L’électronique de spin (ou spintronique) est une discipline à la frontière entre magnétisme et électronique qui cherche à tirer parti du spin des électrons (plutôt que de la charge électrique dans l’électronique classique) comme d’un degré de liberté supplémentaire pour créer des fonctionnalités nouvelles. Celles-ci incluent d’une part la conversion d’une information magnétique (direction d’une aimantation) en signal électrique mesurable (effet GMR et TMR), d’autre part la possibilité de manipuler une aimantation grâce à un courant électrique (effet dit de transfert de spin). Ces nouvelles fonctionnalités ont permis des avancées technologiques considérables dans le domaine des mémoires magnétiques où elles sont utilisées pour lire ou écrire l’information, ou dans le domaine des capteurs pour mesurer des champs magnétiques avec une très grande sensibilité. Un exemple ayant eu un impact industriel majeur est la tête de lecture de disque dur à magnétorésistance géante (GMR), qui a permis d’augmenter fortement le signal électrique de lecture de l’information magnétique contenu dans les disques durs résultant en une augmentation considérable de la densité d’information stockée. Un autre exemple sont les mémoires magnétiques à accès aléatoires, ou MRAM, dans lesquelles l’information est codée par la direction de l’aimantation d’une couche magnétique dans une jonction tunnel magnétique et est lue grâce à l’effet de magnétorésistance tunnel (TMR). Récemment, le développement des techniques de nanofabrication a rendu possible la miniaturisation des dispositifs à électronique de spin. Dans cette perspective, plusieurs types de mémoires magnétique ont été récemment proposés dans lesquels l’aimantation est manipulée non pas en agissant directement sur l’aimantation mais sur la frontière qui sépare deux domaines d’aimantation opposé, la paroi de domaine. Ces parois magnétiques, dont l’épaisseur est comprise typiquement entre 1 et 100 nm, peuvent être manipulées « classiquement » par un champ magnétique mais aussi par un courant polarisé en spin par effet dit de transfert de spin. Cet effet envisagé théoriquement dès 1978 n’a pu être observé qu’au début des années 2000 : en traversant la paroi, le courant polarisé en spin transfère son moment magnétique à l’aimantation et fait bouger la paroi soit dans le sens de propagation des électrons soit dans le sens contraire suivant le matériau considéré. La possibilité d’utiliser cet effet pour manipuler de façon contrôlée une paroi de domaine magnétique ouvre des perspectives d’applications très prometteuses dans le domaine des mémoires magnétiques. On peut citer notamment le registre magnétique, alternative prometteuse aux disques durs proposé récemment par IBM ainsi que des mémoires MRAM dans lesquelles une paroi magnétique est déplacée grâce à des impulsions de courant dans une piste magnétique entre deux positions, codant 0 ou 1 l’information. Ces mémoires combineraient haute densité, faible consommation d’énergie (faible énergie d’écriture et de lecture) et accès rapide (lecture et écriture). Jusqu’à présent, malgré les efforts très importants fournis dans ce domaine ces dernières années, à la fois académiques et industriels (IBM, Hitachi, Samsung, NEC notamment), la démonstration de ces concepts n’a pas encore eu lieu. Toutes les études se sont en effet heurtées à la difficulté de trouver un matériau permettant la propagation contrôlée de parois de domaine magnétique à très haute vitesse sur de grandes distances. Ainsi, les premières expériences, effectuées principalement dans des alliages magnétiques doux comme le NiFe, ont montré des déplacements trop lents et peu reproductibles rendant impossible son utilisation dans des dispositifs. En 2009, une percée importante a été effectuée par le laboratoire SPINTEC, en démontrant que les parois de domaine pouvaient être déplacés beaucoup plus rapidement dans des couches ferromagnétiques ultra minces de type métal lourd/ métal ferromagnétique/ oxyde présentant un fort couplage spin-orbite, tel que les multicouches Pt/Co/AlOx. Au début de cette thèse, ces grandes vitesses ne pouvaient pas s’expliquer par la théorie standard du couple de transfert de spin, basée sur l’échange de moment angulaire du courant vers l’aimantation, et des phénomènes additionnels de relaxation dit « non adiabatiques » très élevées ont été un temps invoqués. En 2011, la mise en évidence de couples additionnels de fortes amplitudes dans cette multicouche, dit couple de « spin-orbite » (ou SOT) [36] a jeté une nouvelle lumière sur ces expériences. La force résultante de ces couples SOT dépend fortement de la structure interne de la paroi : dans le cas où l’aimantation tourne perpendiculairement à la surface de la paroi (paroi de Néel), la force résultante est très élevée tandis que dans le cas où l’aimantation tourne parallèlement à la surface de la paroi (paroi de Bloch), la force est très faible. Alors que l’interaction magnétostatique favorise une paroi de Bloch, il a été récemment proposé qu’un terme additionnel dans l’interaction d’échange, dénommé interaction Dzyaloshinskii-Moriya (DM), pouvait favoriser la présence de paroi de Néel chirale dans ces systèmes et donc expliquer les fortes vitesses observées sous courant. Cette interaction est liée à la rupture de symétrie à l’interface et au couplage spin orbite et de fortes valeurs sont attendues dans ces systèmes. Des premières mesures de vitesses parois sous courant en présence d’un champ magnétique planaire pour moduler la structure de la paroi ont été effectuées récemment et semble valider cette description. Cependant, ces mesures ont été effectuées dans des régimes thermiquement activés dans lesquels le piégeage joue un rôle important, ce qui rend difficile la modélisation physique de la dynamique de paroi ainsi que l’extraction des paramètres clés que sont l’amplitude des couples de spin-orbite et de l’interaction DMI. Par ailleurs, ces mesures ne permettent pas de différencier les contributions relatives des couples de transfert de spin et de spin orbite sur la paroi. Dans cette thèse, nous avons proposé un nouveau dispositif de mesure permettant de s’affranchir naturellement de ces limitations expérimentales. Ce dispositif est basé sur la mesure des déplacements nanométriques induits par le courant d’une paroi piégée. La géométrie a été optimisée de manière à pouvoir appliquer le courant et le champ magnétique dans différentes directions, ce qui permet de distinguer clairement les contributions des différents couples sur la paroi et d’estimer l’amplitude de l’interaction DMI.
Parois de domaine magnétique
Lors de ma thèse, mon principal outil de travail ainsi que l’objet de mon étude était une paroi de domaine magnétique dans un matériau ferromagnétique. Un matériau ferro magnétique minimise son énergie en alignant son aimantation dans certaines directions. Les principales énergies sont l’anisotropie magnéto-cristalline, l’interaction d’échange et l’énergie dipolaire. Un matériau ferromagnétique macroscopique est brisé en de multiples domaines magnétiques de directions différentes (image de matériaux prise à l’aide d’un microscope à effet Kerr). La région de l’espace où l’aimantation passe progressivement d’une direction à l’autre est appelée paroi de domaine magnétique. Les caractéristiques de cette paroi de domaine magnétique, dépendent des énergies qui sont mises en jeu dans le matériau magnétique, la création de paroi de domaines magnétiques permettant de minimiser l’énergie globale du système. Dans un premier temps, je vais donc présenter les différentes énergies présentes dans un matériau ferromagnétique.
Énergie d’un domaine magnétique
Les différentes énergies magnétiques qui interviennent dans un matériau ferromagnétique sont l’énergie d’échange, l’énergie dipolaire, l’énergie d’anisotropie magnétocristalline et dans le cas où il y aurait un champ magnétique externe, l’énergie Zeeman. L’équilibre entre ces différentes énergies fixe la nature ainsi que les dimensions des parois de domaines magnétiques qui peuvent se former dans le matériau.
L’énergie d’échange
L’énergie d’échange est l’énergie d’interaction des moments magnétiques des atomes entre eux. Dans un matériau ferromagnétique, cette interaction tend à aligner les moments magnétiques. L’énergie d’échange ∈éch s’écrit sous la forme 1.1 avec A le coefficient d’échange.
∈éch = Aéch(∇m)² (1.1)
Dans le cas d’un matériau ferromagnétique, le coefficient d’échange A est positif donc les moments sont alignés.
Anisotropie magnéto-cristalline
La répartition des atomes dans la maille cristalline fixe les directions d’énergies minimales pour l’aimantation. Les directions correspondant à des minimums d’énergies sont des axes dit faciles d’aimantation et celles correspondants à maximums d’énergies sont des axes dits difficiles d’aimantation. L’anisotropie magnéto-cristalline a deux contributions, une contribution volumique KV et une contribution surfacique KS due aux interfaces. Dans le cas d’une énergie uni axiale, la densité volumique d’énergie d’anisotropie magnéto-cristalline ∈V , s’écrit au premier ordre :
∈V = KV sin²(θ) (1.2)
θ étant défini comme l’angle par rapport à l’axe d’anisotropie z. Dans le cas où z est l’axe perpendiculaire au plan des couches, l’anisotropie est dite perpendiculaire.
Résultats expérimentaux
Les mises évidences expérimentales de la dynamique de paroi induite par un courant ont été faites majoritairement sur des couches NiFe. Le NiFe présente comme avantage d’avoir une anisotropie faible, une aimantation à saturation faible et un faible piégeage de parois ce qui permet de manipuler l’aimantation avec de faibles valeurs de champs magnétiques. Ces expériences ont permis de mettre en évidence l’effet du courant en l’assistant par un champ magnétique ou même sans champ magnétique . Lors des premières expériences, plusieurs problèmes se sont posés. Notamment la définition du courant critique de dépiégeage dans les expériences. Ce courant critique est le courant à partir duquel un déplacement est détectable. Le courant critique extrait dépendait donc de la résolution de la mesure. De plus, le protocole de mesure de la vitesse de propagation de la paroi posait aussi problème. La vitesse était obtenue en divisant la distance parcourue par la durée de l’impulsion de courant. Dans le cas de déplacements long (>µs) thermiquement activés, dans lesquels la paroi saute d’un site de piégeage à un autre, les vitesses obtenues étaient très dispersées et reflétaient la variation du temps de dépiégeage avec le courant plutôt que la vitesse de la paroi dans le régime entretenu. Par la suite les techniques de mesures expérimentales et les protocoles se sont améliorés. Les mesures de déplacement fines se sont faites à l’aide de croix de Hall permettant de détecter des déplacements de quelques nano mètres dans des matériaux à aimantation perpendiculaire [7, 35]. De plus, l’utilisation d’impulsions de courant plus courtes (∼ ns) a permis d’accéder à des régimes de propagation entretenues [36, 23].
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Table des matières
INTRODUCTION
1 État de l’art
1.1 Parois de domaine magnétique
1.1.1 Énergie d’un domaine magnétique
1.1.2 Paroi de domaines magnétiques
1.2 Dynamique des parois de domaine magnétique
1.2.1 Équation de Landau-Lifschitz-Gilbert
1.2.2 Modèle à une dimension ou de coordonnées collectives
1.3 Dynamique sous courant : couple de transfert de spin
1.3.1 Limite adiabatique ou conservation du moment magnétique angulaire
1.3.2 Contribution non-adiabatique
1.3.3 Dynamique de la paroi
1.3.4 Résultats expérimentaux
1.4 Couples issus du couplage spin-orbite
1.4.1 Mise en évidence
1.4.2 Effet Rashba
1.4.3 Effet Hall de spin
1.5 Couples de spin-orbite et dynamique de la paroi sous courant
1.5.1 Interaction Dzyaloshinskii-Moriya (DMi)
1.6 Conclusion
2 Stratégie de mesure et technique expérimentale
2.1 Principe de la mesure
2.1.1 Mesure de l’état magnétique
2.1.2 Le ”spintorquemeter” de M. Miron
2.2 Évolution de l’expérience
2.2.1 Séparation des couples STT et SOT
2.2.2 Mise en évidence de la dépendance angulaire des couples SOT
2.2.3 Mesure des déplacements de la paroi
2.2.4 Signal réel
2.2.5 Autres contributions et leur correction
2.2.6 Difficultés expérimentales
2.3 Banc et technique de mesure
2.3.1 Banc de mesure
2.3.2 Traitement numérique du signal
2.4 Structuration de l’échantillon
2.4.1 Définition des croix d’alignements
2.4.2 Définition des sites de piégeage
2.4.3 Définition des croix de Hall
2.4.4 Définition des contacts métalliques
2.4.5 Mise en place du dispositif
2.5 Extraction de l’équivalence et effets parasites
2.5.1 Exemple de mesures et traitement des données
2.5.2 Contributions des domaines
2.5.3 Courbe brute et courbe corrigée
2.5.4 Corrélation entre résistance et équivalence
2.6 Conclusion
3 Résultats et interprétations
3.1 Mesures
3.1.1 Référentiel
3.2 Modèle DMi-SOT
3.2.1 Effet du champ planaire sur la structure de la paroi
3.2.2 Expression des couples
3.2.3 Position et formes de paroi
3.3 Exploitation des résultats
3.3.1 Paroi à 0° et champ planaire transversal
3.3.2 Paroi à 45° et champ planaire longitudinal
3.3.3 Paroi à 0° et champ planaire longitudinal
3.4 Conclusion
CONCLUSION