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Paul en spectacle, un imbroglio multicolore
Paul1 est âgé de huit ans. Il est suivi en psychomotricité depuis quatre ans et demi en raison de sa dyspraxie. D’après Magnat, Xavier, Zammouri et Cohen (2015), la dyspraxie se définit par l’existence de troubles de la planification et de l’automatisation des gestes volontaires.
Initialement, les séances de psychomotricité avaient lieu deux fois par semaine en raison des grandes difficultés de Paul, auprès de deux professionnels différents. Désormais, la fréquence est réduite à un suivi hebdomadaire depuis un an, en cabinet libéral.
Paul présente d’importants troubles de la régulation tonique. Si je les avais déjà constatés dès notre rencontre en septembre 2020, j’ai pu les observer de manière très nette au cours d’une séance en particulier. Je lui avais proposé de se glisser dans la peau d’une marionnette, dont je contrôlais les mouvements par des fils imaginaires. Ce moment m’a plus tard inspiré la rédaction de ce poème.
Lorsque je tirais un fil, la partie du corps concernée se déplaçait dans une direction souvent inappropriée, avec une hypertonie excessive. L’hypertonie est une augmentation du tonus musculaire, qui se caractérise par une résistance accrue du muscle à son allongement passif.
J’ai également pu relever chez Paul des syncinésies à diffusion tonique. Les syncinésies sont des mouvements involontaires, qui accompagnent de façon non nécessaire et inconsciente la réalisation d’un mouvement volontaire. Elles sont dites à diffusion tonique lorsqu’on relève une élévation globale du tonus, des crispations au cours du mouvement. Métaphoriquement, elle se traduisaient avec Paul de la manière suivante : je tirais un fil, et le mouvement induit s’accompagnait d’une élévation tonique dans une autre partie du corps, comme si une seconde ficelle s’actionnait elle-même, involontairement.
Parfois, Paul gardait un membre relevé et fortement contracté, même quand j’avais lâché la ficelle depuis un moment, et ce malgré les remarques verbales de ma part lui indiquant qu’il pouvait revenir à la position de repos. Il s’agit de paratonies, définies comme l’impossibilité de relâchement musculaire volontaire après la contraction. La partie du corps concernée reste temporairement figée en contraction.
Paul manifestait des difficultés à coordonner ses mouvements dans son rôle de marionnette. Si mes mains actionnaient simultanément deux ficelles reliées à deux membres différents, Paul ne pouvait suivre ces indications en même temps. Il se focalisait sur le mouvement d’un membre. Les dysharmonies toniques décrites précédemment entravaient l’association appropriée des contractions des différents muscles requises pour la réalisation du mouvement attendu. Son tonus d’action s’ajustait difficilement lors des déplacements des différents segments corporels.
Paul peinait à maintenir un tonus postural adéquat et se voyait souvent déséquilibré. L’équilibre statique unipodal était précaire, tout comme l’équilibre dynamique au cours des changements de posture.
Malgré les encouragements, il paraissait se sentir en échec. Ainsi, ses émotions ont probablement majoré les diverses manifestations toniques. Inversement, les élévations brusques du tonus suscitaient peut-être des émotions négatives, dans le lien réciproque entre tonus et émotions.
Au cours de ce spectacle, la mélodie du mouvement de la marionnette était ponctuée de fausses notes. Ses fils s’emmêlaient en des nœuds inextricables. Leurs couleurs clignotaient, comme affolées par la complexité de la situation. La masse de ce tas de fils enchevêtrés déséquilibrait la marionnette, comme un lourd boulet menaçant de la faire tomber au fond du précipice du silence…
Analyse du poème
Ce poème fait écho à la théorie de l’étayage psychomoteur développée par Robert-Ouvray (1993 / 2010). Elle décrit quatre niveaux qui s’étayent les uns sur les autres : tonique, sensoriel, affectif et représentatif. Chacun est sous-tendu par deux pôles opposés.
Le premier niveau est celui du tonus, dont les deux pôles extrêmes sont l’hypertonie et l’hypotonie. Le poème débute par une illustration du versant hypertonique, évoquant la « tension » générée sur les « parois », qui rappelle l’hypertonie périphérique du bébé, c’est-à-dire au niveau des membres. Le pôle opposé est retrouvé au vers 6, où le « flot » qui coule suggère une absence de tension, une hypotonie, à la manière du bébé qui se « coule » dans les « bras » de sa mère. L’utilisation polysémique du terme « bras » suggère ainsi cette présence humaine, qui était absente lors de l’évocation du pôle de l’hypertonie au premier vers. De plus, la linéarité de la rivière vient évoquer l’hypotonie axiale, qui concerne la tête, le cou et le buste du bébé.
Ce niveau tonique comporte donc deux couples entremêlés : d’une part l’hypertonie périphérique et l’hypotonie axiale, d’autre part l’hypertonie d’absence de la mère et l’hypotonie de présence de celle-ci. L’alternance des pôles toniques permet ainsi à l’enfant d’intégrer le rythme relationnel. Le deuxième niveau décrit par Robert-Ouvray (1993 / 2010) est le niveau sensoriel. Les pôles sont constitués par deux grandes familles sensorielles : celle du dur, du désagréable, et celle du mou, de l’agréable. Elles sont respectivement décrites aux vers 2 et 7, qui contiennent trois couples sensoriels : le terme « calcinant » (vers 2) suggère la noirceur en opposition à l’adjectif « translucide » (vers 7), « rigides » (vers 2) contraste avec « fluide » (vers 7), et « rugueuses » (vers 2) avec « douceur » (vers 7). Ces familles sensorielles reposent sur la tension et la détente tonique : l’hypertonie s’associe au désagréable, au dur, tandis que l’hypotonie est liée à l’agréable, au mou. Le niveau tonique vient ainsi étayer le niveau sensoriel.
Le troisième niveau est le niveau affectif. Il repose sur le couple satisfaction / insatisfaction, accompagné de plaisir ou déplaisir. Les vers 3 et 8 mentionnent des affects opposés : « colère » et « tranquil[ité] ». La mère s’appuie sur ses propres ressentis pour nommer l’état affectif de son enfant, et l’introduire dans l’espace de la communication.« Pour que les deux premiers paliers tonique et sensoriel puissent étayer le pallier de l’affect, la présence d’autrui est impérative » (Robert-Ouvray, 2010, p.82). Pour illustrer cela, j’ai imaginé que la mère est celle qui raconte le début du poème (jusqu’au vers 9), tandis qu’elle observe son bébé, en attribuant par exemple le terme de « colère » (vers 3) à l’état affectif de celui-ci.
Sur ce niveau affectif s’étaye le niveau représentatif, qui oppose les pôles du bon et du mauvais. Certaines représentations sont agréables, comme l’illustre le vers 9 qui évoque « le souvenir d’un havre de paix ». D’autres représentations sont désagréables, comme suggéré au vers 9 : « un terrifiant volcan, image d’effroi ». En psychanalyse, Klein a décrit le clivage de l’objet maternel en deux, le bon et le mauvais, lors des trois à quatre premiers mois de la vie (Klein, et al., 2013). Le mauvais sein correspond à cette mère qui est source de frustration, tandis que le bon sein renvoie à la mère aimante, gratifiante. Dans le poème, la représentation du volcan illustre également la haine du bébé envers le mauvais sein qui le frustre, tandis que la rivière apaisante renvoie à l’amour envers le bon sein. Robert-Ouvray (1993 / 2010) propose une origine corporelle au clivage psychique kleinien, à partir de la bipolarité tonique, sur laquelle s’étayent les autres niveaux pour aboutir à celui des représentations.
Les quatre niveaux du TSAR (tonus, sensation, affect, représentation) sont ainsi respectivement mentionnés dans les quatre vers de la première strophe, qui présente un des pôles de chacun d’entre eux (hypertonie, dur, insatisfaction, mauvais). Le vers 5, « Voyage sans escale entre deux paysages », vient symboliser le passage chez le bébé aux pôles opposés, décrits dans les quatre vers de la strophe suivante (hypotonie, mou, satisfaction, bon). L’intégration des pôles extrêmes, qui permettra par la suite l’accès à l’ambivalence, est dépendante de la relation avec autrui. Les vers 10 à 14 introduisent plus explicitement que dans les vers précédents la relation avec le personnage de la mère, qui enlace et berce son enfant. Est ici illustrée la notion de holding décrite par Winnicott (1997), traduite par le terme portage, ou encore maintien. Ce portage est tout à la fois physique et psychique.
J’ai souhaité faire transparaître la notion de holding dans la forme même du poème, par l’emploi de rimes embrassées. Deux rimes distinctes, A et B, sont réparties, dans une strophe de quatre vers, suivant le modèle ABBA. La première rime A, embrasse donc la seconde B, faisant écho aux bras de la mère qui porte, embrasse son bébé. Il s’agit d’un schéma qui revient tout au long du poème, dont le rythme vient métaphoriquement porter le lecteur, en référence au holding psychique. Ce retour en continu fait écho au « sentiment continu d’exister » décrit par Winnicott, assuré par un holding régulier et suffisant, qui facilite le processus de maturation.
La relation entre la mère et son enfant présentée dans les vers 10 à 14 est sous-tendue par la notion de dialogue tonique, définie par Ajuriaguerra (1962), reprenant les travaux de Wallon. Les modulations toniques des deux partenaires créent un échange non-verbal, caractérisé par sa réciprocité. Chacun vit dans son corps la parole tonique apportée par l’autre dans ce dialogue. Il est le support de la communication affective : « Le »dialogue tonique », comme nous l’avons appelé, est et reste le langage principal de l’affectivité et, pour cette raison, il joue un rôle de déterminant dans l’acquisition de la notion de corps vécu » (Ajuriaguerra, 1971, p. 203). Le terme de dialogue tonico-émotionnel vient signifier la place des émotions dans cet échange. Dans le poème, la mère est « attristée par les pleurs » (vers 13) de son bébé, ressentant ce qu’il vit par l’intermédiaire du dialogue tonico-émotionnel lorsqu’elle l’enlace et le berce. Par la suite, le bébé arbore un « sourire apaisé » (vers 14), après avoir ressenti la douce hypotonie de sa mère qui le berce… L’échange est donc réciproque.
Cette dimension relationnelle, comme mentionné précédemment, conditionne l’accès à des positions intermédiaires entre les différents pôles décrits par Robert-Ouvray (1993 / 2010). La dialectique entre les deux pôles permettra leur intégration, et l’émergence de l’ambivalence. Robert-Ouvray souligne que « l’élément essentiel de cette intégration est la relation avec autrui afin que naisse le désir qui identifie le sujet » (2007, p.86). L’enfant trouve un intermédiaire qui lui est propre entre les extrêmes des quatre niveaux, et se constitue en tant que sujet. Ce processus est relaté dans la dernière strophe du poème, qui présente la position intermédiaire entre les pôles, après l’intervention de la mère : « Arrivé quelque part, entre ici et là-bas » (vers 15). L’ambivalence est plus explicitement mentionnée au vers 17.
Suivant la théorie de l’étayage psychomoteur, les deux paliers corporels (tonique et sensoriel), étayent deux paliers psychiques (affectif et représentatif). Ce poème illustre ainsi les liens permanents entre le corps et le psychisme. La notion de dialogue tonico-émotionnel témoigne des influences réciproques du corps et des émotions. Ces allers-retours incessants, tout à la fois entre les pôles et les niveaux du TSAR, entre les partenaires du dialogue tonique, entre corps et psyché sont à mon sens tant de voyages, en terres inconnues ou connues. En outre, le propre de la poésie étant de faire voyager le lecteur, il m’a semblé adéquat d’illustrer ces notions de psychomotricité de la sorte.
Les périples de Fabien
Fabien est un garçon de onze ans, porteur de Troubles du Spectre Autistique. D’après le DSM-5 (2015), ces troubles neurodéveloppementaux se caractérisent par des difficultés persistantes sur le plan de la communication et des interactions sociales, ainsi que des comportements stéréotypés et des intérêts restreints. Les symptômes doivent être présent depuis la petite enfance, et altèrent le fonctionnement quotidien.
Fabien a été élevé par sa tante. Sa mère, restée vivre en Afrique, n’a jamais souhaité s’occuper de lui, mais apporte un soutien financier pour subvenir aux besoins de Fabien.
Fabien est allé à l’école en inclusion à temps partiel jusqu’en CP. Il manifestait parfois de l’agressivité envers ses pairs ou lui-même, pouvait par exemple crier, se taper la tête par terre… Ces comportements, ainsi que son grand retard scolaire, ont entraîné une déscolarisation. Depuis, Fabien est en attente d’admission dans un établissement spécialisé. Cependant, aucune place en institution ne lui est pour le moment accessible. Fabien est toujours sur les listes d’attente cinq ans plus tard, malgré les nombreuses démarches effectuées par sa tante et les différentes psychomotriciennes qui l’ont suivi en cabinet libéral durant les six dernières années.
Récemment, Fabien a pu bénéficier d’une inclusion dans une école primaire, qui a débuté seulement trente minutes par semaines il y a quelques mois. Ce temps a été progressivement augmenté, et représente actuellement un jour et demi par semaine. Sur ce temps, Fabien est accompagné par différents intervenants d’une association extérieure. Cet encadrement est individuel, Fabien n’est pas dans un système de classe, mais participe par exemple aux temps de récréation.
Fabien est grand pour son âge. Sa surcharge pondérale semble l’entraver dans ses mouvements. Son polygone de sustentation est très élargi, il se déplace avec les pieds écartés.
Si l’on suit la théorie de l’étayage psychomoteur, au niveau tonique, Fabien présente un fonctionnement que l’on pourrait qualifier « en tout ou rien ». Il est parfois hypertonique, agité, dans des déplacements et mouvements rapides. Cependant, il est parfois sujet à des effondrements toniques : il s’allonge au sol, hypotonique. Il passe d’un pôle à l’autre sans parvenir à une ambivalence. Par conséquent, le niveau sensoriel est lui aussi régi par une bascule entre les extrêmes du mou et du dur qui vont de paire avec les variations toniques de Fabien.
Les affects de Fabien varient eux aussi entre des pôles opposés. Par exemple, lorsqu’il entre dans la salle de psychomotricité, il se met parfois à crier : « Je vous déteste », « Je suis effrayé »… Quelques instants plus tard, il bascule sur le versant de la satisfaction, et prend plaisir à faire ce qui lui est proposé.
Au niveau représentatif, Fabien n’a pas non plus accès à l’ambivalence. Le jeu symbolique mettant en scène des marionnettes est notamment parcouru de représentations sombres : « les méchants », « la prison », « tuer »… Le passage aux représentations agréables doit être accompagné et initié par les propositions de l’adulte introduisant des personnages « gentils » dans le jeu.
De plus, cette difficulté d’accès à l’ambivalence au niveau représentatif transparaît dans la relation à sa tante, qui rappelle le clivage kleinien décrit chez le bébé. La tante qui le laisse dans la salle de psychomotricité apparaît comme le mauvais sein, qui le délaisse et le frustre : Fabien verbalise dans ces moments « Je ne fais plus partie de la famille ? », laissant entrevoir sa crainte de l’abandon. Il refuse qu’elle parte et réclame sa présence dans la salle d’attente, ce que les mesures sanitaires liées au Covid-19 ne permettent pas actuellement. Il est donc souvent nécessaire de laisser croire à Fabien que ça tante reste effectivement devant la porte de la salle de psychomotricité, sans quoi il refuse de participer à la séance.
A l’opposé de cette représentation négative, la tante qui vient chercher Fabien en lui offrant systématiquement de nombreux gâteaux et friandises semble représenter le bon sein, qui le satisfait. Les promesses de nourriture de la part de sa tante conditionnent fréquemment l’adhésion de Fabien aux séances.
Suivant la théorie de l’étayage psychomoteur, j’émettrais l’hypothèse que chez Fabien, les niveaux tonique et sensoriel n’ont pas suffisamment étayé le pallier de l’affect. Pour rappel, la présence d’autrui est inhérente à ce passage, afin de nommer les affects. Fabien, du fait se son histoire familiale difficile marquée par une séparation précoce avec sa mère, n’a peut-être pas bénéficié plus jeune de cette mise en mots des affects par l’adulte. Sa tante, bien que présente, était parfois démunie face au handicap de Fabien et ne savait pas comment se comporter avec lui. A cela s’ajoute la difficulté propre aux Troubles du Spectre Autistique concernant la reconnaissance des émotions et affects, qui majore certainement la complexité du passage au palier de l’affect.
L’étayage des différents niveaux les uns sur les autres présente une faille qui ne permet pas encore à Fabien d’accéder à un intermédiaire entre les pôles de chaque pallier. Fabien voyage inlassablement entre deux paysages : le volcan en éruption et la rivière qui coule paisiblement. Quand je l’observe, il me paraît explosif, ou bien se laisse littéralement « couler » dans le sol, hypotonique… Il n’est pour le moment pas arrivé dans le monde de l’ambivalence, quelque part entre ici et là-bas, au pays où les rivières éteignent les volcans… C’est un voyageur parfois perdu et épuisé par ses multiples allées et venues d’un paysage à l’autre…
Le combat d’escrime d’Enzo
Enzo, âgé de cinq ans, est porteur de trisomie 21. Il présente une hypotonie particulièrement marquée au niveau axial, qui se traduit par des postures en cyphose, la tête enroulée vers l’avant. Lorsqu’il s’assoit au sol, il plie ses jambes et place ses plantes de pieds l’une contre l’autre, en une posture symétrique.
Les mouvements d’Enzo ne croisent pas l’axe corporel. Par exemple, lors d’une activité consistant à enfoncer des clous en plastique dans du polystyrène, il enfonce les clous de la main gauche dans la moitié gauche du support, et de la main droite dans la moitié droite. La main qui n’est pas utilisée pour la manipulation s’appuie sur le banc sur lequel il est assis, semblant aider au maintien de l’axe corporel qui a tendance à s’affaisser vers l’avant, hypotonique.
De même, lorsqu’Enzo est incité à danser en agitant un foulard dans sa main, son bras demeure dans le même hémi-espace, sans croisement de l’axe corporel. La psychomotricienne et moi encourageons Enzo à effectuer ces croisements, sur imitation ou guidance physique. Sa bouche est constamment ouverte, avec des protrusions de la langue. Il réussit à faire quelques mouvements de balancements du bras allant d’un hémi-espace à l’autre, cependant il s’interrompt rapidement et met le foulard à la bouche.
D’après ces observations, il semble que l’axe corporel d’Enzo n’est pas encore intégré. Les postures asymétriques, caractérisées par une torsion qui rigidifie le buste sur le plan tonique, ne sont pas présentes chez Enzo, qui se positionne toujours enroulé en cyphose, hypotonique, en une posture symétrique. Les deux hémi-espaces doit et gauche ne paraissent pas unifiés en un espace de préhension, les manipulations d’objets se faisant indépendamment, d’une main, à droite ou à gauche. De plus, il manifeste encore des comportements de mise en bouche des objets, qu’on retrouve d’ordinaire chez le bébé qui passe un objet d’une main à l’autre par le relais oral.
Les étapes décrites par Bullinger (2012) concernant la construction de l’axe corporel et la perception d’un espace unifié ne paraissent pas avoir été franchies quand Enzo était bébé. Ce retard est à relier avec sa pathologie, la trisomie 21 : l’hypotonie qui lui est inhérente entrave la mise en place de la posture de l’escrimeur chez le nourrisson trisomique. Les acquisitions posturales, telles que la tenue de la tête, la station assise, sont retardées par le manque de tonicité de l’axe corporel.
Ainsi, le « combat d’escrime » d’Enzo paraît inachevé, laborieux. Son axe corporel est encore fragile, ce qui ne permet pas la perception d’un espace unifié. L’axe corporel ne constitue pas chez Enzo le support de l’exploration de l’espace, dans les différents plans précédemment décrits (Lesage, 2012). Du fait de ce retard, l’acquisition ultérieure des repères spatiaux décrite à la fin du poème se trouvera probablement entravée pour Enzo, d’autant plus que sa déficience intellectuelle constitue un frein à la mise en place des représentations spatiales.
En me remémorant Enzo qui agite d’une main son foulard dans un hémi-espace exclusivement, je visualise un petit escrimeur démuni qui remue fébrilement son fleuret, au hasard… Face à un adversaire de taille qui compromet sa victoire, l’émergence de cet axe droit et fier : la trisomie 21. Un combat que la psychomotricité l’aide à mener.
Iris et le tic-tac affolé
Iris est une petite fille de cinq ans et demi. Elle est née à vingt-quatre semaines d’aménorrhée, il s’agit d’une très grande prématurité : la durée normale d’une grossesse est de quarante et une semaines d’aménorrhée. Elle a été hospitalisée en service de néonatalogie pour détresse respiratoire, et a séjourné en couveuse. Iris présente une bronchodysplasie sévère, qui est une affection chronique des poumons, pour laquelle elle est encore suivie aujourd’hui. Sa respiration s’accompagne d’un stridor, qui est un bruit aigu émis à l’inspiration en raison d’un passage anormal de l’air dans la trachée. Elle est sujette aux crises d’asthme. Iris est également suivie chaque année en cardiologie.
Iris bénéficie de séances de psychomotricité depuis plusieurs années, notamment en raison de ses difficultés dans les coordinations dynamiques globales, l’équilibre, la motricité fine, la coordination oculo-manuelle, ainsi qu’une agitation.
Le repérage dans le temps semble compliqué pour Iris. Elle est hésitante lorsqu’on lui demande son âge, connaît les jours de la semaine mais pas les mois, ni les saisons. La structuration temporelle est déficitaire. Elle mentionne par exemple la séance de psychomotricité de la semaine précédente en disant « On avait déjà fait ça hier ».
La notion du temps qui passe est difficile à appréhender pour elle. La restitution des étapes d’une tâche demandée est laborieuse, Iris a besoin d’être étayée par de nombreux repères. Iris a tendance à se situer uniquement dans l’instant présent et peine à envisager un futur proche. Les temps d’attente sont très mal acceptés par Iris, qui s’agite et s’impatiente.
Au vu des difficultés de repérage temporel d’Iris, il est possible d’émettre l’hypothèse que la mise en place des premiers jalons de la temporalité a été fragilisée par son histoire néonatale de grande prématurée. Les rythmes physiologiques du cœur et de la respiration ont été perturbés dès la naissance. La détresse respiratoire et la bronchodysplasie ont freiné la mise en place de ce premier rythme d’alternance des inspirations et expirations. La respiration d’Iris était irrégulière, chaotique, en une lutte constante pour la vie…
L’hospitalisation chez le nourrisson a également des conséquences sur la mise en place des macrorythmes et microrythmes décrits par Marcelli (2007).
En effet, le placement en couveuse restreint les temps d’interactions avec les parents, les échanges porteurs d’inattendus qui constituent les microrythmes. Ces derniers permettent normalement au bébé d’investir l’incertitude, dans des temps d’attente excitants. J’émettrais l’hypothèse que l’instauration des microrythmes chez Iris s’est vue entravée par les soins intensifs et le manque d’interactions qu’ils impliquent. Cela semble avoir eu des répercussions dans son rapport à l’attente, qu’elle peine aujourd’hui à supporter. Dans l’échange avec l’autre, elle ne trouve pas de plaisir à investir les temps de surprise, d’inattendus. Elle se montre impatiente et cherche à maîtriser le choix des activités pour ne pas être confrontée à des imprévus.
Les macrorythmes sont eux aussi touchés : les rituels de soins du grand prématuré comprennent des soins invasifs, voire douloureux… Ils ne constituent pas des répétitions rassurantes pour le bébé. Iris n’a probablement pas perçu les macrorythmes comme des anticipations confirmées apaisantes du fait de son hospitalisation.
Par ailleurs, il est notable que le grand prématuré n’a pas le réflexe de succion. La rythmicité de la tétée (vers 13 du poème) ne survient pas spontanément et demande un accompagnement. Ainsi, chez Iris, les premières bases de la temporalité, se rapportant aux rythmes physiologiques et aux interactions précoces avec l’environnement, paraissent fragilisées par son histoire néonatale. Son rapport au temps s’est construit sur ces fondations précaires, ce qui fait vaciller l’intégration de notions temporelles plus complexes.
Le vécu du temps d’Iris me paraît à l’image de son souffle : court, précipité. Son stridor – bruit aigu anormal de sa respiration – qui s’accélère au cours du mouvement et lorsqu’elle s’agite, m’évoque parfois le tic-tac effréné d’une horloge affolée… « Tic-tac décrit l’heure »… Une heure qui passe si vite pour Iris…
Elle et Lui, leur cohabitation chez Mélissa
Mélissa est une petite fille de huit ans. Lorsqu’elle était bébé, elle a présenté une tumeur cérébrale rare et volumineuse, nommée gangliome desmoplasique ; ainsi qu’une hydrocéphalie, caractérisée par un excès du liquide céphalo-rachidien entourant le cerveau. La tumeur causait des épilepsies. Mélissa a subi trois opérations à l’âge de huit mois afin de retirer l’essentiel de la tumeur, puis une quatrième pour l’hydrocéphalie. Elle a été hospitalisée durant trois mois.
Actuellement, elle conserve un résidu bénin de la tumeur, dont l’évolution est lente, et que les neurochirurgiens ne prévoient pas de retirer pour l’instant. Mélissa présente également une hémiparésie droite, qui est une paralysie incomplète, avec diminution partielle de la force musculaire de l’hémicorps droit. Elle est liée à une lésion cérébrale de l’hémisphère gauche, survenue en raison d’un Accident Vasculaire Cérébral in-utero (dans le cas de Mélissa).
J’ai rencontré Mélissa en septembre 2020. C’est une petite fille de huit ans souriante, au langage fourni. Au fil des séances de psychomotricité hebdomadaires, j’ai pu constater différents éléments en lien avec ses représentations corporelles.
Le schéma corporel de Mélissa semble altéré par un désinvestissement de l’hémicorps droit, touché par la parésie. Elle n’utilise pas spontanément sa main droite, qui reste recroquevillée contre son corps avec une flexion des doigts. Il arrive qu’elle saisisse sa main droite avec sa main gauche lorsqu’il lui est demandé d’effectuer une tâche de coordination bi-manuelle. De plus, Mélissa évite souvent le contact de ce bras avec les objets, ou avec autrui. Cet hémicorps semble recevoir moins de stimulations tactiles au quotidien. Or, comme explicité précédemment, Ajuriaguerra (1970) décrit l’importance des impressions tactiles dans l’élaboration du schéma corporel (ainsi que les impressions kinesthésiques, labyrinthiques, visuelles).
Mélissa semble aussi dans l’évitement des sensations labyrinthiques, esquive les actes moteurs qui la mettent en déséquilibre. La marche se fait à petit pas, avec un polygone de sustentation élargi, c’est-à-dire les pieds écartés. La plupart des situations et mouvements impliquant l’équilibre statique ou dynamique sont catégoriquement refusés par Mélissa. Le manque d’impressions tactiles et kinesthésiques semble ainsi appauvrir l’élaboration du schéma corporel de Mélissa. Les somatognosies paraissent relativement correctes pour son âge. Cependant, il est notable que Mélissa, qui présente un vocabulaire riche, élaboré, emploie également de nombreux néologismes. Elle invente ainsi de nouveaux mots pour désigner les parties du corps, déforme les syllabes volontairement. Il est parfois nécessaire de la questionner plusieurs fois pour qu’elle nomme véritablement la partie désignée. Le « croquis fléché » du corps, mentionné dans le poème, semble, dans le cas de Mélissa, foisonner de termes imaginaires qui le légendent, de ratures lorsque l’on demande une correction… Il reste difficile de savoir dans quelle mesure Mélissa a intégré la sémantique liée au schéma corporel, si elle joue en masquant ses connaissances réelles, ou s’il y a des lacunes et confusions…
La représentation mentale tridimensionnelle de son corps, de l’espace et des volumes qu’il occupe, paraît quelquefois erronée. Les jeux de cache-cache montrent que Mélissa n’a pas conscience que la quasi-totalité de son corps dépasse derrière un objet.
Par ailleurs, Mélissa manifeste souvent des angoisses au cours des séances, a peur de se blesser. Lors de la réalisation de parcours psychomoteurs, elle refuse de sauter, d’enjamber, craint de tomber… Elle refuse systématiquement de monter sur le petit toboggan, même tenue par l’adulte. Elle explique avoir peur de se cogner la tête par terre. Malgré ma proposition de porter un chapeau « magique » pour la protéger, elle s’écarte et persiste dans son refus.
Les appréhensions de Mélissa peuvent être lien en lien avec une image du corps fragilisée, chargée de son histoire. Sa tête, ayant subi dès son plus jeune âge de multiples opération intra-crâniennes ayant laissé des cicatrices sur le cuir chevelu, lui apparaît comme une partie du corps faillible. Le refus du contact du chapeau sur sa tête marque également un retrait de cette partie du corps dans la relation à l’autre : elle craignait que je touche sa tête, même par l’intermédiaire d’un objet, et ce avant que je n’approche le chapeau d’elle.
La peur de se blesser concerne également le reste du corps : Mélissa a fréquemment chuté au cours de son enfance, du fait d’un équilibre précaire dans la marche. Toutes ces expériences vécues par Mélissa sont venue teinter négativement son image du corps – cette « fleur » décrite dans le poème – laissant des traces intenses sur les « pétales » correspondant à certaines parties du corps, comme la tête.
Chez Mélissa, Elle et Lui cheminent en titubant parfois, à la manière de notre principale intéressée dont l’équilibre dans la marche est précaire… Dans le paysage, les fleurs de gauche ont de grands pétales solides, celles de droite ont des pétales plus petits, frêles…
Illustrant son hémiparésie. Les flèches volent en tous sens pour indiquer des mots inédits et farfelus… Cette fresque témoigne de l’unicité et des failles des représentations du corps de Mélissa.
Je songe à l’imaginaire foisonnant de Mélissa, qui nous a conduites un jour à cueillir d’invisibles petites fleurs, dans cette prairie où nous tentions de faire participer sa main droite, d’ordinaire délaissée, à la cueillette. Mélissa, qui m’a inspirée pour la rédaction d’une partie de ce poème, basé sur un instant fugace dans les fleurs aux couleurs chatoyantes comme il en existe au sein des séances de psychomotricité… Instant qui m’a fait réfléchir, comprendre, métaphoriser, et que j’ai souhaité transmettre dans ce mémoire.
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Table des matières
1. LA MARIONNETTE AUX FILS ARC-EN-CIEL
1.1. Analyse du poème
1.2. Paul en spectacle, un imbroglio multicolore
2. VOYAGES EN TERRES (IN)CONNUES
2.1. Analyse du poème
2.2. Les périples de Fabien
3. TACTIQUE D’ESCRIMEUR
3.1. Analyse du poème
3.2. Le combat d’escrime d’Enzo
4. TIC-TAC DÉCRIT L’HEURE
4.1. Analyse du poème
4.2. Iris et le tic-tac affolé
5. ELLE ET LUI
5.1. Analyse du poème
5.2. Elle et Lui, leur cohabitation chez Mélissa
6. HISSEZ LES VOILES
6.1. Analyse du poème
6.2. Lire entre les lignes
CONCLUSION
DISCUSSION
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