défini et adopté en 1986, lors du IVe Congrès du Parti, et cette nouvelle politique économique est le premier pas vers l’ouverture du Laos qui s’effectue réellement dans les années 1990, notamment par l’adoption d’une constitution en 1991. Le pays a normalisé ses relations avec lespays voisins comme la Thaïlande : il s’est ouvert au tourisme, a lancé des projets à vocation régionale (ponts, routes, centrales hydro- électriques et réseaux électriques) et s’est ouvertaux investisseurs étrangers. Enfin, il est membre de l’ASEAN32 depuis 1997. Cependant, quand il s’agit de politique, de sciences sociales ou de sujets jugés sensibles, la situation reste difficile, comme nous le verrons par la suite. Ce qu’il est important de savoir ici est que dans le cadre de ce projet de recherche, les autorisations sont très difficiles à obtenir, qu’il s’agisse de l’autorisation du projet ou des diverses autorisations d’accès aux structures de santé (Comité d’éthique, autorisations de divers ministères etc.). Ainsi lorsque j’ai définiles contours du projet de recherche avant mon départ, l’autorisation du projet était « en cours designature », mais il semblait clair qu’au niveau de cette recherche de Master 2 il serait difficile de travailler auprès de femmes enceintes vivant avec le VIH.
La dernière contrainte à évoquer est d’ordre matériel. Le projet n’ayant pas été signé au Laos et n’ayant pas débuté, le départ sur le terrain a dû être retardé (au 10 février). Au vu du calendrier universitaire qui nécessitait mon retour début avril, l’étude de terrain se limitait une durée de deux mois, une période très brève pour obtenir les autorisations nécessaires et effectuer une enquête ethnographique de bonne qualité.

Contexte et reconstruction de l’objet sur le terrain

Les blocages institutionnels

Une des particularités de la pratique de terrain ethnologique, et qui n’est sans doute pas moins accusée dans le monde occidental contemporain, est le fait que l’entrée en relation avec les sujets est largement soumise aux conditions historiques et sociologiques de l’enquête. […] Mais la prise en compte de la spécificité des conditions historiques d’observation doit en faire une donnée ethnographique. Elle n’est pas seulement un obstacle à l’enquête, elle est aussi une donnée de l’enquête. » (Fainzang 1994 : 10).
Dès mon arrivée à Vientiane, j’ai appris que le projet n’avait toujours pas d’autorisations, et que les espoirs de les voir signées au cours demon séjour étaient vains. L’anthropologie de la santé au Laos est peu développée, et ce projet ste une des premières études anthropologiques à se pencher sur des questions de V IH. Mes partenaires sur le terrain lisaient dans ces lenteurs administratives une possible réticence du gouvernement à encourager les recherches en sciences humaines dans ce domaine. Toujours est-il qu’ayant été intégrée au projet en tant que stagiaire IRD associée à l’étude, j’étais tributaire de ces autorisations pour mon enquête de terrain, sans lesquelles, je l’ai vite compris, les marges de manœuvres restaient limitées.
Les villes au Laos sont composées d’unités villageoises « ban » (ou quartiers organisés autour du Wat) à la tête desquels les « chefs » représentent l’autorité, relayée par une milice de quartier. Le régime a formé jusqu’à récemment les habitants de Vientiane à la surveillance et à la délation, pratiques encore développées aujourd’hui. Ainsi, malgré le grand afflux touristique, la plupart des chefs de village savent quel falang33 habite dans sa juridiction, d’autant plus s’il est chercheur ou journaliste. La présence de certains anthropologues peut être questionnée, et sans autorisations gouvernementales la menace d’expulsion est évoquée. Il est donc inutile d’espérer faire une recherche « sous-terraine » discrète à Vientiane, et encore moins accéder aux structures de santé sans utorisations.
Si j’avais réalisé une recherche hors du cadre de articipation à un projet institutionnel, j’aurais été plus « libre », du moins responsable,de mes mouvements et de mes options. Je portais cependant la « casquette » IRD, et ma seule « validité » officielle était ma convention de stage (j’avais un visa de tourisme, le visa de recherche étant inaccessible sans autorisations de recherche). Ainsi mes actions ou « faux pas » pouvaient être imputé à l’IRD et mettre en péril tous les projets en cours. J’appris donc que je ne pouvais accéder à aucun service de santé, qu’une collaboration avec l’université de Vientiane était exclue, et que l’accès à une quelconque institution locale (ONG, association, institution publique) était très délicat, et reposait sur une négociation de mon statut. Je devais me présenter comme étudiante stagiaire à l’IRD, sans rattachement à un projet, en recherch e bibliographique.
Ainsi, je devais reconstruire un projet de recherche, trouver une nouvelle porte d’entrée au terrain, et abandonner l’accès aux structures de santé. De plus, je n’avais que de très vagues notions de la langue (en partie issue de mes bases de khmer), et je n’avais pas encore rencontré ma potentielle traductrice. À cela se raj outait une évidente contrainte de temps. L’anthropologue ou l’étudiant-chercheur doit alors composer avec « les conditions nouvelles de réalisation du travail empirique » (Leservoisier, Vidal 2007 : 7) que sont les appels d’offres, les projets de recherche portés par les nstitutions, où le temps est pris dans des considérations qui dépassent la volonté du chercheu. Ma présentation officielle auprès des autorités del’IRD de Vientiane est assez révélatrice des différents aspects évoqués, et des « rapports ambivalents que [les chercheurs] entretiennent avec les institutions internationales ou gouvernementales avec lesquelles ils sont amenés à travailler » (Bouillon et al. 2005 : 25). Ainsi il ne faut pas « dramatiser » ces rapports mais plutôt les « intégrer dans une démarche de « réflexivité constructive » » (ibid.). Le directeur étant absent la semaine de mon arrivée, nous avionsconvenu d’un rendez-vous dans les jours suivants. Ce que je ne savais pas c’est qu’il y ava it eu un récent changement de direction. Après m’être présentée à son assistante, je rencontrai le nouveau directeur qui me dit « ne pas être au courant ». La convention de stage avait étésignée par son prédécesseur. Je lui rappelai alors le contexte de ma présence et le projet auquel j’étais rattachée. À quoi il me répondit que, le projet n’ayant pas d’autorisation, il ne voy ait pas ce que je pourrais faire. N’ayant pas eu le temps de construire un nouveau projet de recherche solide, je n’avais que peu d’éléments à lui proposer. Il insista sur le fait que je n’étais là que pour une courte période, que je n’avais pas de projet, et peu de marge de manœuvre (l’accès aux institutions locales étant presque exclu). Aussi justes que soient ces observations, j’étais là, et il fallait que je réajuste mes perspectives pour m’adapter aux nouvelles données du contexte. Or l’institution qui m’accueillait me reprochait ma situation tout en étant une des sources de blocage. J’évoquais l’idée d’enquêter dans une pagode, maison me répondit que là aussi, j’avais besoin d’autorisation. Devant l’impasse de la situa tion, j’ai été autorisée à essayer de tester » la pagode, tout en restant discrète sur mon inscription institutionnelle. Je décidais alors de m’accommoder de ces éléments, et de prendr du recul vis-à-vis de la structure d’accueil et de son soutien relatif, afin de garder une certaine marge de manœuvre. Pour replacer les données dans leur contexte, il faut rappeler que le pôle anthropologie est très peu développé actuellement à l’IRD de Vientiane (deux chercheuses titulaires), et que les projets les plus significatifs sont développés dans les domaines agronomiques et environnementaux. Le projet PTME n’est encore que secondaire, puisque non débuté, et le pôle anthropologie ne fait pas l’objet d’attentions particulières. Ainsi, mes interactions avec les autorités de la structure d’accueil ont été minimales, mais j’ai encontrepartie poursuivi mes recherches dans la plus grande « tranquillité ». De plus, les deux anthropologues du projet m’ont soutenu tout le long de l’enquête, sur les cadres théoriques autant que pratiques.

L’improvisation du terrain et la reconstruction de l’objet

Au cours de la mise au point avec ma directrice de recherche sur la situation concrète et ses blocages, je réalisais que je devais trouver de nouveaux lieux de terrain. Le taux de fertilité au Laos, bien qu’en baisse depuis le milieu des années 1980 , étant de 2,98 enfants par femmes en 2013, et la moyenne d’âge de la popul ation d’environ 21 ans 35, trouver des femmes enceintes n’était pas le réel problème. Cependant il fallait trouver une porte d’entrée au travail de terrain. Au bout d’une semaine sur place, mon réseau de connaissance dans la population Lao restait réduit, et sans traductrice j’étais bloquée par la barrière de la langue. Avec un temps d’enquête plus long, j’aurais pu construire, peu à peu, un réseau d’interconnaissance, et rencontrer des lao anglophones et francophones. Mais ce n’était pas envisageable à ce point de l’enquête. Ma directrice de recherche a alors évoqué une pagode du centre de Vientiane, le Wat Si Meuang, qu’elle avait visitée. Cette pagode abritait le « pilier de la ville » (« lak meuang »)36 Elle avait entendu dire que cette pagode abritait aussi la statue de Me si Meuang, entité protectrice de la pagode, qui était une femme enceinte sacrifiée lors de la fondation de la ville. Des informateurs lui avaient rapporté que de nombreuses femmes rendaient un culte à Me Si Meuang. Il était possible qu’il s’agisse d’un culte de fécondité, ou du moins qu’il ait trait à des questions de grosses se ou de désir d’enfant. J’ai donc décidé d’y faire des observations discrètes (car il faut aussi des autorisations pour enquêter dans une pagode), en attendant de trouver une interprète. En parallèle, j’ai consacré les deux premières semaines du séjour à la recherche bibliographique, mon expérience cambodgienne m’ayant appris que les références bibliographiques se trouvent le plus souvent sur place. Au vu des conditions, nous avions décidé que mon travail de erraint reposerait sur un état des lieux bibliographique de l’objet de recherche (j’étais par ailleurs en charge de faire une bibliographie du projet général), et une enquête ploratoireex. À travers les bibliothèques de l’École Française d’Extrême Orient (EFEO), de l’Ins titut de la Francophonie pour la Médecine Tropicale (IFMT), et de l’IRD, j’ai trouvé de nombreuses références bibliographiques pour aider à la reconstruction de l’objet de recherche.
En parallèle, j’ai fait plusieurs demi-journées d’observation à la pagode, afin de me familiariser avec le lieu, son organisation, et les acteurs qui y évoluaient. Il était clair que la statue de Me si Meuang y attirait de nombreux jeunes couples avec enfant(s), des femmes seules, des étudiantes, des hommes. Je n’avais vu que peu de femmes enceintes, mais la configuration du lieu semblait propice à une enquête de terrain. L’enceinte des murs de la pagode protégeait des bruits de la ville. Le jardinet ses tables offraient un lieu isolé pour les entretiens et les discussions. Les différents acteurs présents (visiteurs, fidèles, bonzes, employés de la pagode) pouvaient constituer un panel d’informateurs intéressants. Je décidais donc d’improviser une enquête de terrain au sein dela pagode, ce qui revenait à réajuster la construction de l’objet en fonction de ce nouveau cadre et de ses spécificités.
A priori encore, le fond changeait peu, à savoir enquêter auprès des acteurs concernant leurs représentations et pratiques autour des questions de grossesse, accouchement, post-partum et allaitement. La différence notoire étaitl’accès au système de santé institutionnel et à l’observation des pratiques des acteurs dans ce contexte. Je décidais donc de me concentrer sur le discours des acteurs concernant leur recours au système de soins, et sur leurs pratiques quotidiennes dans le milieu familial et domestique. La pagode était un moyen de rencontrer des informateurs, et l’idéal était de pouvoir les evoir ensuite à leur domicile. Enfin, le lieu de l’enquête apportait une donnée imprévue autant qu’incontournable, à savoir le rapport au religieux dans le cadre des pratiques de grossesse, et les pratiques de santé populaires en lien avec les pratiques religieuses populaires. Je décidais donc de « laisser jouer » le lieu et se spécificités sur le déroulement de l’enquête, et de laisser parler les données des premiers entretiens pour orienter les questions de recherche, sur la base d’une méthode empirique.

Les représentations et pratiques

Recueillir des données à travers le discours des acteurs, dont on tire les représentations et la description des pratiques qui en découlent, est un choix méthodologique qui soulève des interrogations et mérite d’être explicité afin d’éviter les principaux écueils et prénotions que l’on peut rencontrer sur le terrain.
Tout d’abord, il faut se demander pourquoi s’intéresser aux représentations. Pourquoi ne pas s’intéresser aux seules pratiques ? Parce que les pratiques parlent peu sans les représentations qui les motivent, ou qu’elles font naître. Aussi parce qu’on peut accéder représentations par les discours, ce qui ne confine pas l’enquête anthropologique à la seule observation.
Ceci dit, il nous faut définir plus précisément cequi est entendu ici par la représentation», ou plutôt, les représentations. Selon les dictionnaires, la représentation est une image, un signe, un symbole qui représente un concept. En philosophie, et notamment avec Platon dans le « Mythe de la caverne », la représentation est décrite comme une image imparfaite de la Vérité, de l’Idée. Ce concept a étrepris maintes fois dans l’histoire de la philosophie. Mais si la représentation désigne uneidée que l’on se fait du monde, elle exprime aussi le fait de communiquer cette idée, de la placer devant les yeux de l’autre. Il existe ainsi plusieurs modes de représentation, par l’image, le corps etc. Enfin, et c’est le sens qui nous intéresse ici, la représentation renvoie à la représentation mentale du monde extérieur en associant une perception à une idée, une catégorie de faits, un symbole ou un modèle explicatif. L’homme a en effet la faculté d’attacher des significations, de donner du sens aux objets, aux faits corporels, aux faits naturels ou biologiques. Cette faculté en appelle aux capacités proprement humaines d’abstraction et de symbolisation. Le concept d’« efficacité symbolique » évoqué par Lévi- Strauss (Lévi-Strauss 1958 : 205‑2034) explique alors l’efficacité de ces représentations sur les pratiques. Il s’appuie d’ailleurs sur l’exemple d’un accouchement difficile chez les indiens Cuna du Panama, ou le chamane peut être appelé à réciter un chant en cas d’échec d’intervention de ’accoucheusel. Dans ce contexte, « le travail est bloqué au début du chant, la délivrance se produit à la fin, et les progrès de l’accouchement se reflètent aux étapes successivesdu mythe » (1958 : 230). En effet, « que la mythologie du chaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit, et elle est membre d’une société qui y croit » (1958 : 226), ce qui permet au chamane de faire rentrer les douleurs de la femme dans une conception symbolique collective du monde. La représentation n’est pas qu’abstraction ; elle a un effet concret sur les comportements des acteurs, et cela est vrai dans le domaine de la santé et de la procréation (comme par exemple la recherche de sens et de solutions face aux situations inextricables d’infécondité). Les représentations que se font lesacteurs du système de soins influeront par exemples sur leurs relations avec la médecine et les professionnels de santé.
Dans ce travail nous en appellerons essentiellement au concept de « représentation sociale » utilisé en socio-anthropologie, évoquant les images de la réalité collective fortement suggérées à l’individu par la société, qu’il adoptet remodèle selon son milieu d’origine et ses groupes d’appartenance, les éléments culturels qu’il mobilise, sa position sociale, économique et son expérience du monde. Nous pouvons adopter ic la définition de la sociologue de la maladie Claudine Herzlich « représentation : concepts et perceptions se fondent, images individuelles et normes sociales se rencontrent dans ce mode d’appréhension d’un objet ou de la réalité sociale. »(Herzlich 1969 : 23). L’auteur évoque alors l’étudede la représentation sociale de la santé et de la maladie que nous utiliserons de façon significative, du fait des liens avec les représentations de la souffrance et de la douleur. Elle continue ainsi « par représentation de la santé et de la maladie, nous ntendrons l’élaboration psychologique complexe où s’intègrent, en une image signifiante, l’expérience de chacun, les valeurs et les informations circulant dans la société. »(Ibid.).
Pour finir sur la notion de représentations, il est nécessaire de se pencher sur les prénotions véhiculées par le sens commun et le savoir médical, pour éviter les attitudes les plus répandues : mettre de côté les composantes socioculturelles de la procréation au profit de ses composantes biologiques et médicales ou culturaliser les représentations et pratiques autour de la procréation en oubliant les composante sociales et économiques. Enfin, il faut prendre garde à ne pas minimiser les représentations collectives au profit des représentations personnelles. Ces données doivent être couplées avec résonnances sociales et les contextes collectifs socioculturels et socio-économiques pluslarges.
Nous nous intéresserons ainsi à la multiplicité deces représentations à leur efficacité symbolique sur les comportements, à leurs rôles dan s la société laotienne. Il semble alors évident de s’intéresser, dans le même temps, aux atiquespr des acteurs, en ce qu’elles ne peuvent être coupées des systèmes symboliques dontelles se nourrissent, et donc des représentations collectives et individuelles des acteurs. Par pratiques, j’entends ici les actions concrètes des acteurs autour des situations de procréation (par exemple pour faire face à une impossibilité d’avoir des enfants, ou bien pendant la grossesse, pour l’accouchement ou le postpartum) en termes de recours aux systèmes de soin, de rapport au médicaments, de gestion domestique, de recours religieux etc.

Inscriptions et cadres théoriques

D’un point de vue théorique, nous nous proposons de détailler ici les cadres disciplinaires et les courants dans lesquels s’inscrit ce travail. En effet, cette inscription mérite d’être évoquée en ce qu’elle conditionne avant toutlesavoir théorique a priori que se construit le chercheur et par là-même influence la construction de l’objet de recherche.
Le contexte actuel du Laos et de Vientiane en particulier, un espace urbain en pleine mutation socio-économique, nécessite une approche nthropologiquea de type dynamique qui soit capable de prendre en compte les phénomènes demutations, acculturations, syncrétismes à l’œuvre dans ce contexte et en relation avec les représentations autour de la procréation.

Anthropologie de la santé

Ce travail relève avant tout l’ « anthropologie de la santé », telle que l’a définie Didier Fassin (2000), et s’appuie aussi sur des éléments de l’ « anthropologie de la maladie » de Marc Augé (1986) et Sylvie Fainzang (2000). Ceci dit, je commencerai par rappeler le contexte des approches contemporaines de l’anthropologie de la santé, pour présenter ensuite certains de ses principes.

Les approches contemporaines de l’anthropologie de la santé

Intéressons-nous maintenant aux approches contemporaines de l’anthropologie de la santé dans laquelle s’inscrit ce mémoire. Cette anthropologie étudie les phénomènes de santé et de maladie dans le contexte postmoderne, qu’on peut caractériser schématiquement par la combinaison de l’ère postcoloniale, de la globalisation des flux humains et économiques à travers l’évolution rapide des moyens de communication, de la globalisation du modèle économique néo-libéral et de nouvelles formes de subjectivation. Dans ce contexte, « les individus s’individualisent et les références se mondialisent » (Desclaux 2003 : 2). Cette postmodernité est le théâtre du creusement des inégalités entre le Nord (« développé ») et le Sud (« en développement »), mais aussi à l’intérieur de chaque pays. La colonisation a été remplacée par de nouvelles formes de dominations économiques, qui se traduisent entre autre par l’endettement des pays du sud, les phénomènes migratoires, l’urbanisation « sauvage », l’émergence globale de nouvelles classes sociales urbaines de laissés pour compte, le développement » international etc. La conception de l’État et de la souveraineté politique a aussi évolué en fonction de ce contexte. Il en va ienb sûr de même pour le champ de la santé, qui voit l’universalisation de la biomédecine et de la standardisation qui la caractérise, et qui voit l’émergence du pluralisme médical et la diversification de l’offre de soins à travers les diffusions et recompositions de systèmes médicaux «traditionnels », le développement d’une globalisation de la santé (OMS), de l’industrie du développement et d’un marché mondial de la santé (industrie pharmaceutique) face aux enjeuxde la lutte contre la pandémie du sida.
Ce contexte postmoderne a poussé les sciences sociales en général, et l’anthropologie en particulier, vers de nouveaux questionnements épistémologiques (anthropologie de la globalisation), de nouvelles méthodes (remise en question de la notion de « terrain » dans un contexte de flux globalisés), de nouveaux objets etde nouvelles approches. On peut citer les sciences studies (Bruneau Latour) qui proposent de faire une ethnographie des sciences qui n’isolerait plus le savoir de son contexte sociologique d’énonciation, puisqu’on ne peut comprendre le monde sans utiliser les concepts créés dans un contexte scientifique donné. Ainsi les sciences studies ont contribué à l’émergence de l’approche de la biomédecine comme système médical parmi d’autres dont le contexte et le contenu doivent être étudiés. L’anthropologie de la biomédecine se développe alors, proposant une approche critique qui mène par exemple à l’étude des parcours thérapeutiques, du pluralisme thérapeutique et des interactions entre la biomédecine et les différentssystèmes médicaux, comme le fait Laurent Pordié (2005). Elle mène aussi à l’étude des enjeuxde la biomédecine entre le local et le global (marché de la santé, humanitarisme médicalt développement, politiques mondiales de la santé, prévention et lutte VIH) auxquels s’intéressent de plus en plus l’anthropologie de la santé et l’anthropologie critique du développement (Olivier de Sardan 1995). On parle en effet de circulation mondiale des modèles de santé(procédures, méthodes, idéologies) : les instruments de mesure (indicateurs), les notions (groupes à risque, principe de précaution), et les programmes (campagnes de vaccination ou d’éducation sanitaire) sont des produits des relations scientifiques et politiques internationales. Certains objets ressortent particulièrement tels que la médicalisation des sociétés comme traitcaractéristique de la période postmoderne (Rose 2007) et signe du pouvoir médical, ou encore l’importance du biologique dans le politique et les nouvelles formes de subjectivations. Dans ce domaine, les analyses de Didier Fassin parle de « globalisation de la santé» (Fassin 2000). Foucault ont été fondamentales aux réflexions de anthropologiel’ de la santé. Retenons la notion de « bio-pouvoir » (1976 : 177-191) qui renvoie à une rupture majeure dans la généalogie de l’ordre politique occidental : le pasage d’un régime de souveraineté à un régime de bio-pouvoir. Dans le régime de souveraineté, le pouvoir se qualifie par l’exercice de faire mourir et laisser vivre (le droit de tuer). Dans le biopouvoir, la vie devient l’objet et l’enjeu du pouvoir (faire vivre et laisser mourir) et se réfléchit dans le politique. C’est le seuil de modernité biologique d’une société où le pouvoirsouverain est celui d’administrer des vies, de les discipliner (armée, école), d’en contrôler le nombre, de les allonger (santé publique, médecine). De plus le bio-pouvoir n’est pas imposé de l’extérieur mais s’apparente une contrainte intégrée, puisque le pouvoir ne s’exerce plus sur le corps mais est internalisé dans le corps à travers la subjectivation des indiv idus pour se constituer en sujet politique. Cette notion a été le tremplin pour une série de questionnements en anthropologie de la santé sur les formes de subjectivations par le biologique39. Ainsi, ces nouveaux objets et approches sont constitutifs de l’évolution de l’anthropologie de la santé contemporaine et de son orientation critique.

L’anthropologie de la santé selon Didier Fassin

Ce mémoire de recherche s’inscrit dans le cadre théorique de l’anthropologie telle que la définit Didier Fassin dans son article « Entre politiques de la vie et politiques du vivant. Pour une anthropologie de la santé » (Fassin 2000).Selon lui, l’objet de l’anthropologie de la santé réside donc dans les « biologiques », c’est-àdire les logiques sociales qui mettent les corps à l’épreuve du politique. Il inscrit sa théorie dans une approche foucaldienne en analysant la théorie du bio-pouvoir . En effet, il se distingue des approches de l’anthropologie médicale classique (Fassin 2000 : 11)41 et présente les différents courants qui ont reconfiguré l’anthropologie autour de la maladie : l’anthropologie de la maladie, définie par Marc Augé (1986) et Sylvie Faizang (2000) pour qui l’anthropologie de la santé ne peut pas être un domaine séparé de l’anthropologie ; l’anthropologie de l’expérience (Good et Kleinman) qui s’intéresse aux récits des malades etaux représentations des médecins ; et l’anthropologie médicale critique (Taussig et Sheper-Hugues) qui propose une lecture de la médecine comme pratique de domination et de la maladie comme « manifestation de l’ordre social » (Fassin 2000 : 12). Selon lui ces trois courants montrent la volonté de remettre en cause l’anthropologie médicale classique et de « placer les questions posées aux sociétés par la maladie au centre des préoccupations de l’anthropologie » (Fassin 2000 : 15). Il leur reproche cependant de ne pas s’intéresser suffisamment aux enjeux politiques contemporains de la santé et les questions sociales ordinaires.
Il propose alors de définir « l’espace de la santé» (Fassin 2000 : 15) autour de trois axes : l’incorporation de l’inégalité, réalisant l’inscription de l’ordre social dans les corps, qu’il s’agisse, par exemple, de marquage rituel dans des sociétés traditionnelles ou de disparités devant la mort dans les sociétés contemporaines ; el pouvoir de guérir, procédant de la légitimation de groupes reconnus compétents à intervenir sur la maladie, que l’on pense à des chamanes, à des marabouts ou à des médecins ; le go uvernement de la vie, enfin, mettant en œuvre la gestion collective de la santé comme bien public, depuis les pratiques propitiatoires antiques jusqu’aux programmes modernes de préventio. Au fond, il s’agit de constituer une anthropologie politique de la santé se déclinant respectivement en anthropologie politique du corps de la médecine et de la santé publique. ».
En effet, Fassin est le premier à avoir prôné une p ratique de l’anthropologie de la santé dont l’objet se trouve dans les « bio-logiques », c’est à dire les logiques sociales qui mettent les corps à l’épreuve du politique. Pour Fassin, le corps individuel est toujours social et politique et il faut s’interroger sur l’incorporati on des inégalités dans les corps. L’anthropologie de la santé doit questionner les deux facettes de la bio-politique : la politique du vivant », qui « s’efforce d’appréhender les transformations de l’humain par les biologiques », et la « politique de la vie », qui « tente de montrer les biologiques à l’œuvre dans la production de l’homme et de ses droits » (Fassin 2000 : 29‑30). Il développe notamment le concept de « bio-légitimité » qu’il tire de la notion de « bio-pouvoir » de Foucault. Selon Fassin, la vie est devenue un enjeu crucial de la mise en œuvre de politiques et de la définition du politique. La bio-légitimitéest cette « priorité donnée au vivant dans le gouvernement des affaires humaines. » (2000 : 22). Cette notion implique « une reconnaissance de la personne qui passe par la reconnaissance du corps altéré ou souffrant » (Ibid.) que ce soit dans le cas du traitement des étrangers malades (Ticktin 2011), ou à travers la logique humanitaire qui fait de la vie, voire de la survie, la justification ultime de l’intervention. Ainsi, ce cadre théorique donne des clefs pour analyser les processus et phénomènes à l’œuvre sur le terrain de recherche, comme le proce ssus de médicalisation, les campagnes de développement et notamment les campagnes dédiées à la prévention de la mortalité maternelle ou de la PTME. Pour terminer, je préciserai qu’en m’appuyant sur M. Augé, S. Fainzang et D. Fassin, je m’inscris ici dans l’approche de l’anthropologie de la santé comme une porte d’entrée pour l’analyse des enjeux sociaux et politiques contemporains. En effet, selon Fassin « la pertinence d’une anthropologie de la santé peut ainsi s’apprécier à la mesure de sa capacité à rendre intelligibles des enjeux qui dépassent le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler le secteur de la santé » (2000 : 27). C’est ce que nous essaierons, à notre niveau, de faire au long de ce mémoire.

Une anthropologie du corps et des fluides

Lorsque l’on s’intéresse à la procréation, le corps devient un objet essentiel. Il est en effet au centre des questions de procréation et sert de support de symbolisation.
M. Douglas, dans De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou (2001), ouvre la voie de l’anthropologie du corps, à travers ses analyses de la gestion de la substance corporelle. Elle montre ainsi que le corps est la matière symbolique du social. En effet selon elle le corps est le symbole de la société et la société est représentée par le corps. Pour comprendre le corps, il faut comprendre la structure sociale. Cet ouvrage a ouvert la voie à une analyse du corps comme site privilégié pour comprendre la société, en tant qu’il est sa matière signifiante. Il a aussi ouvert la voie à l’ analyse des systèmes symboliques autour du corps et de la souillure, en arguant que la saleté, « c’est quelque chose qui n’est pas à se place », car « là où il y a saleté, il y a système » (Douglas 2001 : 55). Ainsi la souillure, dans le cas des substances corporelles serait associée à des éléments déplacés hors de systèmes de classifications.
De là, l’anthropologie peut adopter deux points de vue : étudier l’inscription du social dans le corps, ou étudier le corps et les fluides pour en tirer les systèmes de représentations socio-culturel des sociétés.
Concernant l’étude des inscriptions du corps social sur le corps matériel, on peut citer P. Clastres, « De la torture dans les sociétés primitives » (Clastres 1974). Selon lui, les sociétés ont cherché des moyens pour maintenir la émoire de la dureté de la loi, moyens qui, dans les sociétés « primitives » passeraient par l’écriture de la loi sur le corps à travers les rites de passage initiatiques. Ainsi la société imprime sa marque sur le corps des jeunes gens, qui devient mémoire de la société et signifie uneppartenance sociale. La loi inscrite ainsi sur le corps ne peut être oubliée. De plus, cette inscription du social dans le corps marque le refus, selon Clastres, de la division, et est la marque des « sociétés contre l’Etat ».
D’autres travaux, dont ceux de Fassin, arguent que le social ne s’arrête pas à l’extérieur du corps, car il touche aussi l’intérieur du corps. En effet, dans L’espace politique de la santé. Essai de généalogie(Fassin 1996), il propose une anthropologie politique du corps qui s’attacherait à « l’étude du passage d’un marquage sur les corps de l’ordre de la société à son inscription dans les corps, autrement dit l’histoire de l’incorporation de l’inégalité » (1996 : 44). Selon Fassin, dans les sociétés traditionnelles l’ordre social et les inégalités sociales ne s’inscrivaient pas dans les corps, mais sur les corps, à travers les blessures et mutilations. Il montre que c’est en parallèle au développement de ’industrialisation et de l’urbanisation que ce seraient développées des inégalités inscrites nsda le corps, dans l’espérance de vie ou la maladie. L’ordre social n’est plus marqué sur mais inscrit dans le corps, et le biologique devient un support d’inscription du social, à trave rs la transcription des différences sociales dans les problèmes de santé, et notamment la prévalence des maladies selon les conditions sociales. Il montre ensuite que plus tard, l’intervention de l’État dans le champ de la santé publique, à travers les biologiques, poursuit ce pr ocessus, à travers, par exemple, la reconnaissance de la personne par la reconnaissance du corps souffrant.
Dans une autre optique, F. Héritier a développé une anthropologie symbolique du corps et des affects, qui passe par l’étude du corps, des fluides. Selon elle, « le corps est le point d’ancrage de la pensée et de l’ordre social » (Héritier 2003 : 9). Elle a particulièrement étudié le système de représentation autour de la ocréationpr (fécondité, grossesse, accouchement, allaitement) en se basant sur l’étude des fluides, de leur origine, de leur interaction, notamment le sang, le sperme, le lait chez les Samo du Burkina-Faso. À travers ces questions, elle se penche sur les « rapports qu’entretiennent le masculin et le féminin dans la fabrication d’un être nouveau » (Héritier 2003 12),: et sur les interactions de l’identique et du différent, en terme de fluides corporels et du ystème de classement chaud/froid – sec/humide – masculin/féminin. «La matière première symbolique est bien le corps. La mise en contact intime des corps est nécessaire pour procréer, et il n’existe pas de sociétés humaines où l’on ne pense et n’articule le fait que, lors de cette mise en contact, les substances humorales sont amenées à se toucher, à circuler l’un l’autre, voire à s’échanger. Le disco urs sur les humeurs du corps est toujours inscrit dans l’ensemble des représentations propres à chaque société. À chaque fois, le système d’interprétation fait sens en tant qu’instrument de traduction cohérente et ordonnée des faits observables. » (Héritier 2003 : 13)
La question des représentations du corps et des fluides est donc capitale dans l’étude de la procréation, car elle permet d’accéder au système d’interprétation général sur lequel se base l’organisation sociale, et ce pour les sociétés occidentales comme « traditionnelles », à différents niveaux selon les contextes.
De plus, analyser le système des fluides corporels semble fondamental pour comprendre ce qui je joue autour de la procréation dans des contextes donnés. En effet, les fluides et leur interaction sont à l’origine de la création de l’enfant (même si c’est souvent l’homme qui a la responsabilité principale de cette conception). L’enfant nait du sang, du sperme, de la mise en contact des fluides, du mêmeet du différent, du masculin et du féminin. F. Héritier s’intéresse aussi à la question des interdits sexuels dans le cas de l’allaitement, qui rentrent dans le cadre de la mise en contact du lait avec le sperme ou le sang des menstruations, rompant l’équilibre humoral de cette étape de la procréation et gâtant le lait qui rend l’enfant malade (Héritier 2003, 1996). Ces conceptions, que l’on retrouve dans de nombreuses sociétés, amènent aussi à étudier la mise en contact des fluides dans le corps et les théories humorales qui y sont attachées, qui sont le substrat et la théorie explicative de la procréation, mais aussi du système d’interprétationdes maladies, et ce dans les sociétés traditionnelles » comme occidentales. En effet, F. Héritier n’est pas étonnée par le fait que ces systèmes interprétatifs (chaud/froid – humide/sec – théorie sur le contact des fluides, leurs origines, la création de l’enfant, l’allaitement etc.) puissent se retrouver dans des sociétés géographiquement et culturellement éloignées : « Lacontrainte initiale physique de l’observation du même donné naturel qu’est le corpshumain fait qu’en des lieux et à des époques diverses ont été élaborées de façon indépeanted des théories explicatives étonnamment proches les unes des autres » (Héritier1996 : 141). Ainsi, dans le cadre de l’étude des représentations du corps, de la mécanique des fluides et des humeurs autour de la procréation, appliquée aux données de terrain, lestravaux de F. Héritier en la matière constitueront un cadre théorique pour ma propre analyse. L’anthropologie du corps et des fluides est inhérente aux approches de l’anthropologie du sida. En effet, les stigmates de cette maladie, et l’affaiblissement progressif qu’elle provoque posent des questions anthropologiques sur le rapport au corps dans les représentations de la maladie. De plus, les modes de transmissions de l’épidémie (sang, sperme, lait maternel, liquide pré-séminal et sécrétions vaginales) sont basés sur ces fluides corporels hautement chargés en symbolisme, ce qui joue beaucoup sur les représentations attachées à la maladie.

Une anthropologie du sida hors du sida : un état de l’art

À propos de l’anthropologie du sida

Nous ne ferons pas ici un historique détaillé de l’épidémie, mais nous contenterons d’en placer les cadres, en lien avec la recherche en anthropologie. Dans le contexte du développement de la pandémie du sida à partir des années 1980 , toutes les sciences se sont tournées vers cette épidémie. Les sciences sociales, bien que peu sollicitées au début, ont eu leur rôle à jouer pour en comprendre les enjeux mul tiples. Cette nouvelle maladie, autant par son apparition (qui touche aux frontières entre l’homme et l’animal), que par ses modes de transmissions (fluides corporels, voie sexuelle, comportements catégorisés comme déviants »), son caractère irrémédiable (pas de ccin,va on ne guérit pas), et les stigmates qu’elle imposait s’est révélé un objet de recherchefondamental pour l’anthropologie.
De plus, dès le début de l’épidémie, c’est une maladie qui « réforme le social ». La société civile s’est mobilisée, les solidarités sesont organisées. Cette maladie a réformé l’institution médicale-même en remettant en causeal barrière médecins-patients. En effet, on a vu émerger des patients-experts, dont le savoir sur leur propre maladie était plus développé que celui des médecins à ce stade de la recherche, et dont l’expérience de la maladie était reconnue. En Europe, les trithérapies ont fait leur apparition en 1996, et ont introduit un changement radical dans le profil de l’épidémie. L’état de santé des personnes sous traitements s’améliorait, ainsi que leur espérance de vie. Il fallait alors faire face à de nouvelles problématiques : la réinsertion dans la vie sociale et professionnelle, la gestion quotidienne de la maladie et des traitements, les questions de stigmatisation etc.
Diagnostic de la pathologie a été fait en 1981 auxUSA, et l’identification du virus en 1983. travers ces enjeux, l’anthropologie s’est engagée dans la recherche sur le VIH, et ce sur tous les domaines, et tous les contextes : anthropologie des représentations de la maladie, de l’expérience de la maladie, de la stigmatisation (Desclaux 2003, 2012), de la mobilisation de la société civile (Micollier 2005a ; Gnep, Bourdier 2011 ; Bourdier, Bureau 2010 ; Micollier 2011), anthropologie du médicament, anthropologie du corps et de la sexualité (Micollier 2005b), anthropologie des programmes de prévention et de santé publique (Desclaux, Alfieri 2008 ; Hancart-Petitet 2006, 2008), ethnographie des lieux de soin, anthropologie des maladies chroniques, anthropologie de l’expérience (Le Marcis 2010).
Petit à petit se sont mis en place des programmes n ationaux et internationaux, et des institutions financières pour soutenir la lutte contre l’épidémie dans les pays de Sud (Fond Mondial de lutte contre le sida), constituant ainsi une « santé mondiale », et une industrie mondiale de la santé. Les pays du Sud, véritables aboratoiresl pour les programmes de prévention et les traitements, ont commencé à accéder aux ARV. Aujourd’hui, la situation entre les pays du « Nord » et du « Sud » reste très inégalitaire – notamment sur les questions de politique interventionniste internationale et d’accès au traitement, pour des raisons financières en grande partie. De plus, les modèlesde lutte contre l’épidémie ont évolué, et le nouveau paradigme repose sur l’utilisation des traitements. Depuis 2008, on sait qu’un traitement bien maitrisé empêche les coïnfections teréduit la charge virale jusqu’à la rendre indétectable, ce qui bloque la transmission du virus. La fin de l’épidémie, selon les nouvelles stratégies des institutions mondiales de lutte, passera par les généralisations des traitements à toutes les personnes séropositives, afin d’« enrayer les transmissions » interindividuelles.
Souvent, les programmes de préventions n’ont pas eus les effets espérés, parce qu’ils stigmatisaient la population44, ou n’étaient pas adaptés aux déterminants socio-ulturelsc et au système de santé mis en place localement, ou encoreparce que les conséquences sociales n’avaient pas été suffisamment prises en compte. Ainsi, les études anthropologiques des programmes de prévention du VIH se sont multipliées(Desclaux 2011b ; Desclaux, Alfieri 2008 ; Hancart-Petitet 2008), afin de permettre une meilleure analyse et adaptation de ces programmes aux réalités locales. En parallèle, lesstratégies de prévention basées sur les traitements ont provoqué une multiplication des études sur la médicalisation et la pharmaceutisation de la vie des PvVIH (Desclaux 2011a ; Desclaux, Cadart 2008) etc.
Ainsi, on peut dire qu’en parallèle du développement d’une véritable santé globale du sida comme nouvelle forme de biopolitique, la recherche anthropologique a investi (ou a été investie par ?) le domaine du VIH.

Anthropologie de la reproduction en contexte de VIH

D’un point de vue théorique, la question des causes, des formes et des modalités de mise en œuvre des programmes de prévention du VIH ouvre un champ de recherche passionnant pour une anthropologie de la reproduction, dont le mandat est de décrire et d’analyser les espaces de confrontations et de négociations individuelleset collectives à l’origine de l’élaboration des politiques de la reproduction ainsi que les formes locales de leurs réinterprétations. » (Hancart Petitet 2009)
travers ces propos, P. Hancart-Petitet synthétise les approches anthropologiques des pratiques de santé reproductive à travers les programmes de PTME. En effet l’anthropologie de la reproduction en contexte de VIH relève d’une double approche anthropologique (théorique et appliquée) qui s’attache à la fois à l’analyse des pratiques autour de la procréation des femmes séropositives par le biais esd applications locales de la PTME, mais aussi à l’analyse de cette stratégie de préventionen tant qu’application locale d’un programme sanitaire global. Dans cette double perspective, plusieurs thèmes d’analyse semblent récurrents et posent des questions à l’anthropologue.
Tout d’abord, on s’intéresse ici à la thématique générale de la procréation face au VIH, dans le cas de couples séro-concordants ou séro-différents, que la femme soit séropositive ou son compagnon. Dans ce cadre, la grossesse – qu’elle relève d’un désir de procréation dans le cadre du VIH, qu’elle soit non-planifiée ou l’occasion pour une femme de découvrir sa séropositivité – fait l’objet d’une médicalisationparticulière légitimée par la prévention des transmissions horizontales et verticales. Cette médicalisation accompagne la femme et le couple depuis le dépistage prénatal ou le projet deprocréation jusqu’à la naissance et les premiers mois de la vie de l’enfant (Desclaux 2011a). Ainsi l’analyse anthropologique peut choisir d’adopter une approche générale du processus, ou bien se positionner à certaines étapes (ou « épreuves »), comme la conception du projet de procréation, le dépistage, l’allaitement. Cela permet d’analyser la façon dont ces étapes « banales » de la procréation sont informées par la PTME et les conséquences quien découlent pour les acteurs, dans les contextes particuliers. C’est ici que le contexte de l’étude et la forme de la PTME sont aussi déterminantes. Les enjeux de la PTME dans les pays développés comme en France sont différents de ceux des programmes dans le Sud. Si dans ces contextes les mêmes thématiques se retrouvent, elles s’expriment différemment. Ains l’analyse anthropologique doit questionner ces inégalités de situations (accès audépistage, au traitement, possibilité de l’application des mesures préventives, stigmatisation…) pour les PvVIH. Ces inégalités doivent être reliées aux conditions économiques, politiques, sociales des contextes, aux moyens de gestion de l’épidémie, à son ampleur etc.
travers ces différents présupposés, l’approche anthropologique doit déterminer le ou les points de vue desquels elle se place : ces différentes étapes de la prise en charge de la PTME peuvent être analysées sous l’angle de vue des femmes qui y sont confrontées, des couples, de leur entourage, mais aussi des personnels de santé,des acteurs associatifs. À un autre niveau, la recherche anthropologique peut analyser d’un côt é les stratégies de ces différents acteurs face aux programmes de la PTME en cours et les conséquences sur leur vie sociale, et de l’autre côté l’intégration verticale de ces programmes et leurs conséquences au sein des structures de soins et pour les acteurs concernés (adaptation, recompositions, tensions…).
Dans la perspective d’une approche anthropologique, il est aussi possible d’aborder ce thème de recherche, à travers certaines thématiques récurentes et multidimensionnelles, telle que la question de la stigmatisation. En effet, sous des formes différentes et plus ou moins visibles, la stigmatisation est une donnée fondamentale dans la vie des PvVIH, que ce soit dans l’entourage ou face au personnel de soin. Dans le cadre de la PTME, la stigmatisation conditionne les relations soignants-soignés, l’accès aux soins, mais aussi l’application et l’efficacité des pratiques de préventions verticales et horizontale, et l’intégrité sociale et biologique des personnes. En somme, les questions de stigmatisation sont déterminantes dans le succès des programmes de PTME et leur accès et efficacité pour les femmes.
Une autre perspective d’approche anthropologique est celle qui questionne les effets attendus » et « inattendus » des programmes sanitaires tel que la PTME. Ces programmes qui émanent de recommandations internationales sontintégrés localement, selon des objectifs particuliers qu’ils peuvent atteindre ou non. En effet, les déterminants sociaux, culturels économiques et politiques locaux conditionnent la pertinence de ces approches « formatées », qui peuvent avoir des impacts positifs ou négatifs inattendus. Par exemple, les impacts attendus de la PTME vont être la réduction de la ansmissiontr verticale de VIH. Si cette réduction est effective, elle peut aussi être accompagnée d’une réduction des transmissions horizontales conjugales, dues à la prévention personnalisée à laquelle accèdent les femmes lors de la consultation prénatale. D’un autre côté, les campagnes de sensibilisation de l’allaitement « exclusif »45 au sein de la population générale pour limiter lesinfections au VIH des nourrissons peuvent avoir pour effets négatifs une augmentation de la stigmatisation des femmes qui appliquent les mesures préventives de l’allaitement qui peuvent trahir leur statut sérologique aux yeux d’un entourage plus averti. Enfin, il faut analyser les déterminants sociaux qui conditionnent l’applicabilité des mesures préventives diffusées à travers la PTME, comme dans le cas de l’utilisation du préservatif qui va parfois à l’encontre des normes sociales (procréation, domination masculine). Les messages diffusés ne sont pas toujours adaptés au contexte, et souvent seule la condition sociale et l’indépendance (socio-économique) des femmes peuvent leur permettre d’appliquer les mesures préventives. Cela induit d’ailleurs l’importance des milieux sociaux dans lesquels l’enquête anthropologique se déroule, car les enjeux et impacts de la PTME dans les pratiques de santé reproductive des classes aisées et des classes populaires seront diférents. Dans une perspective opérative, les éléments d’analyse fournis par l’anthropologie peuvent permettre de réfléchir à des formes de prévention plus adaptées aux contextes et permettantaux femmes de prendre en main les mesures de prévention sans risquer leur intégritéociales.
Enfin, l’analyse anthropologique des pratiques de la santé reproductive dans le cadre de la PTME du VIH a tout intérêt à analyser les programmes de prévention, les pratiques autour de la reproduction et leurs interactions dans une approche du global au local.

Un état des lieux hors du VIH

Ainsi, l’étude des questions liées à l’épidémie nécessite une analyse fine des contextes dans lesquels sont faites ces études. C’est le parti pris par Alice Desclaux et Bernard Taverne, dans leur ouvrage Allaitement et VIH en Afrique de l’Ouest : de l’ant hropologie à la santé publique (Desclaux, Taverne 2000). Cet ouvrage, construit en quatre parties, débute par une ethnographie des pratiques d’allaitement au Burkina -Faso pour ensuite se pencher sur l’allaitement pathologique les questions d’allaitem ent en contexte de VIH, pour finir enfin par une analyse de la prévention de la transmission duVIH par l’allaitement. C’est au début de ce processus que se place le mémoire présenté ici. Nous l’avons dit, c’est un état des lieux des pratiques et représentations autour de la procréation à Vientiane. Mais dans le cadre du volet.
Laos du projet de recherche IRD-ANRS « L’enfant protégé par les antirétroviraux », ce mémoire relève de l’anthropologie du sida, hors dusida. À travers l’étude des représentations et pratiques autour de la procréation, cette recherche a eu pour vocation de faire une anthropologie des soubassements dans lesquels s’inscrivent les problématiques de la transmission du VIH à travers la procréation : les conceptions de la contraception, les perceptions du corps et des fluides, les pratiques de grossesse, d’accouchement, de post-partum et d’allaitement, les rapports aux systèmes de soin etc. Ces éléments, inscrits dans un contexte politique, social, économique, religieux, permettent de dégager les déterminants socio-culturels et socio-économiques qui conditionnent les places attribuées au VIH et aux personnes séropositives dans la société, la mobilisation civile et gouvernementale, la prise en charge de la maladie et les programmes de lutte gouvernementaux, l’implantation et les résonnances sociales des programmes de prévention tede développement etc… Ainsi, même si ce mémoire n’est pas une étude en contexte de sida, il en constitue les soubassements ethnographiques.

Réflexion sur les notions d’implication et d’application en anthropologie

Ce travail s’insérant dans le cadre général d’un projet de recherche opérative, il semble opportun de réfléchir aux notions d’implication et d’application en anthropologie. Cette recherche a en effet une visée pragmatique : analyser les représentations émanant des acteurs concernés par la procréation afin de dégager ses déterminants sociaux, dont l’analyse servira à des recherches ultérieures qui s’intéresseront plus particulièrement à l’analyse des programmes de développement mis en place dans le cadre de la PTME.
Je commencerai ici par rappeler que l’anthropologie appliquée classique plonge ses racines dans le projet colonial et la mission civilisatrice dont elle a été un des outils (Bastide, 1971). C’est aussi ce qui place « l’application » a u centre des débats épistémologiques de l’anthropologie de la santé, qui, de par ses objets de recherche (médecines, maladies…), est proche des opérateurs et peut être sollicitée. Enffet dans un projet de recherche appliqué au développement médical, le chercheur est porteur del’idéologie occidentale et ethnocentrique du progrès et de « devoir » de l’aide au développement. Les analyses critiques des programmes de développement suggèrent que le développement est une nouvelle forme d’impérialisme. Il ne relève pas à proprement parler d’un néocolonialisme, puisqu’on n’exerce plus de contrainte extérieure sur les « développés » qui ne sont plus considérés comme des objets mais comme des sujets qui intériorisent cette contrainte. Quoi qu’il en soit, le développement est porteur d’une mission civilisatrice renouvelée, et les relations entre anthropologie et développement posent des questionsépistémologiques évidentes, celles des tensions entre recherche et action, savoir et pouvoir.
Le développement peut aussi être un objet de l’anthropologie plutôt que sa fin. C’est la perspective abordée par Roger Bastide (1971) et J.-P. Olivier Sardan (1995a). Le premier définit l’anthropologie appliquée contemporaine comme une science des moyens qui étudie la constitution, la mise en place et le déroulement des programmes de développement. Elle est une « discipline scientifique, /…/ dont l’objet ser ait la connaissance théorique, et non pratique, de l’altération des cultures et des sociétés par sleethnologues – planificateurs ou les anthropologues – praticiens. » (Bastide, 1971 : 193 ). Une autre approche, la socio-anthropologie du changement social et du développement théorisée par Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995a), a pour objet de décrire, comprendre et analyser les pratiques et les représentations liées aux programmes de développement et à leurs acteurs, de comprendre les interactions entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée (les chercheurs et les opérateurs du développement), et de saisir les mécanismes des changements sociaux qui en découlent. Cependant, ces approches de l’anthropologie appliquée n’excluent pas le rôle de l’anthropologie. Selon Bastide, le savoir anthropologique peut aider à adapter les programmes de recherche aux contextes sociaux dans lesquels ils sont ancrés. Selon Olivier de Sardan, c’est en travaillant sur la collaboration entre chercheurs et développeurs que la socio-anthropologie du changement social et du développement peut contribuer à améliorer la qualité des services que les institutions de dévelopement proposent aux populations.
C’est dans le sillon de ces analyses que se situe la position de L. Pordié (2005) sur cette question. À travers une approche combinée d’a nthropologie critique de la biomédecine et du développement, il introduit une réflexion surla notion de développement, son historique, ses principes de fonctionnement. Le développement est analysé au sens d’Olivier de Sardan (1995a :7), dans le cadre du changement social dont il est un des facteurs. Un des objectifs de cet ouvrage collectif est de « comprendre les dynamiques et les implications sociales du développement sanitaire et /…/ y apporter l’éclairage particulier que confère l’analyse de ses interactions avec les traditions médicales » (Pordié, 2005 :12). Selon Pordié, il faut aussi avoir conscience des débats qui prennentplace autour de cette notion (construction historique, stratégies politiques et économiques, obstacles et échecs) qui est aussi analysée comme un « avatar du colonialisme » (2005 :10) postmoderne qui repose sur les logiques du care et une conception différentes des sujets du développement, qui ne sont plus des sauvages-objets » mais des « victimes-sujets ». Les programmes de développement reposent sur les normes jugées universelles de l’humanitarisme (universalisme interventionniste) et des cadres formatés (de la biomédecine) qui sous-tenden des formes de domination.
Pordié, c’est un mythe des sociétés occidentales,enséc apporter la santé pour tous et l’égalité et au sein des populations qu’il faut (notion de devoir) « développer ». Il s’agit aussi de replacer ces programmes dans leur conditionnement macropolitique, de leur élaboration dans le global à leur application dans le local. Les aut eurs s’intéressent aux idéologies médicales qui fondent les projets de développement internationaux ou locaux, dont les agents locaux incorporent les logiques et la rhétorique, formant le dernier maillon de l’entreprise normative du développement comme véhicule de la mondialisation.En définitive, l’objet de cet ouvrage n’est ni une critique radicale du développement niune participation au débat moral qui le traverse, mais son étude en tant que fait social.
Pour autant, il ne rejette pas la nécessité d’une ormef de solidarité internationale à laquelle les sciences sociales peuvent apporter une contribution modeste mais nécessaire. Selon lui, il faut sortir de débats dichotomiques nterdisciplinaires entre les tenants d’une recherche académique et élitiste, et ceux d’une recherche d’anthropologie médicale. Il n’est pas question de délaisser l’anthropologie fondamentale pour faire de l’expertise. Il rappelle que le seul fait de rendre intelligible des situations sociales est déjà en soit une forme d’action. Les sciences sociales sont chargées de produire un savoir sur le social, savoir qui peut avoir des répercussions. Pour que la recherche soit impliquée sans être dénaturée, l’auteur insiste sur le maintien d’une certaine distance par rapport aux objets du développement, qui permet de produire un savoir critique sur les programmes de développement basés sur la biomédecine, tout en amenant des éléments de compréhension desontextesc socio-culturels et économiques des paysages thérapeutiques dans lesquels évoluentces programmes.
Dans un cadre appliqué ou fondamental, la réflexivité et la position du chercheur en font un acteur de la recherche à part entière, en interaction avec d’autres acteurs, dans une forme de collaboration qui se doit de dépasser les formes de domination chercheur / objet. Si le chercheur et ses collaborateurs sont tous des acteurs politiques, leur positionnement et leurs implications font partie du contexte de l’étude. Le chercheur doit certes se départir de ses présupposés durant le travail ethnographique, maisil est de son pouvoir d’acteur politique d’intégrer son engagement dans son travail théorique. L’anthropologie neutre n’existe pas, et n’a jamais existé. Toutes les sciences charrient des idéologies, mais l’anthropologie, de par son statut particulier, peut le faire ouvertement et réflexivement, et c’est ce qui contribue à la pertinence des débats qui traversent et fondent la discipline et au regard critique qu’elle porte sur le monde et ici sur les enjeux de la santé.

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Table des matières

INTRODUCTION
I. L’objet de recherche
I.1 Origines
I.2 Objet de recherche
II. Entre anthropologie théorique et étude de terrain
II.1 Une étude bibliographique
II.2 Une enquête de terrain
II.3 Choix du site principal de terrain
III. Enjeux scientifiques
IV. Problématique et hypothèses
IV.1 Problématique générale et questions de recherche collatérales
IV.2 Hypothèses
V. Plan de la dissertation
Chapitre 1 – Autour de l’objet de recherche : origines, cadres et contextes
I. Origines et construction de l’objet
I.1 En amont
I.2 La pré-construction de l’objet
I.2.1 Un projet d’équipe
I.2.2 La Prévention de la Transmission Mère-Enfant (PTME)
I.2.3 Le contexte général du projet IRD-ANRS au Laos
I.2.4 La construction de l’objet
I.3 Contexte et reconstruction de l’objet sur le terrain
I.3.1 Les blocages institutionnels
I.3.2 L’improvisation du terrain et la reconstruction de l’objet
II. Définitions et cadres théoriques
II.1 Définition de l’objet
II.1.1 Autour de la procréation
II.1.2 Les représentations et pratiques
II.2 Inscriptions et cadres théoriques
II.2.1 Anthropologie de la santé
II.2.1.1 Les approches contemporaines de l’anthropologie de la santé
II.2.1.2 L’anthropologie de la santé selon Didier Fassin
II.2.2 Une anthropologie du corps et des fluides
II.2.3 Une anthropologie du sida hors du sida : un état de l’art
II.2.3.1 À propos de l’anthropologie du sida
II.2.3.2 Anthropologie de la reproduction en contexte de VIH
II.2.3.3 Un état des lieux hors du VIH
II.2.4 Réflexion sur les notions d’implication et d’application en anthropologie
II.3 De la réflexivité
II.3.1 Nouveaux objets, nouveaux terrains, nouveaux acteurs
II.3.2 Le chercheur et le terrain
II.3.3 La réflexivité et ses limites
Chapitre 2 – Cadres, méthodes et terrain
I. Cadre général de l’étude : Le Laos et Vientiane
I.1 Éléments historiques et politiques
I.1.1 Les origines
I.1.2 Le royaume du Lane Xang (XIVe-XVIIe siècles)
I.1.3 La colonisation française (Evans 2002 : 39‑92)
I.1.4 Guerres d’Indochine et guerre civile (1945-1975)
I.1.5 Instauration du communisme
I.1.6 Assouplissement du régime et Laos actuel
I.2 Éléments sur le bouddhisme et le culte des génies
I.2.1 Le bouddhisme au Laos
I.2.1.1 Origines
I.2.1.2 Sâsanâ phut
I.2.2 Le culte des génies
I.2.2.1 Généralités
I.2.2.2 Relations entre les hommes et les génies
I.2.2.3 Les génies
I.2.3 Cohabitation des deux systèmes
I.3 Paysage thérapeutique et état des lieux de la santé contemporaine
I.3.1 Éléments de pratiques et représentations populaires et savantes de la santé au Laos
I.3.1.1 L’expression du mal
I.3.1.2 Principes physiologiques et anatomiques
I.3.1.3 Les thérapeutes « traditionnels »
I.3.2 État des lieux de la santé contemporaine
I.3.2.1 Organisation du système de santé officiel
I.3.2.2 Quelques indicateurs de santé
I.4 Vientiane
I.4.1 Généralités
I.4.2 Le village
II. Le site principal de l’enquête
II.1 Une pagode
II.2 L’organisation du site
II.3 La fréquentation du site
II.4 Pertinence du site principal de terrain
III. Choix et ajustements méthodologiques
III.1 Considérations générales
III.1.1 Du contexte à l’objet, de l’objet à la méthode, du contexte à la méthode et de l’objet au contexte
III.1.2 Les spécificités du terrain
III.2 L’observation
III.3 Les questions de langue et de traduction
III.3.1 La langue
III.3.2 La traductrice
III.4 Les entretiens
III.4.1 La préparation
III.4.2 Premier contacts avec les acteurs
III.4.3 Le déroulement des entretiens
III.5 La retranscription
IV. Sur le terrain : le chercheur et les acteurs
IV.1 La pagode
IV.1.1 Se présenter, être « autorisée »
IV.1.2 Face aux « résidents »
IV.1.3 Face aux « visiteurs »
IV.2 L’importance de l’apparence
IV.2.1 Une petite « falang »
IV.2.2 La tenue vestimentaire
IV.3 Les réseaux
Chapitre 3 – Représentations et pratiques autour de la procréation : présentation et analyse des données
I. Les différentes étapes autour de la procréation : présentation des principales données
I.1 La population de l’enquête
I.2 Avant la grossesse
I.2.1 Sexualité
I.2.2 Contraception et avortement
I.2.2.1 Savoir des jeunes femmes relatif à la contraception et à l’avortement
I.2.2.2 Discours sur la contraception des femmes de plus de 25 ans
I.2.2.3 Discours sur l’avortement
I.2.3 Mariage et désir d’enfants
I.2.3.1 Mariage
I.2.3.2 Désir d’enfant
I.2.4 Fécondité, infertilité
I.2.4.1 Les tendances de la population de l’enquête en terme de fécondité
I.2.4.2 Informations recueillies sur l’infertilité
I.3 Grossesse
I.3.1 Santé et grossesse
I.3.1.1 Déroulement de la grossesse
I.3.1.2 Recours thérapeutiques
I.3.1.3 Pour rester en bonne santé
I.3.2 Représentations et pratiques autour de la grossesse
I.3.2.1 Pratiques alimentaires
I.3.2.2 Du genre de l’enfant
I.3.2.3 Changements d’habitudes
I.4 Accouchement
I.4.1 Accouchement à domicile
I.4.2 Accouchement à l’hôpital
I.4.3 Complications dans le cadre de l’accouchement
I.5 Postpartum
I.6 Allaitement
II. Offres et recours thérapeutique dans le cadre de la procréation
II.1 Religion et procréation
II.1.1 Conception
II.1.2 La procréation et le Wat Si Meuang
II.1.2.1 Me Si Meuang
II.1.2.2 Recours des femmes au Wat Si Meuang
II.2 Recours aux thérapeutes et aux médicaments « traditionnels »
II.2.1 Les thérapeutes « traditionnels » dans les discours et dans les faits
II.2.1.1 Dans les discours
II.2.1.2 Dans les faits
II.2.2 Usage des médicaments traditionnels
II.3 Rapport au système de santé « moderne »
II.4 Gestion populaire et domestique de la procréation
II.4.1 Réflexions sur les représentations et pratiques autour de la grossesse
II.4.1.1 Prescriptions, interdits et pratiques pendant la grossesse
II.4.1.2 Questions de genre : les signes associés au sexe de l’enfant (rôles sociaux)
II.4.2 Accouchement à domicile
III. Cas d’étude : yu kam et le postpartum
III.1 Qu’est-ce que yu kam ?
III.1.1 Une pratique générique, le « grillage »
III.1.2 Questions de vocabulaire
III.2 Description de la pratique de yu kam
III.2.1 Yu kam dans la littérature sur le Laos
III.2.2 Yu kam à Vientiane
III.3 Fonctions et usages de yu kam : des discours à l’analyse
III.3.1 Fonctions physiologiques
III.3.2 Fonctions symboliques et religieuses
III.3.3 Usages sociaux
IV. De la normalité « traditionnelle » à la médicalisation « moderne » : Ruptures et continuités générationnelles
IV.1 Ruptures et continuités générationnelles
IV.2 Leitmotiv discursif : la « tradition » et la « modernité »
IV.3 De la médicalisation ?
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE 

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