La plasticité phénotypique et l’évolution génétique sont des mécanismes de flexibilité dont disposent les plantes pour s’adapter à des changements environnementaux. La plasticité phénotypique qui se traduit par la capacité à produire rapidement de multiples phénotypes en réponse à des conditions environnementales changeantes, peut tamponner les effets de l’environnement, accélérer ou limiter l’adaptation génétique des organismes. L’évolution génétique dépendant de la diversité génétique et des modifications qui peuvent se produire sur les régions codantes et/ou régulatrices des gènomes peut permettre l’adaptation à un environnement devenu défavorable. Ces deux mécanismes influant l’un sur l’autre fournissent à l’individu ou à l’espèce un potentiel adaptatif et évolutif. Ce potentiel résulte de la flexibilité de la chaîne de mécanismes moléculaires qui relient les stimuli environnementaux au phénotype en passant par l’information génétique, l’expression génique et protéique et leurs régulations. Mais il découle aussi de la variabilité génétique et des patrons de la sélection naturelle.
La polyploïdie est la caractéristique des espèces qui ont subi au cours de leur évolution un évènement de duplication du génome associé ou non à une hybridation interspécifique. La fusion au sein d’une même cellule de deux génomes plus ou moins divergents et de leurs systèmes de régulation génique modifie l’environnement des gènes, ce qui peut provoquer des variations des mécanismes induisant le phénotype des plantes. L’état polyploïde est très fréquent chez les plantes et des marques de polyploïdie ancienne ont été observées pour tous les génomes de plantes. La polyploïdie est considérée comme un facteur majeur de la plasticité phénotypique et de l’évolution génétique pouvant modifier les capacités adaptatives des espèces végétales.
La polyploïdie
Paléopolyploïdie et différents types de polyploïdie
Le terme de polyploïde qualifie les individus ou les cellules qui présentent plus de deux lots de chromosomes. La polyploïdie a été décrite chez différents organismes eucaryotes comme les plantes, les animaux (review Mable et al. 2011), les champignons (Albertin et Marullo 2012) ou encore les levures (Kellis et al. 2004). A l’exception des poissons et des amphibiens, ces évènements sont rares chez les animaux (Otto 2007) alors que la polyploïdisation ou la duplication du génome entier (Whole Genome duplication WGD) est un phénomène récurrent chez les végétaux et plus particulièrement chez les Angiospermes. La sensibilité du développement embryonnaire aux variations de dose de copies de gènes, notamment ceux liés au déterminisme sexuel expliquerait en partie la fréquence faible d’évènements de polyploïdisation au sein des animaux (Mable 2004, Chen et Ni 2006, Evans dans Soltis et Soltis 2012). L’étude de gènes dupliqués partagés par divers eucaryotes (animaux, champignons et plantes) indique que des évènements de duplication se sont produits dès le début de l’histoire évolutive des Eucaryotes (Zhou et al. 2010). Plus récemment, Jiao et al. (2011) ont mis en évidence chez les plantes deux évènements de duplication anciens, le premier ayant eu lieu il y a environ 320-350 millions d’années (Ma) est antérieur à la séparation des Angiospermes et des Gymnospermes et le second datant d’environ 200-230 millions d’années (Ma) est commun à tous les Angiospermes (Jiao et al. 2011) (Figure 1).
On considère à ce jour que l’ensemble des Angiospermes a une origine polyploïde et/ou paléopolyploïde, et la question actuelle les concernant ne consiste plus à démontrer leur origine polyploïde, mais plutôt à déterminer combien d’évènements de polyploïdisation se sont produits pour les différentes lignées (Soltis et al. 2009). L’analyse de séquences de plusieurs génomes a démontré qu’un évènement de triplication était commun à tous les Dicotylédones (Jaillon et al. 2007) et deux évènements de duplication étaient communs à tous les Monocotylédones (Paterson et al. 2004) (Figure 1). Plusieurs autres évènements de WGD, plus récents, ont été révélés, certains communs à plusieurs lignées d’Angiospermes et d’autres spécifiques à certaines lignées (Cui et al. 2006, Fawcett et al. 2009, Van de Peer et al. 2009, Soltis et al. 2009, Vanneste, Baele, et al. 2014, Vanneste, Maere, et al. 2014, Renny-Byfield et Wendel 2014) (Figure 2).
Plusieurs types de polyploïdes sont distingués selon les évènements qui sont à leur origine (Chen et Ni 2006, Chen 2007). Les autopolyploïdes au sein desquels des génomes provenant d’une même espèce sont juxtaposés, sont composés de plusieurs jeux de chromosomes homologues. Chez les végétaux, de nombreuses espèces autopoplyploïdes sont répertoriées : des espèces cultivées comme la Pomme de terre, la Canne à sucre, la Luzerne et aussi des espèces sauvages ou ornementales comme les Lantana. Les allopolyploïdes qui résultent d’une hybridation interspécifique associée à un doublement de chromosomes présentent à la fois des paires de chromosomes homologues mais aussi des jeux de chromosomes apparentés (homéologues), plus ou moins divergents, provenant des espèces parentales. Des espèces cultivées comme le Coton, le Blé, le Colza, le Caféier, le Tabac, l’Arachide mais aussi des espèces sauvages comme la Spartine (Spartina), Tragopogon et Senecio sont des allopolyploïdes. Sur le plan cytogénétique, les deux types de polyploïdes se différencient par l’appariement des chromosomes au cours de la méiose. Alors qu’au sein des autopolyploïdes, tous les chromosomes peuvent s’apparier au cours de la méiose, conduisant à la formation de bivalents ou multivalents (alignement partiel ou total de plus de deux chromosomes), pour les allopolyploïdes, l’appariemment des chromosomes est principalement disomique, des bivalents se produisent entre les chromosomes homologues et pas homéologues (Madlung et Wendel 2013). Au-delà de cette séparation stricte des types de polyploïdes, un continuum d’état cytologique au cours de la méiose est possible, et dépend de la divergence entre les chromosomes homéologues (Madlung et Wendel 2013, Soltis, Visger, et al. 2014). Pour des espèces ayant des chromosomes homéologues divergents, l’appariement pourraient se faire strictement entre chromosomes homologues, selon un mode d’hérédité disomique, alors que pour des espèces dont les chromosomes présentent une grande homologie entre leurs homéologues, des échanges entre chromosomes homéologues sont possibles au cours de la formation de multivalents (Ramsey et Schemske 2002, Madlung et Wendel 2013).
Formation, fréquence et installation des polyploïdes
Différents modèles de génération de polyploïdes sont représentés sur la figure 3. Un individu polyploïde peut provenir du doublement chromosomique spontané dans le zygote suite à une hybridation entre deux espèces différentes (voie de doublement somatique) (Figure 3B) ou bien par la production de gamètes non-réduits (Figure 3C et 3D) (Moghe et Shiu 2014). Lors d’une méiose régulière, deux divisions successives font suite à une seule étape de réplication de l’ADN, ce qui conduit à diviser de moitié le nombre de chromosome ; la méiose produit des cellules haploïdes à n chromosomes (gamètes) à partir d’un organisme diploïde à 2n chromosomes. Lors de la première division (réductionnelle), les chromosomes homologues sont séparés, tandis que dans la seconde division (équationnelle) ce sont les chromatides sœurs produites lors de la réplication qui sont séparés. Le déroulement de la méiose peut être perturbé et peut conduire à la formation de gamètes possédant 2n chromosomes, gamètes dits « non-réduits ». Ces gamètes ayant un rôle important dans le processus de polyploïdisation, des études ont été menés pour comprendre leur formation. Globalement deux types de gamètes non réduits ont été observés. Les gamètes du type FDR (pour «First-Division Restitution») qui héritent d’une chromatide (recombinée ou non) de chaque chromosome présent chez le parent. Le produit final est ainsi équivalent à une absence de première division méiotique. D’un point de vue mécanistique, plusieurs aberrations différentes du déroulement de la méiose peuvent conduire à la formation de ce type de gamètes (Bretagnolle et Thompson 1995). Le second type de gamètes non réduits sont les gamètes de type SDR pour « Second-Division Restitution », ils contiennent au contraire des paires de chromatides sœurs, résultant de problèmes ou d’une absence complète de deuxième division. Ce dernier type de gamètes non réduits semblerait moins fréquent au sein des polyploïdes (Ramanna et Jacobsen 2003). Les études menées sur les bases génétiques de la production de gamètes non-réduits laissent supposer que des populations de plantes possèdent des caractères génétiques leur donnant la capacité de produire des gamètes non-réduits. (Bretagnolle et Thompson 1995, Ramsey et Schemske 1998). Le contrôle génétique de cette caractéristique a été exploré chez Arabidopsis, un gène lié à la formation de gamètes non-réduits à haute fréquence a été caractérisé (d’ Erfurth et al. 2008, d’ Erfurth et al. 2009) et dernièrement un QTL qui serait associé à la formation de gamètes non-réduits de type FDR a été identifié sur des hybrides hexaploïdes de blé (Hao et al. 2014).
Chez les plantes, on considère que la formation de polyploïdes est plus probable par la voie des gamètes non-réduits que par la voie somatique (Ramsey et Schemske 2002, Bretagnolle et Thompson 1995). Les gamètes non-réduits de diploïdes peuvent conduire à un tétraploïde par l’hybridation entre des gamètes non-réduits males et femelles (en une étape Figure 3C ou en deux étapes Figure 3D) ou par l’intermédiaire d’un triploïde (parfois appelé pont triploïde) (Figure 3E). Pour cette dernière voie de création de polyploïde, la plante triploïde va produire des gamètes aneuploïdes, certains viables vont pouvoir s’hybrider à d’autres gamètes aneuploïdes et générer une plante avec un niveau de polyploïdie supérieur. Actuellement il n’est pas démontré que l’une des voies soit plus fréquente (Soltis et al. 2010). Mais toutes les deux dépendent de la formation de gamètes non-réduits.
La grande variation de la fréquence de la polyploïdie suggère des tendances différentes des groupes taxonomiques à la polyploïdie et à la réussite de son établissement (Soltis et al. 2010, WeissSchneeweiss et al. 2013). La fréquence de formation de polyploïde dépend à la fois de facteurs génétiques mais aussi de facteurs environnementaux (Otto 2007).
Outre la proximité géographique entre deux espèces indispensable à l’hybridation interspécifique, la formation d’un polyploïde et d’une population qui en découlerait dépend de facteurs génétiques et génomiques qui seraient impliqués dans le contrôle de l’appariement des chromosomes au cours de la méiose. La ségrégation équilibrée des chromosomes au moment de la méiose détermine la normalité des gamètes produits et conditionne la fertilité d’un croisement interspécifique. Des systèmes génétiques contrôlant l’appariement des chromosomes décrits pour de nombreuses plantes (blé, Aegilops, avoine, coton, tabac, Brassica…) de façon plus ou moins détaillée selon les espèces ont été comparés (Jenczewski et Alix 2004). Il existe une diversité de systèmes génétiques impliqués au cours de différentes étapes du processus d’appariement des chromosomes. L’action de ces systèmes est parfois complétée, par exemple chez le blé, par des remaniements génomiques (délétion de séquences principalement d’un génome) qui augmenteraient la divergence entre les chromosomes homéologues et favoriseraient l’appariement des chromosomes homologues (Feldman et Levy 2012). L’origine et l’évolution du système d’appariement des chromosomes ne sont pas bien connues, plusieurs modèles sont proposés, l’un indiquant l’existence de tel système de contrôle d’appariement des gènes au sein des espèces diploïdes parentales, l’autre indiquant l’apparition progressive de ce contrôle après l’allopolyploïdisation (Jenczewski et Alix 2004). Pour d’autres auteurs, la divergence génétique entre les espèces parentales détermine la fertilité des hybrides après l’hybridation. Ils considèrent les règles de Darlington : pour des espèces parentales de faible divergence, des hybrides homoploïdes seront fertiles, alors que des allopolyploïdes auront une fertilité plus faible, en raison de la possibilité d’une ségrégation déséquilibrée des chromosomes. En revanche, pour des espèces parentales plus divergentes, les hybrides homoploïdes seront stériles, les chromosomes ne pourront pas s’apparier, mais des allopolyploïdes seront plus fertiles en raison de la duplication qui permettra la formation de bivalents à la méiose (Soltis et al. 2010). Ainsi Buggs et al. ont démontré que la formation de polyploïdes se faisait au hasard (n’était pas dépendante de la divergence génétique entre les espèces parentales), en revanche la formation d’hybrides homoploïdes se produisait avec plus de succès entre espèces parentales de faible divergence (Buggs et al. 2009).
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1 : REVUE BIBLIOGRAPHIQUE
1 La polyploïdie
1.1 Paléopolyploïdie et différents types de polyploïdie
1.2 Formation, fréquence et installation des polyploïdes
2 Etude de la polyploïdie
3 Les effets immédiats de la polyploïdie
3.1 Les modifications structurales du génome
3.1.1 Les changements génomiques
3.1.2 Activation des éléments transposables
3.2 Les modifications épigénétiques
3.2.1 Variation de la méthylation de l’ADN
3.2.2 Les modifications des histones
3.3 Les modifications de l’expression des gènes
3.3.1 Expression des gènes des allopolyploïdes par rapport aux espèces parentales
3.3.2 Contribution des gènes homéologues à l’expression totale des gènes
3.4 Les étapes de modification et régulation post-transcriptionnelles
3.4.1 L’épissage alternatif au sein de polyploïdes
3.4.2 Le translatome et la polyploïdie
3.5 Les modifications du protéome
3.6 Les modifications transcriptionnelles par l’intermédiaire des petits ARN non codants
4 Les conséquences de la polyploïdie
4.1 Hétérosis, vigueur hybride
4.2 Evolution des gènes dupliqués
4.3 Evolution des polyploïdes
4.4 Polyploïdie et adaptation des plantes
5 Le genre Coffea, modèle biologique d’étude
5.1 Phylogénie et origine des caféiers
5.2 Coffea arabica
5.2.1 Origine et caractéristiques
5.2.2 Système de reproduction et caractéristiques génomiques
5.3 L’environnement naturel des caféiers et leur adaptation
5.4 Les hybrides interspécifiques néosynthétiques de Coffea canephora et Coffea eugenioides
6 Les objectifs de la thèse
CHAPITRE 2 : ETUDE D’UNE ETAPE MAJEURE DE L’ALLOPOLYPLOÏDIE : L’HYBRIDATION GENOMIQUE
1 Evolution et étude de l’expression des gènes
2 Régulation de l’expression des gènes
3 Les hybrides interspécifiques
4 L’étude d’hybrides interspécifiques de Coffea
4.1 L’apport de connaissances des hybrides interspécifiques
4.2 Méthodologie développée pour l’étude des hybrides interspécifiques
4.2.1 Hérédité de l’expression des gènes dans les hybrides interspécifiques de Coffea
4.2.2 Analyse de l’ASE des hybrides interspécifiques de Coffea
CHAPITRE 3 : L’ALLOPOLYPLOÏDIE ET L’EXPRESSION RELATIVE DES GENES HOMEOLOGUES
1 Analyse et expression relative de gènes homéologues chez Coffea arabica
2 Caractérisation et variation de l’expression relative des gènes homéologues chez Coffea arabica
CHAPITRE 4 : DISCUSSION GENERALE
1 Synthèse des principaux résultats
1.1Caractérisation de l’expression des gènes après un évènement d’hybridation
1.2 Hérédité de l’expression des gènes dans les hybrides
1.3 Régulation de l’expression des allèles et des homéologues
1.3.1Cis et trans régulation des allèles et des homéologues
1.3.2 Effets des facteurs de trans-régulation sur l’expression des allèles
1.3.3 Relation entre la régulation de l’expression des allèles et l’hérédité d’expression des gènes chez les hybrides
1.4 Variation de l’expression relative des homéologues en fonction de la température
2 Discussion des résultats et présentation d’hypothèses
2.1Caractérisation globale de l’expression relative des génomes après un Evènement d’hybridation
2.2 L’héritage parental et la régulation cis versus trans
2.3 Variation faible de l’expression relative des gènes homéologues
2.4 Modèle de l’expression des gènes homéologues chez C. arabica
3 Perspectives
3.1 Explication de l’expression différentielle des espèces de Coffea par des différences génomiques
3.2 Dynamisme de la régulation de l’expression des gènes : mécanismes d’adaptation phénotypique des plantes après un évènement d’hybridation ou d’allopolyploïdisation
3.3 Complexité de la régulation des gènes au sein d’hybrides et de polyploïdes
CONCLUSION GENERALE
LISTE BIBLIOGRAPHIQUE
ANNEXES