L’anecdote qu’Alfred H. Guernsey rapporte au sujet de Herman Grimm en ouverture de sa monographie n’est sans doute pas étrangère à bien des lecteurs d’Emerson. La découverte de cette œuvre monumentale nécessite souvent de s’y reprendre à deux fois, pour que le sentiment de perplexité fréquemment éprouvé à la première lecture laisse place à l’émerveillement que suscite la seconde, ou plutôt la deuxième, tant il est rare que le lecteur qui se serait enhardi à relire Emerson à la suite d’une mise à l’écart initiale, ne trouve pas dans les volumes d’essais, de poèmes, de conférences, de sermons et de journaux, des compagnons de lecture durables.
Si le hasard met les Essays entre les mains de l’écrivain allemand Herman Grimm dans les années 1850, c’est un ami américain, détenteur de l’exemplaire, qui l’invite à revenir sur ses premières impressions. Alors qu’il relit attentivement les pages qu’il jugeait plus tôt composées d’ « absurdités pures et simples », Grimm est frappé par la « foudre ». C’est sans doute l’expérience de cette fascinante étrangeté qui intime à Grimm d’emprunter l’ouvrage pour le lire entièrement, puis de l’acquérir pour le relire, et le relire encore, dans l’espoir de percer le mystère de certains termes dont le sens et l’usage lui échappent, de constructions syntaxiques qu’il juge extraordinaires, d’une apparente absence de continuité logique, et enfin celui d’imprévisibles détours de pensée.
Herman Grimm relate l’expérience renouvelée à chaque lecture des Essays : «Every time I take it up, I seem to take it up for the first time. […] As I read, all seems old and familiar, as if it was my old well-worn thought; all seems new, as if it had never occurred to me before. […] How could I be so captured and enthralled, so fascinated and bewildered ? » Ainsi, bien des années après avoir découvert Emerson, Grimm souligne encore le mélange paradoxal de fascination et de perplexité qui s’attache à la lecture de ses textes.
Cette question, que Grimm laisse en suspens, ne peut trouver de réponse qu’à l’aune de la poétique. En effet, si Grimm ne peut trancher entre l’établi et l’incertain, l’ancien et le nouveau, le souvenir et la découverte, et se tient dans un perpétuel état de confusion face au texte, c’est parce que – et c’est l’hypothèse première de cette étude – les essais recèlent des mécanismes spécifiques qui au cœur du texte œuvrent à déjouer les tentatives d’élucidation que le lecteur renouvelle inlassablement.
En ce sens, il convient d’adopter deux déterminations de la poétique, dont l’objet est fondamentalement « de répondre à la question : Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art ? » Premièrement, la poétique doit s’entendre comme la «fonction poétique », que Jakobson caractérise par « [la] visée (Einstellung) du message en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte». Plus précisément, la fonction poétique « fait prévaloir, sur l’usage utilitaire du langage, le choix des sonorités ou des rythmes, les répétitions, les figures rhétoriques ou les jeux de mots . » Cette fonction poétique doit ainsi permettre d’identifier et d’étudier les mécanismes spécifiques des essais, et c’est notamment sur cette définition que s’appuient la majeure partie des travaux qui se rapportent à la poétique d’Emerson . Mais la seule étude de la fonction poétique ne peut permettre de répondre à la question de Grimm, car la simple mise au jour des mécanismes intrinsèques des essais ne peut attester de leur puissance transformatrice.
Il faut donc adopter une seconde détermination et accepter l’invitation d’Henri Meschonnic à étudier une « poétique générative ». Selon lui, la fonction poétique de Roman Jakobson est « uniquement syntagmatique, rhétorique, statique », et « elle aboutit à une notion grammaticale, verbale, de la poésie ». Il ajoute même que la fonction poétique « méconnaît que la poésie est faite autant de symboles que de signes . » C’est-à-dire que les mécanismes analysés ne sont à eux seuls que des coquilles vides s’ils ne sont pas reliés à ce qu’Henri Meschonnic appelle l’« intention de poésie » : « un rapport particulier du langage au monde, en même temps que du langage au langage […] ; c’est une parole prise chaque fois pour la première fois tout en étant reliée à ce qui la précède et à ce qui la suit ; une parole qui est non seulement au monde mais puissante sur le monde, parce qu’elle est homogène, organique, dense. » .
La prise en compte de cette « intention de poésie » dans l’optique d’une poétique générative impose notamment de s’intéresser au rapport qu’Emerson entretenait avec la poétique. Cette étude entend ainsi réexaminer deux perceptions tenaces parmi les lecteurs d’Emerson. Certains affirment ainsi que les poèmes seraient moins poétiques que les essais. À ce titre, les poèmes d’Emerson ne seraient guère dignes d’intérêt. Mais il se pourrait que cette perception soit motivée par le sentiment que le mystère qui entoure les essais fasse défaut dans les poèmes : envisagée comme une énigme, la poétique des essais résisterait à bien des entreprises d’explication et s’imposerait in fine comme une prouesse littéraire, dont la poésie ne pourrait se réclamer, tant elle peut sembler au lecteur inattentif simplement produite à partir de principes traditionnels de métrique. D’autres lecteurs estiment qu’Emerson n’incarne pas le poète qu’il appelle de ses vœux dans « The Poet ». D’ailleurs, il le concèderait lui-même, et, de son propre aveu, exprimerait la pleine mesure de ses talents poétiques en prose, et non en poésie. En tout état de cause, il faudrait se tourner vers Whitman ou Dickinson pour que se matérialisent les espoirs nourris dans le célèbre essai inaugural de la seconde série.
|
Table des matières
INTRODUCTION
PARCOURS DE LA POÉTIQUE
INTERLUDE : LE SEUIL POÉTIQUE DU SPHINX
PREMIÈRE PARTIE : ARCHÉOLOGUE
INTERLUDE : MYTHOPOIÈSE DE LA PRATIQUE POÉTIQUE
DEUXIÈME PARTIE : ARCHITECTE
INTERLUDE : L’ENGENDREMENT DE LA NATURE
TROISIÈME PARTIE : ANARCHISTE
INTERLUDE : LA MÉLOPÉE DE LA DÉLIVRANCE
CONCLUSION
Télécharger le rapport complet