Patrimoines et valorisations

Patrimoines et valorisations

Des nouveaux entrepreneurs du patrimoine ?

Parmi les acteurs technologiques impliqués dans la numérisation des patrimoines, on trouve les grandes entreprises du numérique comme Google, des plus petites et moins connues (start-up), et des universités. De grandes universités américaines se sont par exemple engagées dans d’importants projets de numérisation (UCLA, Stanford, Princeton, etc.). L’Europe montre la même dynamique et l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), dans laquelle s’est déroulée l’enquête dont cette thèse rend compte, fait figure de pionnière en la matière. Ses principales recherches appuyées sur la numérisation de grands corpus patrimoniaux développent déjà des connaissances et des outils qui peuvent donner lieu à des innovations ou des brevets (Vinck, 2016). Ainsi, le projet Venice Time Machine, entreprise de numérisation patrimoniale la plus ambitieuse du campus de l’EPFL, entend numériser les 80 km linéaires d’archives « d’une des villes les plus documentées du monde » (parchemins, livres imprimés, manuscrits, livres de comptes, cadastre, photos, etc.), pour permettre le développement de nouvelles connaissances sur cette ville et la réévaluation de son rôle à travers le temps. Ses promoteurs revendiquent le développement d’un « Google Maps du passé » . Les objectifs académiques ne sont pas contenus dans des questions de connaissances historiques, le développement d’outils et de techniques sont également centraux au projet. Ce point est important car il souligne une dimension centrale du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine : l’innovation. Ainsi, une machine capable de scanner 1’000 pages à l’heure est en développement, les concepts de nouveaux outils de traitement automatique du langage tels des outils de reconnaissance optique de caractères manuscrits ont déjà fait l’objet de plusieurs publications, et des techniques de radiographie et de tomographie appliquées aux livres anciens permettant d’extraire les contenus sans faire courir de risques aux précieux supports fragilisés par les siècles sont développées . Toutes ces dimensions techniques alimentent la création d’algorithmes dont la plupart pourraient trouver des applications susceptibles d’intéresser les marchés contemporains. Si cela venait à se produire, et il est très probable que ce soit le cas ici, cette dynamique d’innovation réaliserait en actes l’hypothèse que les patrimoines numérisés sont des ressources pour l’innovation en passant par le transfert de technologies et/ou de connaissances (Vinck, 2016).

La notion de valorisation de la recherche est souvent employée pour parler des activités de transfert de technologies et/ou de connaissances, dont une des matérialisations les plus médiatiques et les plus encouragées par les politiques publiques de recherche est la création de start-up et de spin-off académiques (Doganova, 2012). Ces créations d’entreprises issues de la recherche cristallisent un horizon large d’attente et d’espoir. Qu’il s’agisse de l’accroissement de l’activité économique et de la génération d’emplois et de richesse (Perez et Sanchez, 2003 ; Roberts et Malone, 1996 ; Steffensen et al., 1999 ; Walter et al., 2006), du rapprochement considéré comme positif entre la science et le monde industriel (Debackere et Veugelers, 2005), ou encore du développement économique régional (Mian, 1996 ; Nicolaou et Birley, 2003). Le transfert de connaissances et les start-ups concrétisent les attentes politiques et économiques accrochées à la recherche et l’innovation (François, 2015). La notion même de valorisation de la recherche déborde largement la seule création de valeur économique puisqu’elle désigne également des activités de publication scientifique auxquelles se sont ajoutées plus récemment les activités de publicisation de la science en dehors du monde académique, autrefois appelées vulgarisation scientifique ou médiation scientifique (Bensaude-Vincent, 2013) – et cette poussée de la notion de valorisation n’est pas sans rappeler ce que l’on observe dans les milieux culturels et patrimoniaux.

Dans son acception contemporaine, la valorisation du patrimoine hybride donc les objectifs de médiation culturelle, le développement de la recherche et l’économie de l’innovation. Une autre valeur peut être ici ajoutée à ce tableau, une valeur plus délicate encore à circonscrire : la visibilité. Certains ensembles patrimoniaux sont porteurs d’une forte légitimité, reconnue parfois internationalement par des organismes tels que l’UNESCO (Venise, sous différents aspects, est de ceux-là). Prendre appui sur des ensembles porteurs de visibilité peut être également intéressant pour les entreprises innovantes comme pour les universités. Ici, le mécanisme est celui du transfert de visibilité, ou, pour reprendre un terme forgé en histoire de l’art, une « ponction de visibilité » (Gamboni, 2015, p. 270). Dans son travail sur La destruction de l’art. Iconoclasme et le vandalisme depuis la Révolution française, Gamboni aborde le transfert de visibilité comme une modalité d’appui sur les œuvres du répertoire patrimonial. Il développe la notion de « ponction de visibilité » pour qualifier l’effet de levier quasi immédiat que procure le geste de déprédation d’une œuvre porteuse d’une grande visibilité à l’auteur de cet appui peu orthodoxe sur le patrimoine, parfois à sa cause mais toujours à sa personne. Gamboni donne l’exemple de Tony Shafrazi (2015, p.278 et seq) qui inscrit à la bombe la suite de mots « Kill Lies All » sur le tableau Guernica de Picasso en 1974 pour protester contre la Guerre du Vietnam alors que le tableau était conservé au Museum of Modern Art de New York. Ceci lui valut une renommée internationale immédiate, visibilité qu’il sut par la suite mettre à profit pour devenir un galeriste influent, organisant par exemple la première exposition de Keith Haring à New York en 1982. L’auteur n’est pas plus explicite sur comment la mise en visibilité aussi forte que rapide pourrait être mobilisée en ressource pour développer des projets. Pour l’heure, cela nous permet de noter ce type d’appui sur la visibilité des œuvres d’art et des patrimoines que pourraient trouver des individus, et par extension, des marques.

Pour les entreprises technologiques, promouvoir des produits ou des technologies développés sur des grands corpus très reconnus (les archives de Venise, les concerts enregistrés du Montreux Jazz Festival ou encore les tableaux de Rembrandt comme nous le verrons bientôt), peut en effet permettre d’ajouter aux produits une dimension susceptible de les démarquer de leurs concurrents dans la course à l’innovation et peut-être favoriser le destin positif du produit en question et son passage au statut tant convoité d’innovation. Le marché de l’innovation est pour le moins concurrentiel et, par conséquent, cette valeur particulière, la visibilité et l’appui qu’elle propose, peut s’avérer cruciale. Une formulation de cette hypothèse pourrait être la suivante : à performances égales, un algorithme de traitement automatique des images développé sur une banque de données prestigieuse aura plus de chance de se démarquer de la concurrence qu’un algorithme comparable mais développé sur une banque de données moins prestigieuse et moins porteuse de visibilité. Cette hypothèse est toutefois à relativiser pour être circonscrite. Le monde du développement algorithmique, en particulier dans le traitement automatique d’images, contrôle les bases de données de références (ground truth) sur lesquelles sont développés et évalués les algorithmes candidats. Toutes les banques de données ne peuvent pas devenir des ground truths et l’activité de « groundtruthing » reste un enjeu majeur de la recherche algorithmique (Jaton, 2017). Il n’en demeure pas moins que des exemples nombreux et parfois très médiatisés montrent l’appui que peuvent prendre des développements informatiques (et algorithmiques) sur des collections prestigieuses, donnant parfois lieu à des productions intéressantes.

Ainsi, l’exemple de « The Next Rembrandt », révélé au public en 2016, éclaire la question sous un jour différent. Ce projet porté par Microsoft et associant pendant 18 mois des historiens de l’art, des développeurs et des chercheurs en informatique repose sur l’analyse approfondie de tableaux attribués à Rembrandt en ayant recours notamment à des technologies de modélisation 3D. Les analyses aboutissent, par exemple, à l’établissement de la moyenne de la distance entre les yeux, le nez et la bouche des différents portraits du maître et collectent 160’000 fragments issus des quelque 300 tableaux analysés pour aboutir, en fin de compte, à la proposition d’un tableau réalisé par ordinateur « à la manière de Rembrandt ». Un des nombreux articles de presse consacrés à ce projet et sa réalisation insiste sur le fait que « le résultat est à la hauteur », l’auteur affirme même « retrouver la maîtrise du clair-obscur propre à l’identité artistique de Rembrandt » . En appui sur ces considérations esthétiques, l’enjeu est bien ici la promotion des technologies de modélisation 3D et de l’expertise de Microsoft dans le domaine. Il s’agit d’un cas limite de valorisation du patrimoine dans la mesure où le tableau en question n’est pas une œuvre du répertoire mais une création originale. Et à en juger par la couverture médiatique et les nombreux débats soulevés par « The Next Rembrandt», l’appui trouvé sur un monument de l’histoire de l’art par Microsoft aura été très efficace pour promouvoir ses technologies et son expertise.

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Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
0.1 Patrimoines et valorisations
0.1.1 Des nouveaux entrepreneurs du patrimoine ?
0.1.2 La patrimonialisation est-elle toujours liée à la valorisation du patrimoine ?
0.1.3 Les technologies de reproduction sonore comme vecteur de patrimonialisation
0.1.4 Valeur du patrimoine et valorisation
0.2 Le Montreux Jazz Digital Project comme exemple du déploiement du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine
0.2.1 Une brève histoire de la trajectoire du Montreux Jazz Festival
0.2.2 Des bandes menacées par un réseau qui s’effrite
0.2.3 Un sauvetage singulier : assurer la conservation d’une collection audiovisuelle par sa transformation en matière première pour l’innovation et la recherche
0.3 Une enquête dans un laboratoire de la mise en pratique du paradigme de la valorisation technologique du patrimoine
0.3.1 Mise en forme de la matière patrimoniale
0.3.2 Transfert de valeur et démonstration
0.3.3 (in)visibilités
0.4 Quelques mots sur l’accès et la « non-sortie » du terrain
0.4.1 Accès au terrain
0.4.2 Digérer une indignation
0.4.3 Engagement
0.4.4 Expérience et pertinence plutôt que neutralité
CHAPITRE 1 : ÉTABLIR DES PIECES MUSICALES : LE DEVENIR SONGS DE LA COLLECTION
1.0 Introduction : La valorisation de la collection passe par l’institution de pièces musicales
1.0.1 Matières de l’information
1.0.2 Accumulation des mobiles immuables et capitalisation
1.0.3 Objets d’art et objets de science
1.0.4 Un engagement dans l’activité collective
1.1 Instituer les 46000 pièces de la collection
1.1.1 Multiplier les médiateurs pour construire un matériau tangible
1.1.2 Éditer des concerts et extraire des morceaux de musique : zoom, tâtonnement et équipement
1.1.3 Ingénierie (graphique) de la capitalisation
1.2 Être responsable et investi.e du destin de la collection
1.2.1 Indexer ? (c’est instituer)
1.2.2 Un travail facile car les outils sont abordables par n’importe qui ?
1.2.3 Les règles esthétiques et pratiques de l’édition musicale
1.2.4 Prendre soin des pièces c’est aussi prendre soin de leur existence graphique
1.2.5 Une pragmatique du goût
1.3 La conservation peut-elle être envisagée en dehors des modalités de valorisation des objets ?
1.3.1 Conserver c’est modifier
1.3.2 Conserver c’est aussi protéger un asset
1.3.3 Quand la conservation aboutit à une nouvelle œuvre à exposer
1.3.3 L’esthétique musicale du Montreux Jazz Digital Project est-elle nouvelle ?
1.4 Conclusion
CHAPITRE 2 : LA PATRIMONIALISATION DES TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES OU COMMENT PRENDRE APPUI SUR L’INFRASTRUCTURE MATÉRIELLE DE LA VALEUR PATRIMONIALE DU MONTREUX JAZZ POUR LA TRANSFÉRER À DES SERVEURS DE STOCKAGE NUMÉRIQUE
2.0 Introduction
2.0.1 La démo comme dispositif de mise en valeur de projets scientifiques et technologiques
2.0.2 Des démo visuelles et démo sonores
2.0.3 Pour une prise en compte de la visite guidée comme pratique scientifique et technologique
2.0.4 Transfert de valeur et factualisation du passé
2.0.5 Une observation participante d’une forme de visite guidée
2.1 « Ce n’est pas un musée ici ! »
2.2 La force de l’archive
2.2.1 Présenter les enregistrements
2.2.2 À la rencontre des bandes
2.2.3 Une seconde preuve du sauvetage
2.2.4 Exhibition et dissimulation
2.2.5 Le sentiment de l’archive et les opérateurs de factualité
2.3 Négocier le risque hagiographique
2.3.1 Visiter le Grillon, la dernière demeure de Claude
2.3.2 Risque hagiographique et « piété pour le passé » ou « docilité à la monstration »
2.4 Interlude 1 : le cocktail ou les ajustements du mode de présence à l’esprit des lieux
2.5 Produire le son du patrimoine
2.5.1 Bâtir une cathédrale sonore
2.5.2 Le Constellation comme outil de mise en valeur des enregistrements
2.5.3 La preuve par le son
2.6 Interlude 2 : Les coulisses du festival comme scène du prolongement de la démonstration
2.7 Connecter un serveur de stockage au prestigieux passé musical du Montreux Jazz
2.7.1 Rencontrer Prince : la présentation du serveur de stockage
2.7.2 Rendre Prince spectaculaire n’est pas chose facile
2.7.3 Gérer l’irruption du présent technologique dans le récit sur le passé
2.8 Conclusion : numériser le patrimoine et patrimonialiser les technologies de numérisation
CHAPITRE 3 : L’ÉPREUVE DE LA SCÈNE OU COMMENT METTRE EN VISIBILITÉ UN PROJET ACADÉMIQUE DANS L’ENVIRONNEMENT COMMERCIAL DU MONTREUX JAZZ FESTIVAL
3.0 Introduction
3.0.1 Scène et sites de démonstration
3.0.2 Exposition et (in)visibilité
3.0.3 Une observation participante dans les coulisses et sur la scène de démonstration
3.1 Le festival comme plateforme commerciale
3.2 2014 : sortir du chalet pour étendre la scène de démonstration
3.2.1 Les équipements importés sur la scène
3.2.2 La force de l’arène
3.3 2015 : l’épreuve de la scène
3.3.1 Déployer un « dispositif de présence »
3.3.2 De l’articulation du dispositif à l’infrastructure du festival dépend sa robustesse
3.3.3 Une critique de la politique du visible
3.3 2016 : produire un dispositif qui supporte la centralité de l’exposition
3.3.1 « L’arche de l’archive » : le dispositif de mise en visibilité devient un projet en soi
3.3.2 Robustesse du dispositif, épreuve de la marchandise
3.4 Conclusion : un affrontement des modes de valorisation de la collection
CONCLUSION

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