Identités sociales et milieux culturels
Regard sur l’évolution des classes populaires
Il devient difficile aujourd’hui de se représenter la classe populaire par manque de critères clairs comme le niveau de revenu ou le quartier, qui étaient à l’époque des indicateurs déterminants de cette classe. Par exemple, Jennifer a grandi dans une petite commune aisée de Genève, élevée par une mère aide-soignante de profession, aujourd’hui bénéficiaire de l’aide sociale depuis plusieurs années, et un père employé dans une entreprise de nettoyage. Cette situation illustre la difficulté actuelle à s’appuyer sur des critères qui, à une époque, définissaient en partie la classe populaire.
En effet, comme expliqué dans l’ouvrage intitulé Sociologie des classes populaires d’Alonzo et Hugrée (2010), il y a plus de 20 ans, la classe populaire était représentée par la classe ouvrière. Aujourd’hui, elle ne se limite plus au domaine ouvrier, son identité et ses pratiques se rapprochent de celles de la classe moyenne. Elle s’est ouverte à des emplois comme chauffeur de bus, commerçant spécialisé, artisan et ouvrier qualifié. Cependant, d’autres professions telles que les employés de bureau ou de grands magasins se perçoivent et sont perçues au sein de cette classe comme faisant partie de la petite bourgeoisie. Toutefois, selon Michelat et Simon (1977) le sentiment d’appartenance à la classe ouvrière persiste au travers des origines sociales (père, mère, grands-parents, etc.). Ainsi nous pouvons constater une stratification des statuts au sein même de la classe populaire.
Émergence du capitalisme
Avec l’avènement du capitalisme, de nouvelles formes de travail se développent (industrialisation, division des tâches) et la classe populaire, alors précédemment exclue de la société, y est intégrée au travers de son organisation et de la création Une jeunesse en « stand-by ».
Parcours de vie et vécu de huit jeunes adultes bénéficiaires de l’aide sociale à Genève de regroupements syndicalistes. Une culture ouvrière naît, mais elle garde une place subordonnée et une position sociale dévalorisée par la classe dominante.
George Rouge, enfant de la période des Trente Glorieuses (1945-1975) avec qui nous nous sommes entretenus, relate que les « valeurs traditionnelles » de l’emploi dans le milieu ouvrier étaient très présentes et allaient dans le sens d’une volonté de l’employeur de maintenir ses employés dans de bonnes conditions. En effet, les relations « employeurs-employés » étaient très différentes autrefois. Parfois consensuelles, parfois conflictuelles, il en résulte toutefois que cette période offrait à l’employé la satisfaction d’être reconnu au travers de son poste.
La jeunesse populaire d’aujourd’hui
La classe populaire d’aujourd’hui est définie par Gérard Mauger (2009) comme plus «extravertie» puisqu’elle tend au mimétisme et s’inspire des modèles des classes supérieures pour se construire. Cette ouverture vers un autre mode de vie est devenue possible grâce à la banalisation de l’accès à l’enseignement secondaire aux enfants de la classe ouvrière dans les années 1970.
Toutefois, selon Mauger (2009), l’élargissement de leur univers de vie provoque une double rupture chez les jeunes issus de cette classe. La première est une rupture culturelle partielle avec les générations précédentes (leurs parents et grands-parents). Bien que certaines valeurs telles que le travail soient encore présentes chez les jeunes d’aujourd’hui, les aspirations sont, elles, moins partagées avec la famille. C’est par ailleurs cette ouverture à des aspirations nouvelles et légitimes telles que les normes culturelles et celles de la consommation qui ont créé la deuxième rupture d’un point de vue social. En raison d’un habitus et de ressources culturelles et économiques plus faibles que celles de la classe dirigeante, les jeunes issus des classes populaires tentent de les imiter sans y parvenir réellement, expérimentant ainsi un décalage entre les envies et les possibles. «Les classes populaires se caractérisent par des classes spécifiques dans l’organisation économique et sociale et par un habitus spécifique qui distingue des autres groupes sociaux et les font s’opposer à eux.» (Alonzo & Hugrée, 2010, p.32)
De plus, la notion d’habitus utilisée par Pierre Bourdieu démontre l’influence de la position sociale sur certains goûts mis en avant (vestimentaires, activités, alimentation, etc.). Il s’agit d’un ensemble de règles et de contraintes issues de nos expériences, de notre éducation et de notre socialisation, liées à notre environnement et à de ce qu’on attend de nous. C’est un mécanisme inconscient d’action, de perception et de réflexion qui évolue continuellement selon notre trajectoire sociale. L’habitus acquis au cours de notre socialisation primaire au sein de la famille est le plus décisif et le plus durable, c’est celui qui nous marque le plus.
Facteurs de précarisation de la jeunesse populaire
Nous avons interviewé de jeunes adultes issus pour la majorité de la classe populaire. Précisons que des facteurs de précarité s’additionnent à leur statut social.
Nous entendons par précarité une forme d’instabilité, de fragilisation et d’incertitude de conserver et/ou récupérer une situation acceptable. Ces facteurs de risque qui touchent une fraction de la classe populaire dans notre société sont principalement l’immigration, la monoparentalité ainsi que les familles nombreuses.
L’immigration
Stéphane Baud, auteur de Que reste-t-il de la jeunesse populaire (2011), s’interroge sur l’importance du facteur de migration, qui se combine à la notion de classe populaire. Par ailleurs, Genève est notamment une région connue pour sa diversité culturelle ; sur les huit jeunes que nous avons interrogés, quatre sont issus de la migration et ont des parents qui bénéficient également de l’aide sociale.
L’aspect migratoire est un facteur de risque qui peut placer l’individu face à des difficultés d’insertion socioprofessionnelle. En effet, la connaissance des coutumes et l’apprentissage d’une autre citoyenneté peuvent provoquer une forme d’acculturation.
Celle-ci consiste à faire le deuil d’une partie de sa culture d’origine et à intégrer en partie, voire entièrement, la culture du pays d’accueil. De plus, les formations acquises dans le pays d’origine peuvent ne pas être reconnues, voire être dévaluées en Suisse. De même, un réseau social (soutien familial et économique, garde d’enfant, réseau professionnel) est, dans notre société une ressource nécessaire, qui fait parfois défaut lors de difficulté d’insertion.
Monoparentalité, familles nombreuses
Élever seul-e un ou plusieurs enfants n’est en soi pas un facteur de risque. Cependant, lorsque s’ajoutent à cette situation des problèmes d’ordre économique (chômage, dettes, bas revenus), cela peut conduire les familles nombreuses ou monoparentales à la précarité. En effet, les familles les plus représentées à l’aide sociale sont, notamment, celles construites sur un modèle «monoparental précaire» ainsi que celles avec trois enfants ou plus. Par exemple, Jennifer, aînée d’une fratrie de trois enfants, élevée par sa mère, nous fait part de son soutien financier auprès de sa famille qui peine à terminer les fins de mois. En parlant de sa mère, elle déclare : «Je devais lui donner quelque chose. Parce que sinon ça aurait fait qu’elle n’arrive pas à payer le loyer vu qu’il lui manquait de l’argent. Donc ça faisait un trou dans le budget. C’était aussi pour elle.» (Jennifer)
En conclusion, les statistiques ainsi que nos constats lors de l’analyse de notre travail, démontrent que les facteurs mentionnés ci-dessus, présents dans le parcours des jeunes issus de familles populaires, accentuent les difficultés d’insertion sociale et professionnelle. De ce fait, ces jeunes entrent dans le système scolaire dotés de capitaux culturels plus faibles et avec des inégalités sociales et se confrontent à un «monde» potentiellement étrange et étranger dont ils ne maîtrisent pas toujours les codes sociaux en vigueur tenus pour allant de soi.
Insertion socioprofessionnelle
Un certain décalage
Dans le cadre scolaire, les jeunes sont confrontés à des enseignements issus de la classe moyenne salariée dont les savoirs, les attitudes et le langage diffèrent pour la plupart des apprentissages acquis au sein du groupe familial. Selon Daniel Thin (2005), les familles populaires dont les enfants sont scolarisés doivent s’adapter à des logiques éducatives établies par la classe dominante. Cette théorie est également appuyée par Gérard Mauger (2009), qui explique que les familles les plus démunies ont des lacunes quant au fonctionnement du système scolaire. En effet, elles transmettent des savoirs – notamment un langage – et des savoir-faire propres à leur culture d’origine qui disqualifient leurs enfants sur le plan scolaire.
Par ailleurs, selon Alonzo et Hugrée (2010) en comparant la jeunesse populaire du passé à celle d’aujourd’hui, on constate que la jeunesse populaire actuelle est de plus en plus exclue socialement (chômage, aide sociale, éloignement du marché du travail) tout en étant partiellement intégrée sur l’axe culturel (consommation de biens, participation aux valeurs dominantes). Celle d’hier, en revanche, était intégrée socialement, dans un contexte économique favorable, mais exclue culturellement (accès limité à la scolarité).
De ce fait, les critères qui définissent la classe populaire d’aujourd’hui n’ont pas de frontières claires qui puissent la circonscrire. Ainsi nous nous sommes appuyés sur l’association de plusieurs critères observés lors de nos analyses telles que la profession et/ou la formation des parents, la situation géographique et économique de leur quartier d’habitation et le niveau de formation des jeunes.
Le cycle d’orientation, une transition parfois chaotique
S’il n’est pas atypique d’être en rupture scolaire et de provenir de la classe populaire, il est toutefois essentiel de s’attarder sur les scolarités singulières qui vont au-delà de la singularité sociale de l’élève. En effet, selon Millet et Thin (2007, p.41), il est pertinent d’étudier les parcours de rupture scolaires en regardant «comment se conjugue et se combine, à l’échelle des histoires individuelles, un certain nombre de conditions sociales, de possibilités familiales, scolaires et juvéniles». Le passage au cycle d’orientation peut marquer le début d’un processus de rupture de formation. Les jeunes que nous avons rencontrés ont pour la plupart vécu des difficultés de l’ordre de l’apprentissage durant leur parcours scolaire obligatoire ou post-obligatoire.
Pour d’autres, nous avons remarqué que ce sont des difficultés familiales qui les ont amenés vers une rupture de formation. Comme pour le chapitre précédent nous avons mis en avant des similitudes dans leur scolarité ainsi que des histoires individuelles qui font la singularité de chacun.
De la formation à l’aide sociale
Certaines complications issues des trajectoires vécues par ces jeunes adultes ne sont pas des raisons suffisantes pour les amener sur les rails de l’assistance. En effet, nous avons observé au chapitre précédent qu’il était plus probable qu’ils se dirigent vers le chemin de la précarité lorsque plusieurs facteurs «à risque» étaient réunis dans un contexte précis. En effet, les valeurs populaires dominantes, la nature du statut familial dans lequel ils évoluent, le passage difficile du cycle d’orientation pour certains, sont des éléments importants qui peuvent indiquer la fiabilité ou la fragilité de leurs objectifs socioprofessionnels.
De plus, comme nous l’avons précédemment cité, si les logiques éducatives établies par la classe dominante peuvent freiner l’adaptation de ces dernières chez les enfants issus des familles populaires (Thin, 2005), il n’est donc pas impossible que certains jeunes puissent se détourner des normes scolaires par un renforcement de la culture des pairs et par conséquent, par le renforcement d’une «culture anti-école» (Willis, 2011).
Cette dernière peut ainsi se révéler comme étant « dangereuse » dans la mesure où elle prépare le jeune à se détourner, avec fierté et dignité, de la voie des études.
Nous allons aborder à présent dans ce chapitre, les événements et les transitions déterminantes qui ont dirigé ces jeunes adultes proches d’une formation possible, voire envisagée, à l’assistance.
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Table des matières
1. Introduction
1.1 Introduction générale
1.2 Choix de la thématique et motivations personnelles
2. Évolution et objectif de la recherche
2.1 Questionnement de départ
2.2 Question de recherche
2.3 Construction de l’analyse
2.4 Lien avec le travail social
3. Méthodologie
3.1 Terrain
3.1.1 Population rencontrée
3.1.2 Choix de l’institution
3.1.3 Recherche de terrain
3.2 Entretiens
3.2.1 Grille d’entretien
3.2.2 Méthode d’entretien
3.2.3 Organisation des entretiens
3.2.4 Déroulement des entretiens : impacts et effets sur les jeunes
3.3 Limites et apports de la recherche
3.3.1 Limites et difficultés
3.3.2 Aspect éthique
3.4 Démarche analytique
3.4.1 Cadre théorique
3.4.2 Synthèse des données récoltées
3.4.3 Aménagement de l’analyse
3.4.4 Analyse
4. Portraits de huit jeunes adultes
4.1 Brice
4.2 Jena
4.3 Valérie
4.4 Elias
4.5 David
4.6 Jennifer
4.7 Joël
4.8 Nils
4.9 Tableau synoptique
5. Cadre théorique
5.1 Identités sociales et milieux culturels
5.1.1 Regard sur l’évolution des classes populaires
5.1.2 Émergence du capitalisme
5.1.3 Nouvelle ère pour la classe ouvrière
5.2 La jeunesse populaire d’aujourd’hui
6. Des jeunes minés par la question sociale
6.1 Valeurs populaires
6.2 Facteurs de précarisation de la jeunesse populaire
6.2.1 L’immigration
6.2.2 Monoparentalité, familles nombreuses
6.3 Insertion socioprofessionnelle
6.3.1 Un certain décalage
6.3.2 Le cycle d’orientation, une transition parfois chaotique
6.4 Importance des pairs
6.5 Difficultés d’apprentissage et d’accès à la formation
6.5.1 Difficultés scolaires
6.5.2 Culture anti école
7. De la formation à l’aide sociale
7.1 Transitions: événements marquants
7.1.1 Eléments récurrents
7.1.2 Événement identifié comme déterminant
7.1.3 Rupture générationnelle
7.2 La relation à l’assistance
7.2.1 Contexte sociopolitique et institutionnel
7.2.2 Vécu du jeune usager à l’aide sociale : malaise ou légitimité ?
7.2.3 Normes d’autonomie et aide sociale
7.2.4 Un complexe d’attitude entre autonomie intériorisée et refus de dépendance
7.2.5 L’autonomie contrariée
7.3 Représentations d’avenir
7.3.1 Situations personnelles
7.3.2 Codes sociaux
7.3.3 Du rêve au projet ou du projet au rêve : quel avenir ?
8. Conclusion
8.1 Retour sur notre question de recherche générale
8.2 Compétences acquises durant notre recherche
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