Patrimonialiser les mémoires sensibles

Depuis une trentaine d’années, les questions mémorielles liées à des événements historiques contemporains ont investi l’espace public contribuant ainsi à modifier notre rapport au temps, à l’espace et à l’imaginaire social. On assiste, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, au développement d’entreprises patrimoniales privées et publiques dont l’objectif est de collecter, d’archiver et de médiatiser des mémoires vives, répondant et participant ainsi à cette ère du témoin dont parle Wierviorka (1998). Intérêt croissant des individus pour la généalogie, multiplication des initiatives d’archivage sur le plan local, national et international, et prolifération de lieux de mémoire, musées et centres d’interprétation sont les symptômes de sociétés aux prises avec une redéfinition de ce qui les relie à un passé proche dont les effets se font encore sentir dans le présent, et dont l’histoire est en cours d’écriture .

Génocides, guerres, parcours migratoires sont des thématiques qui traversent l’histoire du temps présent relevant de ce que l’on peut identifier comme des questions sensibles au sein de l’espace public. Nous avons choisi de nous intéresser au cas de la déportation et d’une façon plus secondaire, à celui de l’immigration. Ce sont le plus souvent des événements historiques difficiles, sensibles, problématiques, voire traumatiques, que l’on s’attache à prendre en charge collectivement et institutionnellement par le biais d’associations, de politiques culturelles, de laboratoires de recherche, d’institutions muséales. Ils provoquent débats et parfois controverses autant au sein de la société que dans la communauté scientifique en raison de leur caractère complexe. En effet, ils véhiculent de multiples courants mémoriels portés et défendus par différents acteurs souvent antagonistes. Ils sont au cœur également de débats politiques et juridiques. Par exemple, l’immigration est une thématique centrale dans les redéfinitions des nations occidentales – les règlements juridiques des génocides posent des problèmes majeurs aux pouvoirs des pays incriminés et peuvent aboutir à une manipulation, voire à une instrumentalisation de leurs effets par les acteurs victimes ou les pouvoirs en place.

Ils deviennent dès lors des enjeux politiques et participent, selon l’utilisation qui en est faite, à maintenir ou à fragiliser la possibilité d’un « vivre ensemble ». Mais plus encore, ils sont l’objet d’enjeux symboliques forts et paradoxaux qui sont au cœur du maintien d’une continuité temporelle et d’une cohésion au sein de la société. À partir des traces d’un  événement, qui ont la particularité de constituer un corpus composé majoritairement de témoignages matérialisés sous des formes diverses (enregistrements audio-vidéo, lettres manuscrites, objets, archives, photos), un travail de signification est accompli tant par les historiens que par les acteurs du champ mémoriel et patrimonial. Un processus d’écriture de ce passé est alors initié, avec d’une part l’objectif d’historiciser un événement, mais également d’en dégager une signification porteuse de valeurs au sein de l’espace public. C’est ce travail de mise en patrimoine auquel nous nous intéressons. Le processus de patrimonialisation, par sa dimension médiatique, participe à la construction d’une signification de ce passé et à « la socialisation du sens à donner, par le public, à des biens mémoriels ou testimoniaux ». (Walter, 2005) Avec la mise en patrimoine, il s’agit de construire dans le présent les possibilités d’un regard vers l’avenir (Schiele, 2002) à partir d’événements (Farge, 1989) impliquant la destruction, la mort, la violence et la migration. Une tentative de constituer une continuité temporelle afin de maintenir un vivre ensemble, une cohésion sociale, se profile, ainsi qu’une possibilité de dire et d’inventer un nous. Jean Duvignaud parle de sédimentation mémorielle, «une sorte d’accumulation s’opère dans les lieux de conservation, et se superposent, comme des couches sédimentaires, les images successives que les générations se donnent de leur histoire. » .

L’HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT

Notre recherche s’insère dans une période historique qui est appelée le « temps présent » et notre objet d’étude, les mémoires sensibles, en forment un élément. En effet, il nous paraît important de rappeler que ces mémoires s’inscrivent dans une temporalité particulière que les historiens ont définie comme l’histoire du temps présent, qui ne se réduit pas seulement à une chronologie débutant après la Seconde Guerre mondiale ou au simple fait que des témoins oculaires des événements qui la constituent sont encore vivants. Selon François Bédarida , elle se définit simultanément comme une période et une démarche, engageant l’historien dans son temps et l’obligeant à prendre position par rapport aux acteurs concernés et au fonctionnement de la mémoire.

À l’instar d’Henri Rousso, nous envisagerons cette temporalité comme « un dispositif qui met en jeu au moins quatre éléments : le témoin, la mémoire, la demande sociale, l’événement » .

Témoin, mémoire et témoignage

L’histoire entretient avec le témoin et le récit de son expérience, le témoignage, des rapports ambigus tout comme avec la mémoire. Le témoignage, qui est à l’origine oral, constitue la source avec laquelle les premiers historiens ont travaillé. Plus tard, les chroniqueurs du Moyen Âge ont continué d’utiliser les témoins comme source d’information. Puis, l’invention de l’imprimerie et la constitution d’Archives nationales ont contribué à poser les jalons d’une histoire, positiviste, qui allait écarter toute source orale. Il a fallu attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que les témoignages soient à nouveau pris en compte. Seul l’historien Marc Bloch, sensible aux idées du sociologue Maurice Halbawchs sur les cadres sociaux de la mémoire, met en avant l’importance des sources orales pour écrire l’histoire contemporaine. Les années 1970 voient réellement la prise en compte des sources orales par les historiens dans un contexte mondial d’émergence des identités locales et des marginalités. C’est aux États-Unis que l’on peut voir se mettre en place les prémisses de l’histoire orale qui a redonné au témoignage une place respectée. L’École de Chicago, en développant une sociologie qualitative fondée sur les récits de vie, a d’ailleurs activement participé à sa restauration et à son institution. Allan Nevin a donné une base institutionnelle à l’oral history, avec l’ambition de rapprocher le public de l’histoire académique trop autarcique. C’est cette même préoccupation qui a animé le mouvement européen de l’histoire orale dans les années 1970, dont l’ouvrage de l’historien Paul Thompson, The Voice of the Past, est emblématique. Selon cet auteur,

La source orale peut apporter quelque chose de plus persuasif et de plus fondamental à l’histoire. Quoique les historiens étudient les acteurs de l’histoire avec distance, les représentations de leur vie, point de vue et actions risqueront toujours d’être des descriptions mensongères, des projections de la propre expérience et de l’imagination des historiens : une forme académique de fiction. La source orale, en transformant les « objets » d’étude en « sujets », agit pour une histoire qui n’est pas seulement plus riche, plus vivante et plus bouleversante, mais plus vraie.

L’histoire a une fonction sociale et, en privilégiant une approche méthodologique fondée sur l’interview, l’histoire orale interroge les relations entre la discipline académique et la communauté sur laquelle elle se penche. « Elle brise les barrières entre l’histoire académique et le monde extérieur. » .

La demande sociale 

De par son objet de recherche situé dans un temps contemporain, l’histoire du temps présent ne peut faire abstraction du contexte social dans lequel elle s’inscrit. Plus encore, ses relations avec la mémoire et le témoignage la placent sous influence, parfois même « sous surveillance », et l’obligent à la fois à considérer les acteurs, collectivités de son temps avec lesquelles elle doit travailler, et à questionner sa prise de parole dans l’espace public.

L’actualité nous harcèle, elle ne nous ménage pas : il y a une demande sociale et nous en sommes, François Bédarida, quelques autres et moi-même les témoins. On attend des historiens qu’ils tranchent les débats, qu’ils soient les arbitres dans les controverses qui divisent la conscience publique et troublent l’opinion, qu’ils fassent la vérité. C’est la confusion des rôles : les magistrats se font historiens, et on demande aux historiens de devenir magistrats.

René Raymond, en observant les liens étroits qui rapprochent l’historien au juge dans la mise en récit de l’histoire contemporaine, met le doigt sur la responsabilité sociale de l’historien et son engagement. L’affaire Touvier illustre très bien cette demande sociale (en l’occurrence de la part de l’Église) qui permet aux historiens d’éclaircir les relations entre l’Église catholique et la collaboration. Cette demande peut donc être moteur de nouveaux projets de recherche, mais également d’une réflexion sur la médiation de ceux-ci. L’enseignement de l’histoire, sa médiatisation au musée, au cinéma, sont de possibles espaces d’engagement pour l’historien du temps présent convoqué alors en qualité d’expert. On peut voir la demande sociale comme source de pression, mais également comme génératrice de projets de recherche. Phénomène complexe, cette demande émane aussi bien de l’État, par le biais d’appels d’offres, que de la société civile par le biais d’associations comme les groupes de victimes, par exemple.

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Table des matières

Avant-propos
Liste des figures
Résumé
Introduction
CHAPITRE 1. Mémoires sensibles
1.1. L’HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT
1.1.1. Témoin, mémoire et témoignage
1.1.2. La demande sociale
1.1.3. L’événement
1.2. LA MÉMOIRE
1.2.1. La mémoire individuelle
1.2.2. Mémoire et société
1.2.3. Mémoire et histoire
1.2.4. Le témoignage
1.3. LA RÉSISTANCE ET LA DÉPORTATION EN ISÈRE : DES MÉMOIRES SENSIBLES
1.3.1. Un contexte historique particulier
1.3.2. Mémoires politiques et mémoires juives de la déportation en Isère
1.3.3. L’écriture de la déportation aujourd’hui
CHAPITRE 2. Écriture muséale de la déportation au MRDI
2.1. CORPUS PRINCIPAL ET MÉTHODOLOGIE D’ANALYSE
2.2. UN HISTORIQUE DU MUSÉE ET UNE PREMIÈRE PHRASE D’ÉCRITURE MUSÉALE DE LA DÉPORTATION
2.2.1. Le musée associatif
2.2.2. Vers la départementalisation du musée
2.2.3. Le Musée départemental
2.2.4. Le MRDI en 2006 : Muséographie générale
2.3. PROCESSUS D’ACTUALISATION, DESCRIPTION DU PROCESSUS : DE LA MÉDIATION MÉMORIELLE À LA MÉDIATION DE VALEURS
2.3.1. La salle de déportation en 1994
2.3.2. L’actualisation de la salle de la déportation 2006-2008
CHAPITRE 3. Une écriture patrimoniale de la déportation
3.1. LE PATRIMOINE SOUS L’ANGLE DE LA PATRIMONIALISATION
3.1.1. Une brève histoire du mot patrimoine
3.1.2. Le patrimoine sous l’angle de la patrimonialisation
3.1.3. Une dimension sociale et symbolique
3.1.4. Le temps de l’entre-deux
3.1.5. Le patrimoine et son contexte contemporain
3.2. COMMENT L’ÉCRITURE PATRIMONIALE D’UNE MÉMOIRE SENSIBLE S’ÉLABORE-TELLE?
3.2.1. Un dispositif muséologique participatif
3.2.2. Perspective relationnelle
3.2.3. Perspective symbolique et temporelle
3.3. LES CONDITIONS D’UNE PATRIMONIALISATION D’UNE MÉMOIRE SENSIBLE
CHAPITRE 4. Discussion sur l’écriture de l’histoire du temps présent
4.1. LE RÔLE DES TÉMOINS ET PORTEURS DE MÉMOIRE
4.2. UN ESPACE DE COMMUNICATION PARTICIPATIF
4.3. UNE ÉCRITURE JUSTE?
Conclusion
Bibliographie

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