Origine des modèles cohésifs
Les modèles de zone cohésive (CZM pour cohesive zone models) peuvent être considérés comme une amélioration de la théorie de Griffith (mécanique linéaire de la rupture) quant à son incapacité à décrire d’une part l’initiation de fissures (en l’absence de fortes singularités géométriques), et d’autre part à prendre en compte la présence d’une process zone se développant en amont de la pointe de fissure. En effet dans le cas des matériaux quasi-fragiles comme le béton, cette process zone (encore appelée fracture process zone) dans laquelle le matériau subit des dommages adoucissants est de taille non négligeable par rapport aux dimensions de la structure considérée, et la théorie de Griffith ne suffit plus. Les modèles cohésifs reposent sur l’hypothèse que la process zone peut être décrite comme une interface fictive le long de laquelle le champ de déplacement peut admettre des discontinuités, tout en continuant à transmettre des efforts. Cette process zone cohésive constitue alors une zone de transition entre le matériau sain et le matériau rompu . Ces approches remontent aux années 1960 avec les travaux de Barenblatt [Barenblatt, 1962] et Dugdale [Dugdale, 1960], pour lesquels une zone cohésive est introduite afin de remédier au problème de la singularité du champ de contrainte en fond de fissure. Hillerborg et al. [Hillerborg et al., 1976] ont ensuite amélioré ces modèles en introduisant les concepts d’énergie de rupture Gf (définie comme l’énergie de surface nécessaire pour séparer définitivement les deux lèvres de la fissure en un point de l’interface) et de contrainte critique σc (valeur maximale de la contrainte en pointe de fissure au-delà de laquelle la fissure est supposée se propager) qui sont les deux paramètres matériaux caractérisant une loi d’interface.
Éléments à discontinuité intégrée
Les éléments à discontinuité intégrée (E-FEM) s’appuient sur des mailles non dégénérées : la discontinuité potentielle Γ du champ de déplacement est alors prise en compte au sein de l’élément fini. Plus précisément, le saut de déplacement est discrétisé par des fonctions constantes par élément, il est alors considéré comme une inconnue locale et éliminé de la formulation globale par une technique de condensation statique : les inconnues globales restent alors les degrés de liberté de déplacement aux nœuds. L’intérêt de ce traitement local est qu’il permet de résoudre le problème global avec la méthode de Newton tout en préservant le caractère non différentiable de l’énergie de surface, autorisant ainsi l’implémentation de lois cohésives extrinsèques.
Jirásek [Jirásek, 2000] propose une classification détaillée de ces éléments selon que l’enrichissement local de la cinématique porte sur le déplacement ou la déformation, et selon le type d’interpolation choisi. Il distingue trois cas :
Statically Optimal Symmetric (SOS) : Dans cette formulation, c’est le champ de déformation qui est enrichi. La matrice d’interpolation du terme d’enrichissement est construite de telle sorte que l’équilibre soit vérifié au niveau de la discontinuité, mais la condition de compatibilité entre le déplacement et la déformation n’est plus vérifiée. Cette formulation conduit à une matrice tangente symétrique.
Kinematically Optimal Symmetric (KOS) : Le champ de déplacement est enrichi, et la déformation est compatible avec ce dernier. En revanche, l’équilibre n’est pas vérifié au niveau de la discontinuité. Cette formulation conduit également à une matrice tangente symétrique.
Statically and Kinematically Optimal Nonsymmetric (SKON) : Cette méthode consiste à enrichir le de déplacement comme dans KOS pour assurer la compatibilité entre le champ de déplacement et déformation, et à modifier comme dans SOS la matrice d’interpolation des déformations, mais uniquement pour les champs de déformation virtuels. Ceci permet de cumuler les avantages des deux méthodes précédentes, mais en contrepartie la matrice tangente obtenue n’est plus symétrique.
Notons enfin que contrairement à l’élément d’interface, l’intégration de la loi cohésive dépend de la relation de comportement volumique employée, ce qui rend leur implantation plus difficile dès lors que ce comportement n’est plus élastique linéaire.
Etude comparative des différents modèles
Convergence des solutions avec le raffinement du maillage
On souhaite dans un premier temps évaluer la taille de maille minimale requise pour assurer une précision suffisante, afin de pouvoir ensuite comparer ces trois approches. La courbe force – déplacement montre que la réponse cohésive a déjà convergé sur le maillage le plus grossier, alors que le modèle non local nécessite un niveau de raffinement beaucoup plus élevé : sur le maillage le plus fin (18 éléments dans la bande de localisation) la solution semble se stabiliser (au-delà l’écart n’est presque plus perceptible), mais ne se superpose pas exactement sur celle du modèle cohésif. Afin d’évaluer cet écart, on peut également comparer l’évolution de la résistance GR en fonction de l’avancée de fissure MLER équivalente , pour laquelle on ne représente la réponse du modèle cohésif que pour un seul maillage, la convergence vis-à-vis de la taille de maille étant déjà atteinte pour le maillage le plus grossier. Pour le modèle cohésif, on observe une première phase au cours de laquelle GR croît jusqu’à atteindre une valeur plateau GRc : cette phase correspond à l’amorçage de la fissure cohésive. La seconde phase constitue un plateau en résistance dont la valeur est exactement égale à celle de l’énergie de rupture de la loi d’interface, soit GRc,=Gf, cette phase correspond à un régime de propagation dit «stationnaire» de la fissure cohésive, et est caractérisée par une invariance (au cours de la propagation) du champ de déplacement (ou de contrainte) au voisinage de la pointe de fissure dans un repère mobile se déplaçant avec la pointe de fissure.
Comparaison des réponses globales
Il s’agit dans ce paragraphe d’évaluer l’influence de la forme donnée à la loi cohésive (à σc et Gf donnés) sur sa capacité à reproduire la réponse globale du modèle non local, et également de comparer les résultats de ces modèles non linéaires avec le modèle de Griffith (MLER). On peut observer dans un premier temps que les trois modèles discontinus (cohésif pour les lois affine et modifiée, et le modèle de Griffith) conduisent à des réponses qui se superposent exactement dès lors que la phase de propagation stationnaire est atteinte, En revanche, c’est dans la phase d’amorçage des modèles non linéaires que l’on observe l’influence de la forme de la loi cohésive.
Approches couplées continues – discontinues
Transition à endommagement ultime
Ce type d’approche consistant à insérer des discontinuités du champ de déplacement dans les zones complètement endommagées permet d’éviter toute considération énergétique puisqu’a priori le modèle d’endommagement ne dissipe pratiquement plus d’énergie dans ces zones. Cette affirmation est à nuancer selon le type de régularisation employé pour le modèle d’endommagement : lorsqu’il s’agit d’une approche non locale intégrale ou à gradient implicite, comme c’est le cas dans [Simone et al., 2003] et [Patzák et Jirásek 2003], la valeur critique acr de l’endommagement (au-delà de laquelle la discontinuité est insérée) est choisie très proche de l’unité mais strictement inférieure à 1 (par exemple acr = 0.999 dans [Simone et al., 2003]), et ce principalement pour introduire une coupure dans la régularisation. En effet, on a vu que ces modèles non locaux conduisent à un élargissement latéral pathologique de la bande de localisation lorsque l’endommagement tend vers 1, l’introduction d’une discontinuité en son centre permet alors de relâcher cette sur-régularisation puisque les lèvres de la fissure constituent alors une extension de la frontière de la structure, ce qui interdit le couplage entre deux points situés de part et d’autre de la fissure. Ainsi, dans le cas de matériaux quasi-fragiles, la réponse d’une structure sera d’autant plus fragile que acr sera choisi loin de l’unité.
Dans [Simone et al., 2003], cette approche est développée en dimension deux pour des matériaux quasi-fragiles, avec un modèle d’endommagement régularisé par gradient implicite pour la partie continue, et une prise en compte des discontinuités dans la discrétisation via la méthode X-FEM (voir également [Patzák et Jirásek 2003], et [Wells et al., 2002] dans le cas d’un comportement volumique plastique régularisé par une approche visqueuse). La propagation de la fissure s’appuie alors sur la réactualisation des fonctions level sets qui permettront d’enrichir localement la base d’interpolation du déplacement et de la déformation régularisée.
Transition avant rupture : transfert local d’énergie
En introduction de cette partie, on a distingué deux sous catégories d’approches couplées en fonction du niveau d’endommagement volumique au-delà duquel le modèle continu bascule vers un modèle discontinu. Or, on a également vu au paragraphe précédent que dans le cas où cette transition est déclenchée pour un endommagement total, il était parfois préférable de choisir une valeur d’endommagement critique très faiblement inférieure à l’unité, principalement pour éviter les problèmes de sur-régularisation. Afin d’éviter toute confusion, on précise que la transition sera définie comme «déclenchée avant rupture» dès lors que la valeur de l’endommagement critique ne sera plus choisie suffisamment proche de 1 pour considérer que la part d’énergie de rupture ôtée au modèle continu reste négligeable. Dans ce cas, l’approximation d’un bilan énergétique restant inchangé en insérant des surfaces libres dans les zones où a ≥ acr n’est plus valide, et le recours à modèles de zones cohésives devient nécessaire : ces fissures cohésives ont alors pour rôle de dissiper l’énergie qui aurait dû être dissipée par le modèle volumique.
Dans [Jirásek et Zimmermann, 2001b], une telle stratégie est mise en œuvre pour passer d’un modèle non local à un modèle de fissure cohésive en s’appuyant sur des éléments à discontinuité interne de type E-FEM. Le modèle non local est ici utilisé pour différer l’activation de la loi cohésive et fournir un critère d’orientation des fissures, donné par la direction de la déformation non locale principale maximale. Dans [Comi et al., 2007], cette méthodologie est développée pour des propagations de fissures rectilignes en mode I dans des milieux quasi-fragiles. Le passage d’un modèle non local intégral à un modèle de fissure cohésive est réalisé au moyen de la méthode X-FEM (voir [Mariani et Perego, 2003] pour le traitement d’interfaces cohésives avec la méthode X-FEM). Le changement de modèle est déclenché lorsque l’endommagement dépasse une valeur critique reliée à la taille de maille dans la bande de localisation : plus le maillage y est raffiné, plus cette valeur critique est élevée.
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Table des matières
Introduction générale
Chapitre 1 : Modèles continus et discontinus de fissuration
1 Modèles d’endommagement continu
1.1 Mécanique continue de l’endommagement
1.2 Modèles d’endommagement local élastique fragile isotrope
1.2.1 Equations constitutives
1.2.2 Formalisme des matériaux standard généralisés
1.2.3 Application à une loi d’endommagement fragile
1.3 Formulation énergétique globale
1.4 Phénomène de localisation
1.5 Limiteurs de la localisation : les principales techniques de régularisation
1.5.1 Régularisation spatiale de variables locales
1.5.2 Milieux enrichis par une description microscopique
1.5.3 Formulation à gradient de variable interne
1.5.4 Choix de la méthode de régularisation
2 Modèles de zones cohésives
2.1 Origine des modèles cohésifs
2.2 Formulation énergétique
2.3 Discrétisation spatiale
2.3.1 Élément fini d’interface
2.3.2 Éléments à discontinuité intégrée
2.3.3 Méthode des éléments finis étendus
3 Cohérence entre les modèles continus et discontinus
3.1 Constructions de courbes-R équivalentes
3.2 Paramètres de l’étude
3.2.1 Maillages
3.2.2 Modélisations
3.3 Etude comparative des différents modèles
3.3.1 Convergence des solutions avec le raffinement du maillage
3.3.2 Comparaison des réponses globales
3.3.3 Comparaison des tailles de process zones
3.3.4 Comparaison locale des champs au voisinage de la fissure
Chapitre 2 : Passage d’un modèle continu régularisé à un modèle cohésif
1 Approches continues – discontinues dans la littérature
1.1 Construction de modèles discontinus équivalents
1.2 Approches couplées continues – discontinues
1.2.1 Transition à endommagement ultime
1.2.2 Transition avant rupture : transfert local d’énergie
1.3 Bilan
2 Etude semi-analytique unidimensionnelle
2.1 Description du problème continu
2.2 Solution pour la formulation à gradient de variable interne
2.3 Solution pour la formulation à gradient implicite
2.3.1 Mise en équations
2.3.2 Résolution dans la partie linéaire
2.3.3 Résolution dans la partie non linéaire
2.3.4 Bilan
2.3.5 Intégration numérique
2.3.6 Choix du facteur de rigidité
2.3.7 Influence des paramètres du facteur rigidité
2.3.8 Récapitulatif de la méthode de résolution
2.4 Choix de la formulation non locale
2.5 Passage du modèle continu au modèle discontinu
2.5.1 Identification d’une loi d’interface équivalente
2.5.2 Passage du modèle non local au modèle cohésif
2.5.3 Récapitulatif de la méthode d’identification de lois cohésives de transition
3 Extension au cadre éléments finis en dimension deux et trois
3.1 Discrétisation spatiale
3.1.1 Élément fini mixte non local à gradient d’endommagement
3.1.2 Élément fini mixte d’interface pour les modèles de zones cohésives
3.2 Algorithme de couplage explicite
3.2.1 Hypothèses
3.2.2 Algorithme
3.2.3 Pilotage du chargement
Chapitre 3 : Simulations numériques
1 Barre fragile en traction
2 Éprouvette DCB trapézoïdale
3 Plaque trouée
4 Vers une extension tridimensionnelle
Conclusion générale
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