Origines et évolution de lignées hydrothermales

A l’époque des Grandes Expéditions du XIXème siècle, l’environnement abyssal est perçu comme un milieu hostile à la vie, voire azoïque à partir d’une certaine profondeur (hypothèse azoïque, Forbes, 1844). Cette vision est en grande partie liée au fait que la vie dans les profondeurs (à partir de 200 m) est dépendante des apports nutritifs dérivés de la surface où peut avoir lieu la photosynthèse, seule source de production primaire connue à cette époque.

Des spécimens ont pourtant parfois été fortuitement remontés du milieu profond, mais ont été considérés comme de simples curiosités. De grandes expéditions se mettent alors en place afin de tester cette hypothèse azoïque et montrent que, même si la biomasse de la faune profonde est faible, son originalité taxonomique lui confère un attrait scientifique majeur. En particulier, ces expéditions ont permis la découverte d’espèces morphologiquement proches d’espèces connues uniquement du registre fossile, comme le crinoïde Rhizocrinus lofotensis Sars 1868. Ces découvertes ont mené à l’idée que le milieu profond, perçu comme stable, monotone et protégé des changements importants impactant la surface (Tunnicliffe, 1992), permettrait la survie sur des temps longs de lignées anciennes, sans changement notable des organismes (appelés ‘fossiles vivants’) (Samadi, 2015). Cependant, cette abondance de lignées anciennes est une perception biaisée de la biodiversité en milieu profond, notamment due à l’étude préférentielle de ces taxons originaux.

En 1976, la découverte des sources hydrothermales profondes (encadré 1) hébergeant une biocénose luxuriante modifie grandement cette perception des écosystèmes profonds. La très forte biomasse rencontrée à cette profondeur a rapidement suggéré un apport nutritif original, déconnecté de celui de la surface. Le réseau trophique de ces oasis repose sur la production primaire par des bactéries chimiosynthétiques qui utilisent l’énergie dégagée par une réaction d’oxydation des composés réduits (typiquement les sulfures mais aussi le méthane, l’hydrogène et le fer ferreux) présents dans les fluides émis (Corliss et al., 1979). Dans cet environnement, certains métazoaires vivent en association symbiotique avec des bactéries chimiosynthétiques (Dubilier et al., 2008 ; Jannasch et Mottl, 1985). Ces associations sont considérées comme une clef adaptative dans la colonisation des sources hydrothermales par ces organismes. Bien que formant la plus grande partie de la biomasse, les espèces symbiotiques sont peu nombreuses et un nombre important d’espèces non symbiotiques sont aussi inféodées aux sources hydrothermales. Celles-ci se nourrissent généralement de tapis bactérien (bactéries autotrophes et hétérotrophes) ou sont des prédateurs d’espèces consommatrices de production primaire bactérienne (Tunnicliffe, 1992).

Dans un premier temps, la particularité de cet environnement, majoritairement indépendant de la production photosynthétique de surface, a suggéré l’hypothèse que la faune hydrothermale a évolué de manière continue sans connaître d’épisode d’extinction massif (Tunnicliffe, 1992). Lors de la description de certains organismes, les auteurs ont ainsi interprété la spécialisation des espèces pour le milieu hydrothermal comme le témoignage de cette hypothèse d’une histoire évolutive longue et isolée des autres environnements marins. Les organismes spécialisés des sources hydrothermales ont donc été interprétés comme des lignées dites « endémiques » de cet environnement, et ont parfois été classés dans des catégories de haut rang taxonomique. Cette classification taxonomique de haut rang reflète l’hypothèse que la lignée est présente depuis longtemps dans le milieu hydrothermal et que la diversification s’est exclusivement faite dans ce milieu (Newman, 1985 ; Wolff, 2005). Les modifications morphologiques sont parfois si extrêmes que certains auteurs ont même créé un nouveau phylum pour accommoder des espèces retrouvées dans ces environnements (par exemple les Vestimentifera ; Jones, 1985). L’avancée des études taxonomiques mais également de l’exploration d’une plus large gamme de milieux marins, notamment dans le domaine profond (au-delà de 200 m), ainsi que des études phylogénétiques ont permis d’invalider la plupart de ces taxons de haut rang (Samadi, 2015).

Les vers de la famille des Siboglinidae et les moules de la sous-famille des Bathymodiolinae sont deux exemples qui illustrent la façon dont les taxons de haut rang initialement proposés ont pu être révisés à l’aide d’approches phylogénétiques fondées sur un échantillonnage taxonomique et écologique élargis autour du groupe hydrothermal d’intérêt.

Une histoire de reconsidérations taxonomiques : les vers de la famille Siboglinidae 

Le cas des vers Siboglinidae illustre un changement de rang taxonomique d’une ampleur peu commune : deux phylums avaient été créés pour accommoder des organismes qui sont aujourd’hui rassemblés dans une même famille d’annélides polychètes. Les changements de statut des vers hydrothermaux symbiotiques ont été revus par Pleijel et al. (2009). Cet exemple montre la nécessité d’échantillonner d’autres milieux pour connaître l’origine évolutive d’un groupe et évaluer son éventuelle monophylie.

A l’origine des débats taxonomiques se trouve la découverte, dans les environnements profonds chimiosynthétiques (suintements froids et sources hydrothermales), de grands vers sans tube digestif. Ils ont été décrits sous les noms de Lamellibrachia barhami et Riftia pachyptila. Leur morphologie peu commune a conduit les auteurs à les placer dans un nouvel ordre : les Vestimentifera (Jones, 1981), rapidement érigé au rang de phylum (Jones, 1985). L’absence de tube digestif est un caractère qui avait été rencontré auparavant pour des organismes provenant de différents milieux profonds (de 200 à 10 000 m) et placés dans un autre phylum, les Pogonophora (Beklemishev, 1944), desquels sont immédiatement rapprochés les Vestimentifères (Jones, 1981). L’absence de tube digestif chez les Pogonophora complique la compréhension du plan d’organisation de ces spécimens de petite taille, et de nombreuses réinterprétations de l’axe dorso-ventral sont proposées, amenant les auteurs à remettre en question leur placement dans les Deutérostomes, proposé lors de la description du groupe (Nørrevang, 1970). La découverte de Riftia pachyptila amène également à celle d’un organe particulier, le trophosome, dans lequel sont hébergées des bactéries chimiosynthétiques essentielles pour la nutrition de l’hôte (Felbeck et al., 1981 ; Cavanaugh et al., 1981). A la lumière de la découverte de cette symbiose trophique chez les Vestimentifères, Southward et al., (1981) ont réexaminé les espèces de Pogonophores et ont mis en évidence la présence de cette même symbiose comme source nutritive majeure. Si l’assignation des Pogonophora à un groupe taxonomique connu (Protostome / Deutérostome) était difficile, l’opisthosome (partie postérieure de l’organisme) des Vestimentifera montre une segmentation claire et des soies, permettant de proposer un rapprochement de ces organismes avec les Annélides. En fait, l’opisthosome avait également été observé chez les Pogonophora par Webb (1964), et l’auteur explique que c’est une partie du corps artéfactuellement très peu récoltée lors des prélèvements des spécimens, car elle sert dans l’ancrage des organismes dans leur tube. De plus, la découverte d’une larve de Vestimentifère (dans laquelle le tube digestif est évident) lève le doute sur l’interprétation du plan d’organisation de ces organismes. En effet, la présence d’un cordon nerveux ventral chez la larve appuie l’hypothèse d’un rapprochement avec les Annélides (Jones et Gardiner, 1988). Depuis, plusieurs études phylogénétiques ont rapproché les Vestimentifères et les Pogonophores (appelés Frenulata depuis Webb, 1969) des Annélides (Kojima, 1993 ; Rouse et Fauchald, 1995, 1997). Ils sont aujourd’hui réunis dans une seule et même famille, les Siboglinidae, qui appartient aux Annélides polychètes. Cette famille regroupe tous les vers connus à ce jour qui ne possèdent pas de tube digestif et qui hébergent des bactéries symbiotiques. Elle contient donc les anciens Vestimentifera, les Frenulata et également des vers retrouvés sur des carcasses de baleines, appartenant au genre Osedax (Glover et al., 2005). Ces vers hébergent des bactéries hétérotrophes, permettant la dégradation des os et des lipides qu’ils contiennent (Goffredi et al., 2005). Cette famille inclut également les espèces du genre Sclerolinum, retrouvées sur les suintements froids et les carcasses de vertébrés, positionnées en groupe frère des anciens Vestimentifera (Li et al., 2017). Ainsi, cet exemple montre que des interprétations de caractéristiques morphologiques très inhabituelles peuvent mener à l’érection de regroupements taxonomiques de très haut niveau (deux phylums), alors que les spécimens concernés ne constituent en fait qu’une famille d’annélides polychètes spectaculaires, à la morphologie très modifiée par leur mode de vie symbiotique, et dont toutes les espèces ne sont pas inféodées aux sources hydrothermales. Dans cet exemple, c’est la combinaison de la comparaison d’organismes de différents milieux et à différents stades de leur cycle de vie, avec des approches phylogénétiques s’appuyant sur des caractères à la fois morphologiques et génétiques, qui a permis de revoir l’hypothèse initiale et de corriger le positionnement taxonomique des espèces anciennement placées dans les Vestimentifera.

Etude de la colonisation des sources hydrothermales : les moules de la sous-famille Bathymodiolinae 

L’exemple des moules de la sous-famille des Bathymodiolinae montre également l’importance d’échantillonner d’autres environnements que le milieu hydrothermal pour reconstruire l’histoire évolutive des espèces inféodées à ce milieu. Dès la description de la première espèce découverte sur les sources hydrothermales, Bathymodiolus thermophilus, Kenk et Wilson (1985) établissent la sous-famille Bathymodiolinae pour accommoder ces moules géantes. Comme B. thermophilus, les espèces placées par la suite dans cette sous-famille possèdent des bactéries endosymbiotiques chimiosynthétiques (Nelson et al., 1995) et sont dans un premier temps exclusivement celles récoltées dans des environnements hydrothermaux ou de suintements froids (Cosel et Olu, 1998). En se basant sur les moules connues de ces deux types d’environnements chimiosynthétiques, Craddock et al. (1995) proposent une hypothèse évolutive sur la colonisation de ces milieux profonds chimiosynthétiques. Ils envisagent un scénario avec une colonisation graduelle des moules depuis les milieux peu profonds jusqu’aux milieux profonds, en colonisant d’abord les suintements froids puis les sources hydrothermales. Dans un second temps, Distel et al. (2000) affinent ce scénario en proposant une étape supplémentaire de colonisation de substrats organiques tels que les bois coulés et les carcasses de baleine, avant la colonisation des suintements froids et des sources hydrothermales (the ‘‘wooden-step” hypothesis), en incluant dans leur étude des moules de petite taille trouvées sur ces substrats. Plus tard, Lorion et al. (2010) publient une étude phylogénétique basée sur deux marqueurs indépendants (COI et 28S), couplée avec un échantillonnage taxonomique large, ciblant des spécimens récoltés sur ces trois environnements. Elle montre que les moules géantes récoltées dans les milieux hydrothermaux et les suintements froids ont une histoire évolutive entremêlée avec celle des petites moules associées aux substrats organiques coulés dans le milieu profond. La sous-famille décrite pour les moules géantes des sources hydrothermales doit donc intégrer ces petites moules des substrats organiques pour former un groupe monophylétique* . Thubaut et al. (2013) améliorent la phylogénie de cette sousfamille en reprenant l’échantillonnage taxonomique de Lorion et al. (2010) et en y ajoutant cinq nouveaux marqueurs phylogénétiques (16S, 18S, H3, HSP70 et une translocase adénosine nucléaire – Ant). Cette approche leur permet de résoudre un grand nombre des relations qui ne l’étaient pas dans la précédente étude et de définir des genres dont la plupart comportent non seulement des espèces inféodées à différents environnements, mais aussi des espèces présentes dans plusieurs environnements. Ces travaux montrent qu’au moins quatre lignées ont indépendamment connu une transition des milieux profonds caractérisés par des accumulations de substrats organiques vers les sources hydrothermales ou les suintements froids. Ces transitions s’accompagnent d’une augmentation de la taille des espèces. L’hypothèse du « wooden step » initialement proposée par Distel et al. (2010) est donc revue pour un scénario plus complexe, que Thubaut et al. (2013) renomment en « multiple wooden steps ». En complément à cette analyse, Lorion et al. (2013) proposent des reconstructions d’états ancestraux de plusieurs caractères tels que l’habitat, la présence de symbiontes chimiotrophes et/ou méthanotrophes, ou encore la localisation intracellulaire ou extracellulaire de ces symbiontes. D’une part, leurs résultats confirment la conclusion de Thubaut et al. (2013) pour les habitats ancestraux et les multiples colonisations depuis les substrats organiques. D’autre part, ils mettent en évidence que la présence de ces symbiontes chimioautotrophes n’est pas spécifique des milieux hydrothermaux et que ce n’est pas l’acquisition de nouveaux types de symbiontes qui explique la diversification dans les milieux hydrothermaux. En effet, ils montrent que cette acquisition ne se situe pas dans les branches profondes avant une radiation rapide du groupe, mais que celle-ci est observée dans plusieurs lignées indépendantes. Leurs conclusions n’ont été possibles que grâce au large échantillonnage dans les milieux hydrothermaux mais aussi dans les milieux profonds d’accumulation de substrats organiques, ou de suintements froids (Lorion et al., 2013 ; Thubaut et al., 2013), soulignant une fois de plus l’importance d’échantillonner des environnements diverses.

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Table des matières

I. Introduction générale de la thèse
I.1 Contexte général
I.1.1 Une histoire de reconsidérations taxonomiques : les vers de la famille Siboglinidae
I.1.2 Etude de la colonisation des sources hydrothermales : les moules de la sous-famille Bathymodiolinae
I.2 Stratégies d’étude de la thèse
II. La phylogénie par une approche multigène : le cas des vers de la famille Polynoidae
II.1 Introduction
II.1.1 Les Polynoidae dans la faune des sources hydrothermales
II.1.2 Diversité des Polynoidae
II.1.3 Etat des connaissances de la phylogénie des Polynoidae
II.1.4 But de l’étude
II.2 Matériel et méthodes
II.2.1 Sélection des taxons pour l’étude
II.2.2 Obtention et sélection des séquences moléculaire
II.2.3 Analyses phylogénétiques
II.3 Résultats – Discussion
II.3.1 Echantillonnage final
II.3.2 Analyses phylogénétiques
II.4 Conclusions et perspectives
III. Une approche NGS : le cas des crabes de la famille Bythograeidae
III.1 Introduction
III.2 Matériel et méthodes
III.2.1 Echantillons biologiques et extraction d’ADN
III.2.2 Séquençage du génome mitochondrial en PCR longues
III.2.3 Préparation des banques pour le séquençage shotgun
III.2.4 Cartographie des reads obtenus en shotgun
III.2.5 Analyses phylogénétiques
III.3 Résultats – Discussion
III.4 Conclusion et perspectives
IV. Une approche NGS : le cas des crevettes de la famille Alvinocarididae
IV.1 Introduction
IV.1.1 Systématique des Alvinocarididae
IV.1.2 Position des Alvinocarididae au sein des Caridea
IV.1.3 Objectif de notre étude
IV.2 Matériel et méthodes
IV.2.1 Echantillonnage
IV.2.2 Méthodes
IV.2.3 Recherche et sélection de marqueurs phylogénétiques
IV.2.4 Orthologie des marqueurs sélectionnés
IV.2.5 Analyses phylogénétiques
IV.3 Résultats – Discussion
IV.3.1 Echantillonnage
IV.3.2 Assemblages des transcriptomes
IV.3.3 Recherche et caractéristiques des 425 marqueurs recherchés
IV.3.4 Evaluation de l’intérêt des marqueurs sélectionnés pour des études phylogénétiques
IV.3.5 Analyses phylogénétiques
IV.4 Conclusions et perspectives
V. Conclusions

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