Sports, Médecines, et lieux d’exercices
« Le médecin du sport doit posséder les connaissances cliniques et la sagesse pour écouter, analyser les besoins et les comportements de chacun [des] sportifs. Il les accompagne, apportant les repères objectifs de ses explorations fonctionnelles et le soutien d’une présence discrète. Lorsqu’il lui semble nécessaire, il doit savoir s’opposer aux excès de travail que l’athlète s’impose ou qui lui sont imposés. L’objectif du médecin, c’est la maintenance et la sauvegarde de la santé. L’objectif prioritaire du mouvement sportif, c’est la performance sportive sur laquelle élus et entraîneurs sont jugés. Les situations résultantes ne peuvent être que complexes ».
Henri Périé (Inspecteur Général Honoraire, Ancien Chef des Services Médicaux au Ministère de la Jeunesse et des Sports) .
L’hétérogénéité dans son double rapport aux lieux et aux durées
Dans son invitation à « tisser des liens » adressée à ses confrères en 2002, le docteur Marc Rozenblat décrivait ainsi la complexité et le flou caractérisant, selon lui, le secteur de la « médecine du sport » : « Un grand nombre de médecins se revendiquent ‘‘médecin du sport’’. Médecins généralistes, médecins à exercices particuliers, médecins spécialistes et chirurgiens, qu’ils soient libéraux ou hospitaliers, tous diplômés du CES (Certificat d’études spéciales) ou de la Capacité de médecine du sport, revendiquent ainsi cette spécificité de leur pratique professionnelle en médecine du sport » . A y regarder de près, l’espace français de la médecine du sport apparaît effectivement extrêmement brouillé tant il rassemble sous une même étiquette générique des réalités fort différentes. Entre pluralité des lieux d’exercice, des pratiques, des trajectoires et des identités professionnelles, l’hétérogénéité des acteurs de la médecine du sport est assurément bien opaque pour l’observateur profane. C’était d’ailleurs l’enjeu du kaléidoscope médical que d’éclairer les reflets multiples de cette réalité. Instrument cylindrique, garni de miroirs et contenant des fragments de verre de couleurs et de dimensions différentes qui s’assemblent et se recomposent en figures variées lorsqu’on fait tourner l’appareil, l’étendue des nuances ne peut être perceptible que dans le mouvement. La métaphore est séduisante. La médecine du sport, dans sa formulation au singulier, est un artifice langagier. Sa réification dans les pratiques discursives courantes l’ancre dans un immobilisme et une uniformité qui ne cadrent pas avec la complexité et l’hétérogénéité des situations rencontrées . Les médecines, les sports, et les lieux d’exercices sont un enchevêtrement de miroirs inclinés qui renvoient des images toujours différentes selon le lieu d’où s’effectue l’observation.
L’exposé de données brutes laisse s’exprimer des oppositions majeures qui bousculent l’apparente homogénéité dont nos moyens linguistiques parent le réel, et permet de poser les bases du questionnement sociologique. Cette semaine passée en compagnie de divers praticiens interroge en effet la rencontre entre la médecine et le sport, deux univers sociaux dont la congruence ne saurait être prise pour une évidence. La grande variabilité des pratiques professionnelles peut se lire dans le cadre du double rapport au temps et à l’espace.
Les dispositions au déplacement sont particulièrement significatives lorsqu’il s’agit d’identifier les degrés divers qui caractérisent l’investissement des médecins dans l’univers sportif. De l’attitude qui consiste à recevoir l’athlète dans son cabinet, à celle qui nécessite de la part du médecin de suivre le sportif sur son lieu d’entraînement ou de compétition, le pas à franchir est immense. Cette propension inégale à se rendre sur le terrain sportif est le témoin incontestable de rapports au sport et aux sportifs différenciés. Le type de population sportive contraint bien évidemment le lieu de l’exercice médical. Le suivi légal des sportifs de haut niveau nécessite par exemple des épreuves d’effort qui ne peuvent s’inscrire pour des raisons matérielles que dans le contexte hospitalier, là où le certificat de non contreindication à la pratique d’une activité physique modérée se signe dans la grande majorité des cas dans l’intimité des cabinets de médecine générale. Mais cette distribution géographique des athlètes dans le paysage médical selon le niveau de performance ne peut, à elle seule, expliquer le placement et le déplacement des praticiens dans l’univers sportif. Pour un même sportif d’élite, la division du travail médical suppose des positionnements différenciés selon qu’il s’agit de mesurer son activité cardiaque dans un service hospitalier ou de réaliser des soins dans la pénombre de sa chambre d’hôtel la veille d’une compétition. Les docteurs Alberti et Raulo sont tous deux des médecins du sport qui côtoient des champions, mais l’inscription spatiale de leur exercice est incomparable. Le premier reçoit les sportifs dans son service, là où le second suit les athlètes dans le bus, les hôtels, et les gymnases. Comment ne pas y voir symboliquement des formes d’allégeance, l’un à la sphère proprement médicale et l’autre au monde de la haute performance ? D’autant que ce partage différencié des espaces se croise avec l’extrême variabilité du temps accordé. Se rendre disponible, donner de son temps, sont des gages très forts de l’intérêt qu’un médecin est susceptible de porter à une pratique spécifique. Les emplois du temps qui constituent la toile de fond des récits de vie narrés dans le prologue sont à ce titre particulièrement révélateurs. Ils ont en outre cet immense intérêt de rappeler que les médecins du sport, même dans le cadre d’une étude qui porte précisément sur cette compétence, sont aussi et avant tout des médecins. L’exercice médical lié au sport peut ne représenter qu’une part infime du travail effectué, ou au contraire devenir le cœur de la pratique. De ce point de vue, l’écart précédemment évoqué entre les docteurs Alberti et Raulo ne semble pas enclin à s’effacer. Bien au contraire, les différences se creusent plus profondément encore. Le docteur Alberti partage son temps entre la médecine vasculaire, la médecine du sport (bien que l’une ne soit pas exclusive de l’autre), et l’organisation administrative du service hospitalier dont il est le responsable d’Unité. Son planning prévoit deux demi-journées par semaine de consultation avec des patients sportifs. Le docteur Raulo a lui aussi des tâches administratives à gérer. Il doit assurer la mise à jour régulière des dossiers médicaux des handballeurs sélectionnés en équipes nationales, et est responsable du recrutement et de la ventilation des huit médecins vacataires employés par la fédération pour suivre les groupes sur les stages ou les compétitions. Il accompagne luimême l’équipe de France féminine A sur chacun de ses déplacements, ce qui représente entre 100 et 135 jours sur une année. Les rythmes de travail journaliers semblent répondre à des sabliers dont le contenu ne s’égraine pas à une vitesse identique. Si la consultation s’effectue en une heure environ dans le temps hospitalier, c’est sept à huit consultations qui auront été effectuées sur la même durée dans diverses chambres d’hôtel, le matin précédant une rencontre internationale… Consacrer l’intégralité de son temps en « allant vite », ou inversement n’y accorder que des instants limités en « prenant son temps », n’est sans doute pas anecdotique.
Médecin sportif, médecin du sport
Les proportions variables dans lesquelles les praticiens son disposés à se déplacer et à faire don de leur temps est un prisme utile pour lire l’hétérogénéité des positions. Et bien qu’elles n’éclairent en rien les raisons qui sous-tendent ces placements différenciés, elles ont une fonction heuristique. Elles questionnent en effet les conséquences que de telles variations rendent visibles. Le port de la traditionnelle blouse blanche ou au contraire du jogging aux couleurs d’un club par exemple, le vouvoiement respectueux ou le tutoiement chaleureux de l’athlète, le maintien des relations en dehors des structures sportives ou son inexistence, etc., sont les témoins incontestables des différentes formes d’adhésions aux jeux sportif et médical, qui interrogent la vision du monde des praticiens eux-mêmes. Les colloques singuliers entre l’athlète et le médecin sont à l’évidence différents selon que l’on se trouve une fois par an au sein d’un cabinet libéral, tous les dimanches sur le bord d’un stade, deux fois par an dans un bureau à l’hôpital, ou enfin à l’occasion dans des sanitaires déguisés en local anti-dopage. Outre le type de relations entretenues, de la méfiance que provoque un contrôle inopiné à l’amitié que suppose un quotidien partagé, les diagnostics et les soins eux-mêmes semblent en être affectés. D’un traitement qui cherche à guérir et impose un arrêt sportif, à celui qui répare et se négocie dans l’urgence d’une compétition, l’écart est visible. Et finalement, malgré cette hétérogénéité des pratiques, fonctions, et statuts, les modèles de pensée convoqués dans les revues corporatistes pour discuter de cet exercice médical multiple relèvent d’une réduction binaire individualisante. Relativement au référentiel sportif, celui qui est « dedans » est celui qui prend le risque de jouer avec des règles qui ne sont pas les siennes, à l’inverse du second, « en dehors », dont l’intégrité serait de fait préservée de toutes tentations. De cette tension résonnent en échos nombres de couples épistémologiques. Dedans / dehors, dépendant / indépendant, complaisant / intègre, dopeur / gendarme, médecin sportif / médecin du sport, etc. Ainsi, certains professionnels de santé eux-mêmes contribuent à gommer la variabilité des positionnements en pensant le frottement entre deux univers, le sport et la médecine, sous l’angle d’un manichéisme qui interroge l’unique responsabilité d’un médecin, bon ou mauvais. Si la médecine se retrouve parfaitement dans le discours politique récurrent du « sport-santé » repris en chœur par un grand nombre de médecins généralistes , qu’en est-il en effet du rapport que ces praticiens entretiennent avec le sport d’élite compris ici comme une entreprise de conquête de performances a priori peu soucieuse des dommages corporels collatéraux (parfois dramatiques) dont peuvent toujours être victimes les athlètes confirmés ou en devenir ? Quelle peut être la mission d’un médecin au cœur d’une structure de formation au haut niveau où fréquentes sont les atteintes à l’intégrité corporelle des sportifs sous la forme de déformations ou de blessures ? Si le soin occupe indéniablement une place centrale dans l’activité des médecins du sport, il reste que la thérapeutique rejoint bien souvent l’expertise et l’évaluation proprement sportives. L’instrumentalisation de la médecine au service du projet sportif et de la performance a ainsi obligé le Syndicat National des Médecins du Sport (SNMS) à dénoncer cette « collusion de fonctions » et à reconnaître que « trop souvent, [les médecins du sport] se mettent dans des situations indéfendables en semblant ignorer, par exemple, le Code de déontologie » . De fait, la distance peut se révéler particulièrement grande entre le docteur Alberti, cardiologue et praticien hospitalier, qui contrôle l’aptitude cardiaque d’un sportif de haut niveau à l’hôpital dans le cadre de son suivi médical obligatoire, et le docteur Beaugendre, généraliste, salarié d’un club de football professionnel, qui prodigue, certes, ses soins aux footballeurs mais réalise aussi des visites médicales d’aptitudes lors de transferts de joueurs aux fins de vérifier leurs potentialités. Manifestement conscient de ce type d’écart, Denys Barrault, président du SNMS, ne manquait d’ailleurs pas de s’interroger, en 2007, sur l’identité professionnelle des praticiens spécialistes du sport : « Nous [avons] l’impression d’une confrontation entre deux milieux très distincts, celui du sport et celui de la médecine, chacun ayant ses habitudes et ses valeurs. Le médecin du sport […] connaît les deux milieux et aurait tendance à prendre le parti de l’un ou de l’autre en fonction des circonstances. Le médecin du sport est-il surtout médecin ou surtout sportif ? » . C’est la même tension qui sous-tend les propos policés du docteur Hervé de Labareyre lorsqu’il tente de réaliser pour les dix ans de la revue Médecins du sport, le bilan des éventuels changements qui sont intervenus « dans [la] façon de voir le sport » du comité de rédaction. « Nous sommes tous sur la même longueur d’onde en ce qui concerne le “sport-loisir”. Dès qu’il s’agit du haut niveau, les discussions restent toujours aussi vives entre ceux qui estiment que la compétition explique tout, justifie tout, et ceux qui restent plus détachés et qui déifient moins le champion. Dix ans que cela dure, avec la même pugnacité à chacune de nos réunions, sans que les membres de chaque camp ne changent, d’ailleurs ».
Ce tiraillement schématique entre les « trop » et les « pas sport » ne peut que s’affirmer au moment précis où le débat public dans lequel les médecins du sport sont principalement engagés renvoie à la problématique générale du dopage. Les grandes figures médiatiques de la médecine du sport, à l’image de Jean-Pierre de Mondenard, ancien médecin du cyclisme en rupture de ban avec un milieu qu’il juge dévoyé, véritable chevalier servant d’un sport qu’il imagine « propre » et qui regrette que « les vrais responsables-coupables du dopage ne [soient] jamais poursuivis ni sanctionnés » ou de Serge Simon, actuel médecin national du rugby et ancien pilier international, qui juge pour sa part que la lutte contre le dopage est une chimère car « la pratique d’aide à la performance [est] inhérente à la pratique sportive », renforcent cette division quasiclanique de l’espace. Celui qui est à l’intérieur, comprend, adhère et défend. Celui qui est à distance, se méfie, s’oppose et surveille. La lutte fratricide qui les oppose se joue dans une théâtralité dramatique. Les uns taxent les autres de « médecins figurants », dont le rôle à distance ne permet pas la prise en charge cohérente de patients dont ils ignorent les spécificités, là où les seconds décrient l’engagement des premiers dans un rôle principal, arguant d’une erreur de casting pour une composition dont les tirades risquent d’être soufflées par les partisans de Coubertin en lieu et place des défenseurs d’Hippocrate.
|
Table des matières
Introduction générale
Sports, médecines et lieux d’exercices
I. L’hétérogénéité dans son double rapport aux lieux et aux durées
II. Médecin sportif, médecin du sport
III. Socialisations médicales, dispositions sportives et lieux d’exercices
IV. Programme
IV. 1. L’éclairage socio-historique d’une hétérogénéité
IV. 2. Sport et médecine, des professionnels de santé à l’épreuve d’une tension
CHAPITRE 1. Fil rouge – Un siècle de romances
I. Non, Galien n’aurait pas fait un bon médecin pour le PSG ! La nécessité d’une sociogenèse de la médecine du sport
I. 1. Interroger les modèles historiques couramment invoqués
I. 2. Travail de définitions
II. Des médecins qui ne manquent pas de « culot »
II. 1. Lorsque la morale s’invite dans la thérapeutique
II. 2. La raquette à l’épreuve de la plume. Quand le sport moderne s’écrit de la main des médecins
III. Conclusion sommaire
CHAPITRE 2. L’invention de la médecine de l’exercice corporel sous la IIIe République (1880-1920). Entre gymnastiques et sports modernes
I. Sportivisation et scolarisation des activités physiques à la fin du XIXe siècle
I. 1. Des pratiques nouvelles et distinctives
I. 2. Confusions et propagandes
I. 3. Des cultures corporelles concurrentes
I. 4. Débats scolaires et encadrements idéologiques
II. La médicalisation de la vie sociale à la fin du XIXe siècle, entre hygiénisme et régénération. L’entrée des médecins dans l’institution scolaire
II. 1. La loi de 1892, l’obtention d’un monopole
II. 2. Progrès scientifiques et orientations sociales
II. 3. La République face à la dégénérescence de la race
II. 4. Une offre médicale élargie
II. 5. Les médecins face au surmenage scolaire
Encadré méthodologique n°1
III. Médicalisation des activités physiques. Préparer des « biens portants »
III. 1. L’éducation physique est affaire de physiologie
III. 2. Une éducation physique au service de la race
III. 3. Un espace occupé
III. 4. Des médecins engagés dans de violents rapports de force
III. 5. Hétérogénéité originelle. Conflits de dispositions
IV. Conclusion sommaire
CHAPITRE 3. Education physique, sport et médecine dans l’entre-deuxguerres, vers un éclectisme institué
I. « Tout cela est bien, mais il faudrait nous grouper ! »
I. 1. L’Union par la race
I. 2. L’Union par la force
II. Sport, médecine et politique : jeux croisés
II. 1. Méfiance sportive et dédain médical
II. 2. Appuis politiques, condition d’une institutionnalisation
III. Unité de principe, diversité de pratiques
III. 1. Corps en mouvement, corps mouvementés
III. 2. Médecine clinique, sociale et expérimentale de l’activité physique
IV. Activités physiques et hygiène : entre reconstruction de la race et construction du champion
VI. 1. L’hygiénisme au secours du sport, « à l’insu de son plein gré »
VI. 2. Les médecins de l’exploit « existent » déjà
V. Conclusion sommaire
CHAPITRE 4. L’histoire en tension. Eclairages partiels d’une nonspécialisation (1939 à nos jours)
I. Le gouvernement de Vichy. Le sport et la médecine mis en « ordre »
I. 1. L’ingérence étatique. Sportifs en ordre ; Ordre des médecins
I. 2. L’occasion rêvée du contrôle
II. De la Libération à la fin des années 1960, contrôle et surveillance au service d’un exercice médical renforcé
II. 1. Entre reconnaissance et perte d’influence, la médecine du sport dans le paradoxe des années 1950
II. 2. Sport et doping. Les médecins du sport, experts désignés
III. Des années 1970 à nos jours. Prospérité puis déclin
III. 1. La décennie 1970 et le début des années 1980, « l’âge d’or » de la médecine du sport
III. 2. Les 20 dernières années, une médecine en « totale déshérence »
IV. Médecine du sport, médecine du travail. De périlleuses acrobaties
V. Conclusion sommaire
Conclusion générale